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24 avril 2024

LA GUERRE ENTRE SOI


Maître Abdessalem Larif

Abdessalem Larif 1

 

 

 

 

LA GUERRE ENTRE SOI. La guerre qui se déroule au Moyen-Orient est d’un genre totalement nouveau. Si l’on n’y prêtait attention, il y aurait moins à craindre pour cette région de la voracité énergétique des nations occidentales et de ses corollaires de domination que de l’inversion insidieuse, rampante et laborieusement brouillée des causes de conflits armés y ayant prévalu depuis la chute de l’Empire Ottoman.

Maître Abdessalem Larif

Tunis le 06/06/2016

 

Comme si l’histoire donnait des signes d’essoufflement, les règles élémentaires de la défense, éprouvées tout au long d’un siècle convulsif, se font désuètes ainsi que je me propose de l’établir, non point en récusant les choix stratégiques des puissances militaires impliquées dans un écheveau d’intérêts économiques et de prétentions territoriales extraordinairement compliqué, mais en y dévoilant une variante jusqu’ici insoupçonnée du binôme progrès technique et vie humaine.
Qu’en est-il au juste ?
Selon les objectifs à atteindre ou les acquis à conserver, pour disposer de la meilleure force armée en termes de préparation et en faire, dans les conditions jugées les plus avantageuses et décisives, un usage rendu nécessaire ou inévitable contre un ennemi extérieur, les états-nations ont développé des doctrines militaires évidemment diverses mais qui se rejoignent avec plus ou moins de réussite dans le souci de l’engagement et de la combativité de leurs troupes. La réalité que les guerres révèlent toujours trop tard de l’insuffisance de cette qualité dans certaines armées tiennent de ce qu’elle a été soit plus favorisée qu’exigée, soit plus exigée que favorisée dans un sempiternel rapport dialectique entre moral et discipline.
« Vous n’aurez rien fait pour La France si vous n’êtes pas morts pour elle. » Personne n’aura dit mots plus forts que le général De Gaulle, s’adressant à une promotion de Saint-Cyr, pour rendre compte du rapport fusionnel entre la vie d’un soldat et la cause patriotique qu’il sert. Certains pourraient trouver cette citation démesurément emphatique comme souvent dans la geste gaullienne, d’autres y verraient, avec raison, une introduction en coup de sabre pour un sujet plus subtil qu’il n’y parait. Je les rassure tous, l’époque n’est plus la même. Paradoxalement, ce fut le même officier qui en annonçant, déjà en 1934, dans son ouvrage « vers l’armée de métier », une évolution rendue nécessaire, sur des critères purement techniques, par l’apparition de l’arme blindée, ne croyait pas si bien dire quand on observe le bouleversement total de la notion de devoir national ou service militaire obligatoire intervenu beaucoup plus tard, suite à la guerre d’Algérie pour la France et à celle du Viet Nam pour les USA. Traité dans la discrétion la plus totale par des décideurs politiques désarçonnés, sans que les historiens ne s’y soient trop attardés, je pense qu’au-delà de la débandade évitée à temps par l’une et lamentablement essuyée par les autres, l’objection de conscience, un phénomène nouveau aussi potentiellement contagieux que porteur d’opinion publique, n’y était pas étrangère. D’ailleurs, à l’occasion d’une intervention extérieure quelconque d’une puissance occidentale, ne commençait-on pas, de plus en plus nombreux dans les rangs, à se demander si la mise en jeu de sa vie ou de son intégrité physique allait profiter à la nation ou aux actionnaires d’une multinationale plus directement impliquée?
Pour bien cerner le problème posé par le sort du troufion dans tout cela, un retour en arrière s’impose. Jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, la question ne se posait pas parce que le sacrifice suprême pour la survie ou, quelle qu’en fût la représentation, le bien de la patrie était immanent, sauf peut-être pour l’armée américaines dont les opérations offensives se sont toujours déroulées, en Europe, dans des champs de ruines préparés de loin. Dans le Pacifique, au contraire, ses marine corps ne pouvaient éviter d’aller au contact de l’ennemi car le morcellement insulaire du théâtre d’opérations les y contraignait jusqu’au corps à corps. En tout, les USA ont perdu 417 000 soldats sur les deux fronts alors que, dans des conditions comparables, l’Allemagne seule en a perdu 4.440 000.
Par aveuglement, dépit ou malveillance, il n’est malheureusement pas rare que de prétendus historiens se soient laissés aller à faire dire à ces chiffres un certain mépris de la vie du soldat allemand par les dirigeants du Troisième Reich. La réalité est toute autre et il faut croire le Docteur J.Goebbels quand, dans un discours public, que de fois repris à la radio, il disait : « Si dans une bataille nous perdons un seul soldat et que l’ennemi en perd un, deux, dix, cent, mille, un million, nous en retiendrons toujours que nous avons perdu un soldat allemand. » D’ailleurs, le Führer lui-même avait élevé auprès de la Croix Rouge suédoise une vive protestation contre la Grande Bretagne qui, faisant balance inégale avec les fleurs de la jeunesse allemande, avait enrôlé sous ses bannières quelques forçats français libérés ou évadés du bagne de Cayenne et qui, faits prisonniers, ont été dénoncés par des tatouages dédiés à dame guillotine.
Le soldat de l’Armée Rouge que la fameuse ballade merveilleusement mise en scènes par Grigori Tchoukhraï a rendu si attachant aux cinéphiles ne devait pas, quant à lui, se faire trop d’illusion sur sa place dans le cœur du petit père des peuples. L’histoire retiendra en témoignage de ce qu’il en fut réellement, une fois lancées les contre-offensives du début de 1943, ces immenses vagues d’infanterie de ladite armée, poussées brutalement sur leurs arrières par des troupes spéciales du NKVD, déferlant à découvert dans des plaines nues et se faisant presque intégralement faucher jusqu’à l’abandon par l’ennemi de ses positions pour cause d’épuisement de munitions ou surchauffe d’armement. A l’évidence, Il s’agissait bien d’un choix tactique fait par un commandement militaire à l’esprit obtus et timoré, auquel des commissaires politiques zélés n’inspiraient que la crainte du peloton d’exécution. On comprend ainsi le vil prix attaché à la vie du soldat soviétique dans la surenchère au patriotisme. Que dire alors de cette fameuse phrase de J.Staline « on n’échange pas un maréchal contre un lieutenant » par laquelle il a décliné l’offre à lui faite du rapatriement de son fils Iakov, prisonnier dans un camp allemand contre celui du maréchal F. Von Paulus, fait prisonnier à Stalingrad ? Bien naïf qui y reconnaîtrait l’expression d’un patriotisme pur et sincère ! En effet, si tel avait été le cas, elle ne s’expliquerait que par le scrupule comptable d’épargner les vies humaines soviétiques, militaires en particulier, qui auraient été mises en danger du fait de la reprise de service d’un officier général allemand et ce, en beaucoup plus grand nombre comparativement à celles qui l’auraient été chez l’ennemi par un officier subalterne géorgien, or, son auteur, ne l’oublions pas, est celui-là même qui en 1937, à la faveur d’un procès de singes fait au maréchal M. Toukhatchevski, avait décimé le corps des officiers supérieurs de l’Armée Rouge, l’affaiblissant ainsi pour des décennies, d’où le nombre, autrement inexpliqué, de ses soldats morts en quatre ans de guerre, 8.800.000 à 10.700.000 selon les sources.
Aujourd’hui, la disponibilité militaire légale, apparentée, par extension, au principe de l’égalité de tous devant les charges publiques n’a presque plus cours, sauf dans certains pays réellement menacés, comme l’Egypte dans son existence même, liée au débit du Nil, ou prétendument menacés en couverture d’une stratégie expansionniste comme Israël. D’autres exceptions tenant à une survivance culturelle pourraient être citées, mais connaîtront la même évolution vers l’armée professionnelle comme la Chine, déjà précédée en cela par la Russie où l’idée de l’abandon de la conscription lancée par Mikhaïl Prokhorov fait rapidement son chemin. Néanmoins, Celle-ci restera vraisemblablement figée dans des choix historiques sans rapport significatif à la paix dans le monde, cas de la Suisse ou, inversement, par manque historique de confiance dans l’avenir, cas de la Turquie.
Ainsi, pour la majorité des nations et la quasi-totalité des puissances occidentales, tout particulièrement les USA depuis 1973 sous la présidence de R.Nixon et la France depuis 1993 sous celle de J.Chirac, la base contractuelle liant le militaire de profession à l’état par acte de volonté s’affirme de plus en plus, induisant des limites à son engagement puisque faisant peser nécessairement sur ce dernier une obligation de sauvegarde individuelle en tous points comparable à celle due à un civil, concitoyen dois-je préciser. Sans les oublier, il faut bien sûr écarter de notre propos deux entités militaires d’une marginalité évidente, la Légion Étrangère dont le drapeau français serait la patrie selon une formule qui tient plus d’un slogan douteusement rédempteur que de la profession de foi y inscrite ainsi que les deux bataillons de Gurkhas népalais auxquels le corps d’élite de l’armée de terre britannique, jadis constitué de cinq régiments, est désormais réduit.
Économiquement, un tel changement se traduit notamment par une réduction drastique des effectifs sans diminution notable des charges de fonctionnement mais aussi par un haut degré de technicité, donc de spécialisation. Ici, de façon plus déterminante que jamais auparavant, la qualité de l’armement, tels les missiles de croisière, les munitions intelligentes lancées d’avions ou hélicoptères hors de portée de toutes défenses, les drones et les robots, entre en ligne de compte non plus seulement dans le but d’occasionner le plus de pertes à l’ennemi, mais surtout, par inversion de l’équation, dans celui d’en subir le moins. C’est dire toute la complexité du problème puisque les belligérants potentiels tiennent le même raisonnement et s’attachent par conséquent à développer des procédures dérivatives ou de contournement du dilemme crucial qu’il recouvre.
Je ne m’attarderai pas sur les concepts stratégiques des deux blocs opposés dans la guerre froide paradoxalement forgés pour en éviter l’emballement. Ils sont pour la plupart dépassés mais il faudra tout de même en retenir que les territoires des puissances nucléaires, étant quasi-définitivement sanctuarisés par la dissuasion du même nom, les guerres se font de plus en plus ouvertement par procuration. Symptomatique de cette nouvelle façon de faire, qu’elle soit isolée ou routinière, la notion de frappe ne s’est pas seulement installée dans un vocabulaire réservé à ces puissances mais a concrètement remplacé pour elles celles de combat, bataille et accrochage où les risques de pertes humaines ne sont plus acceptés sinon de moins en moins.
Mais, me diriez-vous, où se trouve la chair à canon, the food of powder? Point n’est besoin de la chercher, elle est là, au Moyen-Orient, sa patrie de prédilection dont elle déborde sur l’Afrique du Nord et de l’Ouest, nonobstant Le Caucase où elle a été boucanée à huis clos.
L’Islam n’en est certainement pas le terreau mais l’islamisme dit wahabite qui la fournit n’est pas trop regardant sur la qualité du produit, traité au captagan, bon marché et renouvelable à volonté, du synthétique en somme. Rien de commun avec les guerres de religions ayant ensanglanté des siècles révolus, au nom d’une foi, folle, certes, mais réelle.
Dans une configuration largement empruntée, du moins pour la France, à un passé colonial raté dans la première zone mais bougeant encore dans les autres, et héritée sur inventaire, pour les USA, de la Grande Bretagne, les vielles braises que l’on croyait éteintes sous l’étouffoir du Pacte de Quincy ont été remuées. Le feu arabe qui allait ravager l’Irak une troisième fois puis la Syrie et qui, sans l’intervention à son corps défendant de la Russie les aurait emportés tous deux, le devait en tout à un facteur qui ne sonne jamais deux fois, surtout à la porte des Al Saoud. Alors que les Hachémites, mecquois et descendants du Prophète, se voulaient alliés des anglais, les Al Saoud, d’ascendance obscure, s’étaient offerts à eux en esclaves et le legs aux américains, comme toujours lorsque la perfide Albion tire sa révérence, fut ainsi empoisonné car, les esclaves, et Abou Taïeb El Moutanabbi ne me contredirait pas, ont ceci de distinctif qu’ils ne sont pas sûrs, ce que leurs maîtres de deuxième main découvriront un 11 septembre. Trop tard ? Non, le prétexte était trop beau, un cadeau du ciel pourrait-on dire sans trop d’humour. On sait avec quel déchaînement la machine de guerre américaine l’exploita d’abords en Afghanistan à titre punitif, Quaïda oblige, puis, à titre « préventif » en Irak dans la deuxième guerre du Golfe, motif pris, sans l’aval de l’ONU, d’un monumental mensonge nourri à satiété d’armes imaginaires de destruction massive.
L’Amérique est devenue ainsi friande de terrorisme. Il lui en fallait de plus en plus. Pour s’en convaincre, il n’est que de lire le deuxième paragraphe du chapitre « Security », page 7 du document National Security Strategy, signé B.Obama en février 2015 et qui suppose le phénomène durable, lié à des structures étatiques et empreint d’idéologie. On n’a vraiment pas besoin de plus que cela pour bien suivre le regard du Président. Sur le marché du terrorisme, jusqu’ici pratiqué à la sauvette par de minables boutiquiers, voici enfin venue l’ère des grossistes. La Saoudie, une monarchie hors du temps, se sachant encore plus mal supportée par ses alliés que par ses ennemis, va, dans la panique , donner au phénomène une dimension planétaire avec des moyens financiers colossaux, un armement haut de gamme et faire naître une ébauche d’état guerrier, Daesh, disposant d’un territoire, d’une armée de plusieurs dizaines de milliers de mercenaires, levant des impôts et étendant ses tentacules meurtrières sur l’ensemble du monde arabe, voire au-delà. Deux nécessités la poussent dans cette voie, d’abords, se trouver rapidement de nouveaux protecteurs, Israël et la Turquie étant preneurs, ensuite estomper les frontières géographiques trop nettes d’un archaïsme confiné et dangereusement proche de l’isolement en créant une assise environnementale wahabite pouvant accessoirement faire pièce à l’Iran chiite. Pour ne rien négliger il faut ajouter que la tentation nucléaire n’est pas qu’une hypothèse puisqu’elle est formellement envisagée à la Maison Blanche selon le même paragraphe de la NSS-2015 évoqué plus haut et que la CIA veille. Encore un mauvais signe pour la dynastie en perdition.
Je n’ai pas parlé des Frères Musulmans et des rôles financier et médiatique du Qatar dans ce jeu où le minuscule émirat fait figure de grand ordonnateur car, en dépit de la structure internationale de leur mouvement, le traitement des problèmes de sécurité qu’ils posent aux états arabes séculiers reste interne et leurs liens avec des puissances étrangères tiennent plutôt de l’observation et de l’attentisme, wait and see.
La guerre d’un genre nouveau annoncée en introduction de cet exposé sommaire oppose réellement deux puissances occidentales, les USA et la France à une armée levée et dotée d’un armement américain par l’Arabie Saoudite et le Qatar, une guerre convenue, entre amis, où, avant l’intervention de la Russie, chacun croyait trouver son compte, les premiers en faisant éclater la Syrie au bénéfice d’Israël sans y laisser de victimes, les derniers en stabilisant un trône chancelant sans les compter. L’équivoque religieuse instaurée par les délires de faux dévots dans des esprits frustes que la défaillance des systèmes éducationnels génère en abondance représente aujourd’hui une sorte de new deal du pauvre. Il est trop tôt pour dire si cette guerre inaugure une séquence historique où les clivages confessionnels et les particularismes culturels pourraient la reproduire. Nous retiendrons cependant de la manière dont elle se déroule qu’elle a déjà perdu pour les USA son intérêt primordial en Syrie. L’état islamique qu’ils y ont laissé faire tout en lui assénant des frappes ici et là ne leur sert donc plus qu’à ramasser le plus de terroristes dans la même nasse.

Maître Abdessalem Larif

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