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19 avril 2024

Soudan : L’interview de Michel Raimbaud


Le Soudan, pays africain et arabe, tout comme la Libye a subi une partition illégale qui ressemble fort à celle de la Palestine.

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Soudan : L’interview de Michel Raimbaud

Par : Augusta Conchiglia
Publié le : 3/01/13

Pour l’opinion, la vérité est faite : le long conflit entre le Sud et le Nord, qui a abouti à la partition, était une guerre entre chrétiens et musulmans. Complètement faux, rétorque Michel Raimbaud. Il s’agissait avant tout, pour les Occidentaux et Israël, de démanteler le plus grand pays arabe et africain riche en pétrole. L’ex-ambassadeur de France le prouve dans un livre très documenté *.

 

 

Le Soudan dans tous ses États n’est ni un recueil de souvenirs personnels ni un cahier de voyage, mais bel et bien une étude approfondie sur ce pays qui fut le plus grand d’Afrique avant la sécession du Sud-Soudan. Son auteur, ancien ambassadeur de France au Soudan, brasse 500 ans d’histoire de l’espace soudanais, structuré sous la domination égypto-ottomane puis sous le protectorat anglo-égyptien dans ses frontières historiques. Cet héritage – en particulier le dernier – pèsera lourd après l’indépendance, en 1955, sur la gestion de la région Sud, que les Britanniques avaient administrativement séparée du reste du pays.

 

Michel Raimbaud, aujourd’hui conférencier au Centre d’études diplomatiques et stratégiques à Paris, pourfend un certain nombre de clichés qui ont entouré la campagne en faveur de l’indépendance du Sud-Soudan, devenue réalité le 9 juillet 2011. Notamment la question religieuse, censée être le clivage principal entre le Nord et le Sud. Or, au Sud, les chrétiens sont en même nombre que les musulmans (15 % de la population pour chaque groupe), le reste des Soudanais étant animistes. Et l’application de la charia, qui n’a jamais été appliquée au Sud, ne serait pas la cause de la reprise du conflit en 1989, puisqu’elle fut décrétée par Khartoum seulement quelques mois plus tard. Pourtant, elle est systématiquement présentée dans les médias comme le principal facteur ayant déclenché la dernière phase de la guerre.

 

Instructif, décoiffant, écrit d’une plume légère, voici un livre indispensable à la compréhension des agissements de la « communauté internationale » ayant grandement favorisé, non sans arrière-pensées, le morcellement du Soudan.

 

 

 

 

 

Le Soudan est le premier État arabe amputé d’une partie de son territoire. Vous y voyez une forte symbolique, la réussite des ingérences occidentales, notamment américaines. Pourquoi le Soudan ?

 

Pourquoi ? Parce qu’il s’agit en effet (ou plutôt il s’agissait) du plus grand État arabe et africain, riche en pétrole et autres minerais stratégiques, mais en même temps un maillon faible du monde arabo-musulman.

 

En 1989, lors du coup d’État militaire d’Omar al-Béchir, soutenu par le Front national islamique (FNI) du cheikh Hassan al-Tourabi, on est encore dans la guerre froide. Pourtant, un an plus tard, l’URSS est en voie de disparition et l’islamisme va remplacer le communisme comme ennemi public numéro un de l’Occident. Le Soudan entre vite dans le collimateur, car il se réclame précisément de l’orientation islamique. Il va bientôt se retrouver en première ligne, inscrit dès 1993 sur la liste américaine des « commanditaires du terrorisme », et promu au tournant du millénaire parmi les sept « États voyous » (« rogue states ») à déstabiliser ou à « mater ». Après l’Irak et la Somalie, il sera parmi les premiers visés par la croisade de Washington.

 

Avec la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’Union soviétique, il n’y a plus de blocs, ni de Mouvement des Non-Alignés. C’est alors que naît la « communauté internationale » derrière laquelle se cache l’Occident, qui se veut le seul porteur de « valeurs démocratiques ». Des valeurs auxquelles tout le monde doit se soumettre, les pays arabo-musulmans notamment, particulièrement visés par les néoconservateurs et les alliés sionistes de l’administration Bush.

 

La stigmatisation du pouvoir islamiste et les accusations diverses dont il fait l’objet (soutien à Saddam Hussein, appui au terrorisme, violations des droits de l’homme… et de la femme, « persécution » des chrétiens, « esclavage ») ont pour but de l’isoler et de l’ostraciser. La mise en accusation du « régime de Khartoum » en 1996, accusé (sans preuves) d’être impliqué dans l’attentat d’Addis-Abeba contre Moubarak, constitue un premier succès pour Washington. Mais c’est le Sud-Soudan, en révolte, à une trêve près, de façon quasi endémique depuis 1955, qui va être choisi comme un terrain d’approche privilégié pour ébranler et déstabiliser le régime Béchir-Tourabi.

 

L’Amérique incite le Mouvement populaire de libération du Soudan(SPLM, qui conduit le combat politique et militaire contre le pouvoir depuis 1983) à se dérober aux démarches entreprises par Tourabi visant à conclure une paix strictement « soudanaise », hors du contrôle américain. C’est l’échec de l’accord signé à Khartoum en 1997 avec tous les dissidents, alors très nombreux, du mouvement de Garang (le leader du SPLM, ndlr) qui marque le début de la fin pour l’éminence grise du pouvoir islamiste. Tout se passe d’ailleurs comme si cette éviction allait permettre d’accélérer la normalisation engagée avec certains pays (comme la France) vers 1998…

 

 

 

Après le 11-Septembre, Khartoum accepte, dans une certaine mesure, de collaborer avec Washington…

 

Oui, les dirigeants du Soudan sont quasiment contraints de collaborer avec les États-Unis dans la lutte contre le terrorisme, pour toutes les raisons que l’on peut imaginer. Fermement « encouragés » par une Amérique alors triomphante et ouvertement malveillante, ils se résolvent ou se résignent à entamer un nouveau processus de paix avec le SPLM. D’autant qu’à ce stade, le leadership de John Garang est la garantie, à leurs yeux, qu’une paix ne débouchera pas sur la partition. Garang est en effet partisan d’un Soudan uni, bien que profondément reformé.

 

Le Soudan démocratique et essentiellement laïque que le leader du SPLM appelle de ses vœux et l’État islamique que propose Khartoum depuis l’indépendance reposent toutefois sur deux conceptions très différentes : un État séculier pour le mouvement sudiste, un État religieux pour la classe politique traditionnelle nordiste. Ce n’est pas le seul clivage, mais c’est sans doute le plus « profane ». John Garang n’est en tout cas pas un sécessionniste de cœur comme son ancêtre en rébellion, Joseph Lagu, ou comme son futur successeur, Salva Kiir. Il s’emploiera d’ailleurs à contrer les tendances séparatistes existant au sein du SPLM, telle celle de Salva Kiir, qui n’a jamais fait mystère de ses options. À la suite des accords de paix, Garang devient vice-président du Soudan et président de la région autonome du Sud-Soudan.

 

Mais, sinistre ironie du destin, à peine intronisé, le charismatique leader meurt dans un accident d’hélicoptère, un « accident » providentiel pour les séparatistes. Salva Kiir prend la relève et fait de l’indépendance l’enjeu unique du référendum de 2011, alors que ce n’était ni une option unique, ni même l’option privilégiée, les signataires de l’accord de paix s’étant engagés à rendre l’unité du pays « attractive ».

 

 

 

Les accords de paix antérieurs n’ont rien apporté. Pourquoi ?

 

En effet, à la fin des années 1990, le pouvoir soudanais tente de passer un accord interne avec des dissidents du mouvement sudiste, sans Garang. Mais une telle solution ne peut pas marcher. Les États-Unis imposent Garang comme interlocuteur unique, et c’est grâce à leurs pressions que l’accord signé en 2005 est extrêmement favorable au SPLM, au-delà de toutes les espérances que ce dernier pouvait nourrir. Les maigres promesses, jamais tenues, que fait Washington au Soudan et une attitude toujours menaçante à l’encontre du pouvoir islamiste finiront de convaincre Khartoum qu’il faut absolument négocier, même si le prix est exorbitant.

 

Les pourparlers commencent à l’été 2002 et se terminent en janvier 2005, avec la signature à Nairobi de l’accord de paix global de Naivasha. Au cas où le gouvernement d’Omar al-Béchir n’aurait pas bien réalisé ce qui pouvait lui arriver en cas d’échec, c’est en pleine négociation de paix avec les Sudistes, et à l’heure où le Soudan a l’impression que l’étau s’est peu à peu desserré, qu’éclate le conflit du Darfour, ouvrant un nouveau front pour Khartoum. Cette nouvelle crise va donner lieu à une offensive politique, diplomatique, médiatique de la « communauté internationale » quasiment sans précédent contre le pouvoir soudanais, avant de déboucher sur une première judiciaire s’agissant d’un chef d’État en exercice : le lancement de deux mandats d’arrêt contre le président Al-Béchir pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide, par la Cour pénale internationale, qui vont à nouveau contribuer à affaiblir et isoler le pouvoir, resté fidèle à l’option islamiste. Il faut cependant noter que l’Union africaine affirme clairement qu’elle ne coopérera pas avec la CPI.

 

 

 

La sécession du Sud-Soudan est une victoire de la diplomatie américaine, écrivez-vous…

 

Un triomphe même, selon les Américains eux-mêmes. Et c’est aussi la victoire d’Israël qui a longtemps soutenu le SPLM et qui ne peut voir que des avantages à ce que le plus grand État arabe et africain soit « cassé » et morcelé. Une partition marquant la fin de l’expérience soudanaise en matière de diversité et de pluralisme, serait conforme à la stratégie de Tel-Aviv : parvenir à transformer l’espace arabo-musulman en une mosaïque de micro-États confessionnels et/ou ethniques, afin de maintenir la suprématie de l’État hébreu.

 

L’espace soudanais est un espace clé, sa partition est une catastrophe pour le monde arabe qui a beaucoup tardé, me semble-t-il, à s’en rendre compte, mais aussi pour l’Afrique et les Africains, qui ont transgressé le principe sacré de l’intangibilité des frontières issues de la colonisation et risquent de le regretter.

 

 

 

La présence de la Chine au Soudan a-t-elle alimenté l’hostilité manifestée par les Américains ?

 

Certainement. C’est même sans doute l’un des « carburants » majeurs de cette hostilité. En 1996, le Soudan a repris avec la Chine l’exploitation du pétrole qui avait été « découvert » à la fin des années 1970 par les compagnies américaines. Contraintes de se retirer en raison de la guerre civile vers 1983-1984, les majors américaines sont écartées des appels d’offres deux décennies plus tard, à cause notamment de la politique d’endiguement et de déstabilisation poursuivie par les États-Unis. Un premier cycle de sanctions est lancé en 1996, au prétexte que les Soudanais seraient responsables de la tentative d’attentat contre Moubarak à Addis-Abeba, une accusation qui sera finalement abandonnée.

 

La Chine gagne donc cet important marché pétrolier, c’est un outrage pour les Américains. Et c’est aussi la première intervention de la Chine à l’étranger dans le domaine des hydrocarbures. C’est le premier pas significatif de ce qu’on appelle aujourd’hui la Chinafrique. Avec les concessions pétrolières, c’est le pipeline jusqu’à Port-Soudan, la raffinerie, etc., qui va être construit. La production s’accroît et la Chine devient le principal acquéreur du pétrole soudanais.

 

 

 

La partition a lourdement pénalisé le Soudan…

 

Je pense que c’est ce que l’on recherchait. Certains experts considèrent que le Soudan « global » a un potentiel équivalent à celui des grands producteurs du Golfe arabique. Depuis la sécession, le Soudan a gardé 30 % des gisements exploités, le Sud 70 %. Mais le Nord détient, comme il a été dit précédemment, toutes les infrastructures pour l’exportation du pétrole. Il y a bien sûr aussi des gisements non exploités, car les concessions couvrent tout le territoire soudanais. Il existe d’autres réserves minières stratégiques, tels l’uranium et le cuivre dont les réserves au Soudan, notamment au Darfour, seraient parmi les plus prometteuses au monde.

 

Par ailleurs, la naissance de la République du Soudan du Sud intervient à un moment où le contexte international est à nouveau en train de changer. En effet, depuis le conflit de 2008 entre la Géorgie et la Russie, il y a une remise en question de l’hégémonie américaine et de la légitimité de ladite communauté internationale. Sous la houlette de Vladimir Poutine, la Russie éternelle connaît une renaissance politique et militaire, étayée par le développement d’un pôle pétrolier et gazier de première grandeur, tandis que la Chine, dont la montée en puissance est assez prodigieuse, n’est pas très loin de devenir la puissance économique numéro un de la planète. Ces deux grands pays, qui pèsent de tout leur poids au Conseil de sécurité, sont devenus le noyau dur de regroupements majeurs, tels que les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ou le groupe de Shanghai, qui constituent de plus en plus des contrepoids efficaces à une hégémonie occidentale qui se fissure. Décidément, on ne peut plus faire ce qu’on veut…

 

 

 

Quelle est la place de la religion dans ce conflit du Nord et du Sud, souvent présenté comme étant une guerre entre musulmans et chrétiens ?

 

Cette explication, on peut la trouver à l’infini sur Internet. Mais elle est caricaturale, sinon fausse. En réalité, c’est une lutte tout à fait « profane ». Le Nord, qui représente 80 % de la population, est musulman en grande majorité, mais il y a des minorités chrétiennes assez importantes, animistes et chrétiennes (migrants sudistes et coptes y compris).

 

La majorité des gens du Sud sont animistes (70 %), les autres sont partagés à parts égales entre musulmans et chrétiens. Les élites sudistes ont été formées par les missions, mais seulement 15 % de la population du Sud est chrétienne. La christianisation est récente, elle date des années 1920 ou 1930. Mais la grande réussite des Amis du Soudan est d’avoir pu faire admettre, politiquement et médiatiquement, comme une vérité d’évidence que les chrétiens et les animistes forment un bloc majoritaire face à une minorité musulmane sur la défensive qui représenterait au Sud l’oppression nordiste.

 

Une autre erreur récurrente concerne l’application de la charia, qui n’a jamais été appliquée dans la partie méridionale du pays. Selon l’opinion courante, la mise en œuvre de la loi islamique serait la cause immédiate du (re)déclenchement du conflit en 1983. C’est une contre-vérité : la guerre civile reprend au printemps de cette année-là, tandis que la décision concernant la charia n’est prise qu’en septembre de la même année.

 

Le découpage électoral ? Oui, peut-être, mais ce n’est qu’une fioriture. L’ancien président Jaafar Nimeiri, comme d’autres avant lui et d’autres après lui, se lancent dans le bricolage des frontières et des circonscriptions. Son souci n’est pas vraiment d’ordre électoral : il n’est pas obsédé par les élections, mais plutôt de faire passer au Nord le maximum de gisements, de ressources, en déplaçant les lignes de démarcation entre Nord et Sud, et aussi par le « diviser pour régner ».

 

 

 

Pourquoi le pouvoir central de Khartoum n’a-t-il jamais vraiment agi pour enclencher le développement du Sud ?

 

Il y a eu des projets et notamment plusieurs grands travaux entrepris pour désenclaver le Sud. Je pense notamment au canal de Jonglei qui devait permettre de drainer de vastes zones marécageuses du bassin méridional du Nil Blanc [le sudd signifiant barrage en arabe] et de récupérer plusieurs milliards de mètres cubes d’eau à l’usage du Nord, et surtout de l’Égypte. Deux cents kilomètres avaient déjà été creusés lorsque reprend la guerre civile, et les travaux sont alors abandonnés. Il y a aussi les projets pétroliers : l’or noir est découvert au Soudan en 1974-1980 et cette découverte coïncide avec le premier choc pétrolier. Durant plusieurs années, on rêve de pétrole, de pétrodollars, d’arabodollars, le Soudan, et le Sud en particulier, ayant vocation à devenir le « grenier du monde arabe et de l’Afrique ». Mais le rêve retombe sur tous ces programmes mirifiques. Ne reste qu’une grande excavation, cannibalisée par la végétation, les années et les gros bricoleurs.

 

Le condominium anglo-égyptien, qui a séparé le Sud du Nord pendant plus de quarante ans, a certainement pesé dans la marginalisation du Sud. En 1899, c’est le processus historique, initié en 1813 sous l’égide de l’Empire ottoman, qui a été interrompu. Le condominium a entravé la circulation des gens, freiné la diffusion de l’arabe, institué deux systèmes d’éducation séparés, avec la formation de deux élites, l’une arabophone liée au monde arabe et musulman, l’autre anglophone, tournée vers l’Afrique et la culture chrétienne occidentale.

 

Neuf ans avant l’indépendance du Soudan, les Britanniques ont rouvert la frontière entre le Nord et le Sud, à nouveau permis la circulation des gens et de leurs cultures, le métissage traditionnel, la diffusion de l’arabe pour préparer en catastrophe le Sud à rejoindre le Nord pour faire du Soudan un seul État. Mais le mal était fait. En fait, pour les Britanniques, le « Soudan utile » a toujours été le Nord, le Sud étant perçu comme inhospitalier, terre à moustiques et à marécages, et ses habitants livrés aux administrateurs coloniaux et aux missionnaires…

 

Après l’indépendance, une partie substantielle des élites du Sud – il n’y en avait pas beaucoup en réalité – est montée vers le Nord. Puis, à cause de la guerre, plus de la moitié de la population du Sud [au moins 5 millions de déplacés sur un total de 8 millions] s’est réfugiée au Nord, 500 000 cherchant asile dans les pays voisins. C’est ainsi que les statistiques onusiennes ont recensé jusqu’à 5,5 millions de Sudistes au Nord, y compris 3,5 millions dans les banlieues de Khartoum.

 

 

 

Le référendum qui a précédé l’indépendance a donné au SPLM une victoire absolue. Le résultat était-il démocratique ?

 

Démocratique ? Qui se risquerait à dire le contraire ? Avec 98 % des suffrages, la victoire du vote séparatiste peut être qualifiée de « soviétique ». Rappelons que seuls les Sudistes enregistrés au Sud comme résidents ou comme returnees pouvaient voter. Souvenons-nous également que les élections générales, présidentielle, législatives et locales, organisées en avril 2010, avaient constitué une sorte de répétition générale de la sécession. À Khartoum, le président Béchir avait été élu avec 63 % des voix et Salva Kiir à Juba avec plus de 96 %. Imaginons un instant que l’inverse se soit produit… Mais, au référendum tant désiré, tout le monde a fermé les yeux sur les fraudes et les pressions sur les électeurs sudistes. On a choisi d’ignorer les partis et mouvements dissidents qui ne voulaient pas de la partition. Par ailleurs, on n’a guère facilité le retour des Soudanais du Sud installés au Nord, de peur qu’ils votent en masse en faveur du maintien de l’unité.

 

Le travail d’évaluation concernant le poids politique des partis devant servir de référence pour la transition 2005-2011 a été complètement ignoré. À titre de rappel, l’influence du Parti du congrès national de Béchir [parti islamiste au pouvoir à Khartoum] sur la région méridionale avait été estimée à 16 %.

 

 

 

Quels changements au Sud-Soudan depuis l’indépendance ?

 

En réalité, pas grand-chose. Le nombre d’écoles n’a pas vraiment augmenté, les kilomètres de routes goudronnées non plus. En juillet 2011, date de l’indépendance, il y avait 50 kilomètres de routes goudronnées en tout et pour tout. Les réalisations portent surtout sur des logements de fonction, de la logistique pour les officiels, des véhicules, des portables…

 

Le Soudan du Sud est un État en danger : le Nord a perdu des revenus, mais peut tenir et se rétablir grâce à une certaine dynamique économique. Le Sud est un État failli avant l’heure, malgré son potentiel. Il a loué un dixième de son territoire sous forme de concessions à long terme, pour quelques centimes d’euros l’hectare, à des investisseurs internationaux, notamment américains. Des concessions gigantesques. On pourrait s’acheter le Soudan du Sud au prix d’un trois-pièces à Neuilly [banlieue parisienne très chic]. Les vrais investisseurs, eux, se feront prier pour apporter leurs capitaux tant qu’il n’y aura pas d’infrastructures, d’accès à la mer, etc. Tant que la sécurité ne sera pas vraiment assurée, c’est-à-dire tant que le climat entre Juba et Khartoum sera à l’agressivité et à la confrontation, et non pas à la coopération ; comme il avait été promis juré avant la proclamation de l’indépendance. Toujours humoriste, la communauté internationale a laissé aux belligérants le soin de régler les nombreux litiges en suspens, pudiquement qualifiés de problèmes « post-référendaires », des problèmes dont la plupart sont en relation avec le pétrole.

 

 

 

Et le corridor devant relier le Soudan du Sud à l’océan Indien ?

 

C’est encore à l’état de rêve. Pour de telles infrastructures, il faut d’énormes investissements et une sérénité dans le climat régional qui n’existe pas.

 

 

 

Le régime du Nord n’est-il pas fragilisé par l’échec de la partition ? La tentative de coup d’État, vraie ou présumée, de l’ex-chef des services secrets, Salah Gosh, en est-elle une conséquence, ou est-ce la énième tentative occidentale pour déstabiliser le Soudan, comme l’affirme Khartoum ?

 

Le « Soudan maintenu », qui assure la continuité de l’État soudanais, est certes fragilisé par la partition qui l’a amputé du quart de son territoire, du cinquième de la population et de plus des deux tiers du pétrole actuellement exploité. Le gouvernement de Khartoum, en particulier le président, est sous la pression et la menace de l’Occident, non seulement par Soudan du Sud interposé [qui est une sorte de pied-à-terre américano-israélien], mais aussi par le biais du conflit du Darfour, nouvel abcès sur le corps du Soudan, sans oublier la Cour pénale Internationale, ce nouvel outil d’ingérence pour les puissances occidentales.

 

Aujourd’hui, dans le monde arabe ébranlé par des « printemps » mal nommés, l’orientation islamiste semble être entrée dans la norme, aux yeux de l’Amérique notamment. Celle-ci voit peut-être dans les partis islamistes des interlocuteurs acceptables, dans la mesure où ils s’engageraient à rester dociles, ce qui veut dire à Washington respectueux des intérêts pétroliers étasuniens et de la sécurité d’Israël. En principe, le pouvoir soudanais s’inscrit dans cette norme « légitime », ayant déjà payé très cher sa rédemption. Hélas pour lui, le « régime islamiste » de Khartoum reste un État rebelle : il ne semble pas prêt à normaliser ses relations avec l’État hébreu, qui le nargue de Juba, et, en matière de pétrole, c’est le Nord qui a ouvert autrefois la porte au partenariat chinois, bien installé au Nord comme au Sud-Soudan. Le Soudan restera donc sans doute une cible privilégiée, assimilée pour ainsi dire au front du refus chiite qui fait fantasmer l’Occident.

 

Le Soudan avait connu son « printemps arabe » à partir de 1990, les nationalistes-islamistes soudanais ayant alors appuyé Saddam Hussein. Auparavant, Nimeiri avait procédé à l’élimination des communistes [en 1971, après une tentative de coup d’État]. Il y a quand même eu une forme d’ancrage à gauche du pouvoir. Ne retrouve-t-on pas encore aujourd’hui des nationalistes/communistes dans le courant islamiste au pouvoir depuis 1989 ?

 

 

 

Dans quel cadre situer les raisons profondes du conflit au Darfour qui a mobilisé la communauté internationale ?

 

Je ne crois pas aux coïncidences : le déclenchement de la guerre au Darfour alors que les négociations avec le Sud étaient en cours, prévoyant un partage des ressources, peut être vu comme une guerre pour le pétrole, ou pour le cuivre, ou pour l’uranium… C’est en fait un conflit allumé et entretenu par l’ingérence étrangère pour fragiliser un peu plus le Soudan, et si possible le mutiler davantage dans son territoire, sa population et ses ressources.

 

 

 

Quelles relations peut-on imaginer à l’avenir entre le « Soudan maintenu » et le Soudan du Sud ?

 

Ils occupent tout de même un espace historique et géographique commun, et ce depuis deux siècles, à savoir depuis le rassemblement des terres soudanaises opéré par Muhammad Ali, vice-roi d’Égypte, pour le compte de la Sublime Porte, à partir de 1813. Un même espace dont la vallée du Nil constitue la colonne vertébrale. Les Soudanais ont pris l’habitude de vivre ensemble. Et le choix de maintenir le nom de « Soudan » pour le Sud, alors que de nombreux choix étaient proposés, est un bon signal, la reconnaissance en tout cas, en dépit des différences culturelles et des spécificités de chaque région, de l’appartenance à une communauté soudanaise, même conflictuelle.

 

C’est pourquoi, et je ne suis pas le seul à le penser et à l’écrire, l’espace soudanais, qui aurait pu fêter son bicentenaire en 2013, demeure une réalité, à l’épreuve du temps, à l’épreuve de 200 « printemps », si l’on ose encore se référer à une expression aussi galvaudée.

 

 

 

Le Soudan dans tous ses États – L’espace soudanais à l’épreuve du temps, Michel Raimbaud, Éd. Karthala, 2012, 396 p., 29 euros.

 

 

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