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28 mars 2024

Marcel Gauchet et Emmanuel Todd, le grand débat


ARRÊT SUR INFO

Par SAÏD MAHRANE

France Histoire Partis politiques

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Depuis 1995, la fracture sociale s’est multipliée : elle est devenue territoriale, éducative, générationnelle, numérique, religieuse… Le philosophe Marcel Gauchet et le démographe Emmanuel Todd analysent l’état d’une France qui oscille entre la paralysie et l’hystérie. Comment en sortir ?

La fracture sociale. Cette expression cristallise nos malheurs et les difficultés à venir. Avant nombre de leurs pairs intellectuels, le démographe Emmanuel Todd et l’historien Marcel Gauchet ont théorisé cette rupture, aujourd’hui évidente, entre une France conquérante, éduquée et mobile, et une autre, populaire et « désintégrée », qui a lâché la corde de l’Histoire. Dès 1985, dans « Le désenchantement du monde » (Gallimard), Marcel Gauchet annonçait le mal. En 1993, dans une note de la Fondation SaintSimon, Emmanuel Todd insistait, lui, sur le sort des ouvriers et des petits employés. Pourtant, malgré ces mises en garde, nous y sommes : le mal est là, qui fragmente notre société et bouleverse nos fondamentaux économiques, sociaux et culturels comme jamais. La gauche, Trump, la mondialisation, l’Europe, l’immigration, le FN… Pour Le Point, Todd et Gauchet en débattent pour la première fois.

PROPOS RECUEILLIS PAR

Publié le  | Le Point.

Le Point : Pour beaucoup de Français, vos noms sont associés au thème de la fracture sociale rendu populaire par Jacques Chirac en 1995. Vingt ans plus tard, les fractures sont multiples : sociale, géographique, religieuse, linguistique, numérique… Peut-on encore parler d’une fracture, qui supposait la possibilité de ressouder les deux bouts, ou bien a-t-on basculé dans quelque chose d’irrémédiable ?

Marcel Gauchet : Comme toutes les expressions à succès, celle-ci a donné lieu à des déclinaisons innombrables et de qualités diverses. Si je reviens à mon intention initiale, je voulais souligner le fait que nous n’étions plus dans une situation classique de lutte des classes au sens marxiste, avec un enjeu central et des camps relativement bien identifiés. La fracture, c’est une séparation entre des gens qui vivent pour ainsi dire dans des mondes différents. L’expression doit une part de son succès au fait que nous sommes dans un embarras extrême pour décrire la stratification de nos sociétés et ses expressions politiques. « Fracture » est donc un terme assez commode pour décrire un état de très forte hétérogénéité, qui a fait le succès, par exemple, de l’opposition entre la France d’en haut et la France d’en bas. La fracture est aussi territoriale. C’est ce que pointe avec justesse la notion de « France périphérique » du géographe Christophe Guilluy. Cette France périphérique déteste les élites, mais elle ne les affronte pas [c’est moi qui souligne, ndlr]. Elle vote de moins en moins et vit à l’écart. Nous sommes devant une dynamique de fragmentation où les microconflits foisonnent, mais sans se fédérer dans des oppositions claires. C’est cette déconnexion qu’il faut essayer de comprendre. On ne peut même plus parler d’ « une » fracture sociale, il faut dire « des » fractures sociales, qui se sont accentuées et multipliées depuis le début des années 1990.

Certes, mais la fracture n’est plus seulement verticale, elle est aussi au sein même de la France d’en bas, ce qui conduit parfois à des situations tendues…

M.G. : Les dynamiques dont nous parlions dans les années 1990 se sont nettement aggravées en raison de la répercussion, à l’intérieur de nos sociétés, des divisions du monde. C’est aussi cela, la mondialisation. Il faut y ajouter désormais ce puissant phénomène nouveau qu’est la métropolisation. Cette projection sur les territoires n’était pas dessinée avec autant de netteté à l’époque.

Emmanuel Todd : Je me souviens de ce qu’on appelait familièrement la « note Chirac », commandée par Pierre Rosanvallon pour la Fondation Saint-Simon. Elle a déprimé les adhérents de la fondation parce qu’elle a, par accident, aidé Chirac à se faire élire. C’était de l’analyse électorale, je voulais comprendre les basculements du corps électoral à une époque où les gens croyaient encore à une « moyennisation » de la société [une domination des classes moyennes, ndlr]. Bricoleur empirique, j’ai consulté les recensements pour y trouver le nombre d’ouvriers restants. J’ai constaté que les ouvriers plus les employés, souvent mariés ensemble, représentaient encore 50 % de la population. Les commentateurs politiques pensaient qu’ils s’étaient évanouis, sans doute parce que le Parti communiste était en cours de disparition. Comme si la fin de la conscience de classe entraînait la disparition de la classe. En fait, les oscillations électorales les plus massives se passaient toujours dans le monde ouvrier, ce qui expliquait la montée du Front national. L’évolution éducative est, selon moi, la force motrice de l’effondrement des croyances collectives, marxistes ou religieuses, et de la désintégration du corps civique. Vers 1960, malgré des conflits violents, on avait encore le sentiment d’une société homogène parce que la plupart des gens savaient lire et écrire, et guère plus. Il y avait plusieurs peuples, mais assez semblables : communiste, socialiste, gaulliste, catholique, chacun avec son élite, peu nombreuse. Ces élites, pour exister, devaient parler à leurs peuples respectifs. Depuis, le décollage des éducations secondaire et supérieure a créé une nouvelle stratification. Les éduqués supérieurs sont désormais un groupe massif, 40 % peut- être chez les jeunes. Il y a des secondaires longs. Et puis ceux qui sont restés au niveau primaire et sont considérés comme ayant raté leurs études. En haut de la société, ce que j’appelle une élite de masse se sent supérieure, autosuffisante et vit repliée sur elle-même.

N’est-ce pas la démonstration que le politique n’a plus de mains, c’est-à- dire aucune capacité d’influer sur des phénomènes aussi fondamentaux ?

M.G. : Cette période des années 1990 a fait apparaître au grand jour que les politiques n’avaient plus de lecture de la société. Pour eux, la fracture sociale était une variation sur le thème des exclus. Ce qui n’était pas entièrement absurde dans le contexte des restructurations industrielles imposées par la globalisation, mais le phénomène que j’essayais de pointer était plus général. Il rejoint ce que disait Emmanuel au sujet de l’importance du facteur éducatif. C’est la raison pour laquelle nous sommes dans l’embarras avec ce terme d’élites, car le niveau de diplôme crée des fractures profondes sans forcément se traduire par des niveaux de salaires homogènes. On peut se sentir de l’élite avec 3 000 euros par mois, penser comme elle et voter comme un banquier qui en gagne 30 000. Le facteur culturel est aussi décisif, dans l’organisation des divisions de la société, que le facteur des revenus, auquel on se cramponne.

E.T. : Les politiques n’ont aucune vision, mais la cause fondamentale du pourrissement social est l’irresponsabilité du vaste groupe éduqué supérieur. Je suis de près la campagne électorale américaine, parce que l’Amérique est sur une trajectoire équivalente, avec trente ans d’avance. Il est frappant de voir que dans la description journalistique des électeurs de Trump et de Clinton le niveau éducatif est désormais la variable centrale. Si l’on a une éducation supérieure complète ou aucune éducation supérieure, il y a plus de chances pour que l’on vote pour le Parti démocrate. Si l’on a une éducation supérieure incomplète (some college), la probabilité d’un vote Trump est maximale. Les régions les plus riches s’apprêtent donc à voter démocrate. Ce que nous vivons en France et aux États-Unis est le basculement d’un système social dans lequel le niveau éducatif n’était pas fondamental dans un système où le niveau d’études est le meilleur déterminant du destin économique et de l’attitude politique.

N’est-il pas plus simple, dès lors, pour le politique de s’emparer du seul et unique thème de l’identité puisqu’il n’a plus aucune prise sur la question sociale, abandonnée à Marine Le Pen ?

E.T. : La taille de la France explique aussi l’impuissance de ses politiques. Elle n’est pas une puissance économique majeure. Les États-Unis, si. Ils agissent de façon autonome. L’Allemagne a, depuis sa réunification, en 1990, pris le contrôle de l’Europe. Elle est redevenue un acteur autonome. États-Unis et Allemagne définissent donc les règles du jeu. Les politiques français sont contraints par des règles dont ils ne décident pas et que très souvent ils ne comprennent pas. En 1981, François Mitterrand arrive au pouvoir avec l’aide des communistes. Il nationalise au moment même où le monde anglo-américain fait son virage néolibéral avec Thatcher et Reagan. Contretemps absolu ! Tournant de la rigueur en 1983 et conversion hâtive à un néolibéralisme naïf. Et ce n’est pas fini : aujourd’hui, les droites françaises – j’y inclus le PS – plongent dans une frénétique concurrence néolibérale au moment même où le monde anglo-américain vire à nouveau dans l’autre sens. Les percées de Sanders, incomplète, et de Trump, peut-être complète, sont deux éléments d’un recentrage national qui a commencé sous Obama. Le protectionnisme, la régulation étatique sont à l’ordre du jour outre-Atlantique. Et outre-Manche : le Brexit est une révolte nationale qui annonce le retour de l’État comme acteur de l’économie, je laisse imaginer quel virage ridicule, quel 1983 bis, notre prochain président devra effectuer !

M.G. : Le problème des politiques français est qu’ils n’ont plus la maîtrise de la règle du jeu, mais qu’ils continuent de faire semblant de l’avoir. Ce qui entraîne la décrédibilisation de la politique. Elle atteint aujourd’hui un degré alarmant. Nous arrivons en effet en bout de course du cycle néolibéral précisément parce que les sociétés ne supportent plus les dissociations de toute sorte qui en résultent. Nous allons revenir vers des politiques d’intégration, qu’il s’agisse d’immigration ou d’organisation économique. Ce n’est pas le moment d’agir une fois de plus à contre temps en se trompant d’époque, car ce genre d’erreur historique se paie cher. L’Europe de l’euro devait, selon Mitterrand, être le moyen pour la France de reprendre la main sur les paramètres fondamentaux. Tout le monde peut constater l’inverse.

E.T. : Les politiques ont donc agi… en faisant exactement ce qu’il ne fallait pas faire !

M.G. : Les Français sont les cocus de l’intégration européenne. Nos dirigeants se sont bercés d’illusions au sujet du couple franco-allemand. La promesse était : à eux la production, à nous la direction politique. À l’arrivée, nous n’avons plus ni l’une ni l’autre. Nous payons le prix de cette méprise politique de la France sur ses forces réelles et sur la manière de répondre à la situation.

Voyez-vous un dénominateur commun entre les trumpistes, les électeurs du Brexit, de Marine Le Pen, de l’AfD en Allemagne et du FPÖ en Autriche ?

E.T. : Oui, mais il y a des différences qui viennent de la diversité des fonds culturels. Par exemple, en France, la colère est la même qu’aux États-Unis, mais le mécanisme de verrouillage politique et de marginalisation du monde ouvrier est beaucoup plus puissant. D’un autre côté, le taux de mariages mixtes des Français d’origine musulmane est supérieur à celui des Américains noirs.

Plusieurs sociologues s’accordent à dire qu’il y a une montée du séparatisme ethnique ou religieux dans certains endroits. Est-ce le constat que vous faites ?

E.T. : Le problème n’est pas le constat, le problème est son interprétation. Une société qui marginalise parvient toujours à croire que le groupe séparé aspire à l’entre-soi. D’où ces innombrables variations sur l’essence des cultures noire ou maghrébine… Dans « Le destin des immigrés », j’avais noté en 1994 que, malgré le choc frontal entre une culture arabe patrilinéaire endogame et une société d’accueil plutôt féministe et hostile au mariage entre cousins, le taux de mariages mixtes des filles d’Algériens était élevé, j’en avais déduit qu’une société d’accueil était capable d’imposer ses valeurs. On était alors au sortir d’une phase économique dynamique. Une difficulté d’intégration d’ordre anthropologique était surmontée par la mobilité sociale. Mais nous vivons aujourd’hui un arrêt brutal de la mobilité, effet du blocage économique par l’euro et sa rigueur mortifère.

M.G. : Le séparatisme identitaire auquel nous sommes confrontés ne se développe pas dans le vide. Si nous avions 5 % de croissance, nous n’aurions probablement pas de problème d’immigration et de communautarisation. Il ne faut pas se tromper sur la nature de ce problème : ce ne sont pas tant les immigrés qui sont rejetés que l’absence de contrôle politique des flux migratoires. C’est ce qui fait le joint avec l’attitude face à l’économie. L’impuissance volontaire n’est pas une politique.

Faudrait-il des frontières ?

M.G. : Les frontières ne sont pas un objectif en soi, mais le moyen pratique d’exercer un contrôle sur ce qu’il se passe dans une société et dans ses rapports avec l’extérieur. Voilà l’enjeu ! Il relève de la définition du politique la plus classique, dont on se demande comment elle a pu être oubliée. Sur ce phénomène de séparatisme, je crois qu’il faudrait mettre des mots de simple bon sens pour calmer le jeu. Toute immigration tend à être communautaire par un mécanisme facile à comprendre : on se regroupe face à un environnement social qu’on maîtrise mal. Plus cette immigration est démunie culturellement, plus elle est dans le repli. Dans un contexte économique déprimé, l’exigence de solidarité au sein de la communauté se renforce. Plus l’horizon est bouché, plus la propension à se tourner vers un recours culturel pour accroître cette assurance d’un sort partagé est grande. Or le seul recours culturel disponible pour ces populations est la religion. Il se trouve que cette religion est majoritairement l’islam, une religion elle-même en pleine crise d’adaptation au contexte moderne, sur tous les plans. Une idée claire de cette grammaire des facteurs permettrait d’agir plus efficacement.

Emmanuel Todd déclarait dans « Le Point » en 2012 :« Il faut plutôt déplorer le déficit de communautarisme de nos immigrés. Une bonne partie des problèmes sociaux dans les banlieues s’explique par l’implosion de la culture familiale d’origine. » Qu’en dites-vous, Marcel Gauchet ?

M.G. : La spécificité française est le télescopage entre la dynamique communautaire spontanée des immigrations et notre héritage républicain, qui voudrait que les gens se mélangent instantanément, abstraction faite de leurs origines. Or, quand vous mettez délibérément ensemble des gens complètement différents et démunis dans une barre d’immeuble, vous créez de l’anomie sociale.

E.T. : Avec son désir d’assimilation immédiate, la société française fabrique en effet de l’anomie. Que faire ? Pour ce qui me concerne, je préfère ne pas me raconter d’histoires. Notre société est économiquement paralysée, obsédée par l’islam. Pour masquer leur impuissance, les hommes politiques contribuent à l’hystérie identitaire. On peut juste espérer que l’hystérie retombera d’elle-même après quelques années de souffrance pour tous. Nous n’irons pas, je pense, jusqu’à la guerre civile, parce que les Français sont protégés par leur manque de sérieux dans le racisme. Ils vont finir par comprendre que tout le monde doit se calmer.

M.G. : Par chance, cette hystérie est verbale et seulement verbale…

E.T. : Oui, mais la société majoritaire ne perçoit pas la puissance terrible du verbe sur des minorités et des jeunes en dérive. Nous vivons aussi au rythme d’attentats terroristes perpétrés par de jeunes Français d’origine maghrébine. Et la gestion européenne de l’immigration atteint un niveau d’irresponsabilité hallucinant. En France, nous avons une classe politique qui, d’un côté, exige une laïcité absolue, en fait une renonciation à l’islam, et de l’autre nous assure que, grâce à la sacro-sainte liberté de circulation en Europe, les frontières resteront ouvertes aux immigrés venus de l’ensemble du monde musulman. Je suis d’accord avec Marcel, la priorité est le contrôle aux frontières.

En attendant, la réussite, pour de nombreuses classes moyennes, passe par l’évitement scolaire et résidentiel des immigrés…

M.G. : Cet évitement est l’exemple de la folie où s’enfonce la société française. Officiellement, nous avons un modèle républicain qui ne considère pas l’origine des gens. Le problème est de faire prévaloir ce principe dans des situations concrètes. Or nous faisons le contraire. Nous réaffirmons le principe sans considérer les applications. Résultat, une société hypocrite où les mêmes qui dénoncent les ségrégations mettent leurs gamins dans des écoles prestigieuses, car le collège du coin est mal fréquenté. Que fait-on avec les enfants d’immigrés dont on connaît exactement les trajectoires de relégation ?

On promeut une société plus inclusive ?

M.G. : Il faut commencer par dire les choses : oui, il y a un problème particulier avec les enfants de l’immigration. L’universalisme républicain qui voudrait que tous soient sur la même ligne de départ ne tient pas. Nous devons apprendre à gérer cette particularité, et ce n’est pas simple.

E.T. : La notion d’hypocrisie me paraît fondamentale. Tout le monde parle d’identité, mais personne n’inclut dans le raisonnement le fait que notre société accepte de vivre avec 10% de chômage. Ce qui garantit que l’inclusion économique ne se fera pas pour les plus faibles et les derniers arrivés. La machine est là pour empêcher toute solution. Si l’on veut sincèrement une solution, il faut redonner la priorité à la cohésion de la nation et faire, hors euro, une politique de plein-emploi [désaccord de ma part avec Emmanuel Todd sur ce point : le plein-emploi, obsolète depuis plus de quarante ans et rendu caduc par les progrès technologiques, n’est plus la solution à la crise. L’objectif d’aujourd’hui n’est plus le plein-emploi, mais la gestion et la répartition des richesses produites].

Comment le PS peut-il se reconstituer un socle électoral majoritaire ?

E.T. : Le PS est un nouveau parti de droite qui pousse la vieille droite de plus en plus à droite et, bizarrement, le FN, parti ouvrier, vers le centre. Le PS est l’élément moteur de la dérive du système politique français.

M.G. : Les catégories de droite et de gauche sont devenues fragiles pour décrire la situation. Subjectivement, les dirigeants du PS sont de gauche. Mais, pour atteindre leur objectif de justice, qui passe par la redistribution, ils s’en remettent à une règle du jeu économique qui les pousse objectivement à droite. Ils sont enfermés dans une logique schizophrénique.

En quoi le PS est-il de droite ?

M.G. : Il lui est arrivé un gros accident industriel dans les années 1970 : il a perdu, avec l’ensemble des gauches, l’idéal révolutionnaire et l’instrument de la socialisation des moyens de production. Il lui reste en tout et pour tout l’ambition redistributrice à l’intérieur d’un système libéral. Un système libéral bétonné par les règles européennes. Pour redistribuer, il faut dégager un surplus. Cela suppose que l’économie soit en forme et donc, en bonne logique libérale, qu’il faille laisser les coudées franches aux entreprises et aux marchés en diminuant les prélèvements. Du coup, les socialistes sont en permanence en train de vendre leur âme au diable en attendant un hypothétique retour futur. Passer par la droite pour arriver à gauche, c’est dur !

E.T. : Avec la contrainte européenne, il n’y a plus de gauche ou de droite. Si on ne peut prendre aucune décision importante, pourquoi avoir une étiquette ? La présidentielle est devenue une super-élection municipale, un choc titanesque entre non-inscrits.

Faut-il redessiner le clivage ?

E.T. : La bonne description du clivage politique est malheureusement celle de Marine Le Pen, c’est-à-dire un clivage entre patriotes et mondialistes, avec ce ridicule suprême que le FN lui-même n’est pas patriote puisqu’il affaiblit la France en excluant certains Français. Nous sommes hors jeu : les élections importantes pour nous seront les élections américaine et allemande.

M.G. : La prochaine élection présidentielle risque surtout d’avoir pour effet de révéler l’ampleur de la crise politique française. Quel que soit l’élu, dans la galerie des candidats qui s’annoncent, le lendemain de son élection il n’aura ni légitimité véritable ni crédibilité, car en décalage flagrant dans ses propositions avec une réalité que les gens sentent confusément. Nous aurons un président par défaut, condamné à subir la même impopularité et les mêmes blocages que son prédécesseur.

Marcel Gauchet, diriez-vous, comme Emmanuel Todd, que Marine Le Pen empêche les bonnes idées « en posant les bonnes questions et en apportant les mauvaises réponses » ?

M.G. : Hélas, oui ! Elle pointe en négatif ce qu’il faudrait viser en positif. Marine Le Pen met le doigt où cela fait mal, mais pour faire plus mal encore. S’il y a un problème avec l’immigration – et elle a parfaitement raison de dire qu’il y en a un –, le but doit être d’intégrer les immigrés, non de les rejeter. Le Front national est le symptôme terrible d’une société qui ne parvient à s’avouer ses difficultés que sur un mode pathologique. Mais je ne peux pas croire que cette situation soit vouée à durer éternellement.

E.T. : Il y a une contradiction centrale dans le discours du FN. Ce qu’il dit de raisonnable sur l’économie est invalidé par son discours anti-immigrés et antimusulmans. Il ne saisit pas que la théorie économique qu’il défend suppose un principe de solidarité territoriale entre tous les gens qui souffrent dans l’Hexagone. La condition numéro un d’une sortie réussie de l’euro est la réconciliation de tous les Français.

PROPOS RECUEILLIS PAR SAÏD MAHRANE

Source : Le Point

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