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19 avril 2024

Le business du crime de guerre


 

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Une semaine plus tard, c’est dans la grisaille de La Haye que Luis Moreno Ocampo ouvre une enquête sur les crimes en cours en Libye, tandis que Mouammar Kadhafi mate dans la violence les prémices d’une longue rébellion. La Cour émet début juin 2011 trois mandats d’arrêt pour crimes contre l’humanité, ciblant Mouammar Kadhafi, Saïf al-Islam, son fils, et le terrible chef des renseignements militaires libyen, Abdallah Senoussi. En faisant entrer la Cour dans la guerre, les Occidentaux espèrent susciter des défections dans les cercles pro-Kadhafi. Mais à la chute du régime en octobre 2011, ils assurent vouloir laisser aux Libyens le soin de gérer l’après-guerre. Sans leur appui, La Haye a peu de chances d’arrêter les suspects.Ocampo s’y résigne.

Lorsqu’il quitte La Haye en juin 2012, au terme de neuf ans de mandat, la prison de la Cour n’accueille de fait aucun Libyen. Mouammar Kadhafi est mort. Saïf al-Islam est alors entre les mains d’une milice ravie de monnayer son précieux butin. Quant à Senoussi, livré par la Mauritanie, où il s’était réfugié, à Tripoli, il sera finalement jugé en Libye.

Mais en avril 2015, Luis Moreno Ocampo va renouer avec l’affaire libyenne dans des circonstances sonnantes et trébuchantes. L’ex-procureur, qui travaille désormais pour un cabinet d’avocats new-yorkais, donne des cours à Harvard et s’est installé comme consultant, devient le conseiller juridique de Justice First. Liée à la fondation Al-Hurra Charity du milliardaire libyen Hassan Tatanaki, Justice First s’affiche comme une structure « antiterroriste »  visant à promouvoir la paix, la réconciliation et la justice.

La mission de l’ancien procureur s’articule en deux volets : déposer des plaintes sur le bureau de la Cour pénale internationale, qu’il connaît bien. Et obtenir des sanctions de l’ONU contre les ennemis de ceux qui le paient. Mais les péripéties de l’affaire imposeront un troisième volet à l’ex-procureur : protéger, parmi l’entourage de son nouveau client, les éventuels suspects de la CPI qu’il a servie pendant neuf ans.

Hassan Tatanaki, le milliardaire libyen qui a fait travailler l'ancien procureur de la CPI. © DRHassan Tatanaki, le milliardaire libyen qui a fait travailler l’ancien procureur de la CPI. © DR

Selon le contrat établi à Abou Dhabi fin avril 2015 entre la fondation Al-Hurra et la société d’Ocampo (baptisée Transparent Markets SA) – ce document figure parmi ceux obtenus par Mediapart et analysés par l’EIC pour Les Secrets de la Cour –, les honoraires promis à Ocampo s’élèvent à 3 millions de dollars, payables sur trois ans. S’y ajoutent ses frais et les honoraires de son assistante, une ancienne fonctionnaire de la CPI, payée 250 dollars de l’heure.

Luis Moreno Ocampo confirme aujourd’hui avoir touché 750 000 dollars sur les 3 millions envisagés et explique que Hassan Tatanaki a mis fin à son contrat en juillet 2015. Ocampo aura donc eu juste trois mois pour mettre sur pied le programme juridique du milliardaire libyen.

Le 3 mai 2015, Justice First tient sa première conférence de presse à l’hôtel Grand Nile Tower du Caire. Ocampo y est présenté comme le conseiller juridique des chefs de tribus. Certains d’entre eux peinent à l’idée d’être associés au magnat du pétrole Hassan Tatanaki qui, de plus, n’aurait jamais rompu ses liens avec le clan Kadhafi.

La présence d’Ocampo est justement censée rassurer et permettre à Justice First d’asseoir sa crédibilité. Au risque, pour la CPI, de perdre la sienne. Car l’implication de l’ex-procureur suscite la confusion, comme son assistante le note. « Tout le monde pense qu’Ocampo a pris position dans le conflit en Libye, et par extension, la CPI », lui dit-elle. La présence d’Ocampo pourrait ainsi donner de la CPI l’image d’une cour partiale. Mais son premier procureur ne renonce pas pour autant à sa juteuse alliance avec Hassan Tatanaki.

L’homme d’affaires dort sur un tas d’or. Il a fait ses classes en rachetant une compagnie pétrolière en 1991, avant de fonder Challenger Group Ltd, présente dans l’immobilier, le tourisme et les médias. En 2009, il investit 700 millions de dollars dans un projet de complexe éco-touristique porté par Saïf al-Islam Kadhafi. Il s’alloue aussi les services de Brown Lloyd James pour polir l’image du jeune Saïf, considéré alors comme l’un des dauphins du régime. La firme internationale de relations publiques l’épaule encore quand, au début de la révolution, il décide d’investir ses pétrodollars dans l’humanitaire pour aider les réfugiés libyens. Et dans Justice First.

Dans l’après-guerre en Libye un personnage impose sa main de fer : le maréchal Khalifa Haftar. Inspiré du nationalisme arabe, le chef militaire agrège réseaux tribaux, anciens kadhafistes et anti-islamistes. Il est activement soutenu par l’Égypte, les Émirats arabes unis et… Hassan Tatanaki, qui passe pour l’un de ses principaux bailleurs de fonds.

En mai 2014, le maréchal Haftar lance l’opération militaire « Dignité » contre la coalition « Aube » de Libye, qui regroupe des rebelles et des djihadistes. Entraîné dans la guerre civile, le pays se divise alors autour de deux pouvoirs rivaux. À l’est : le parlement de Tobrouk, dont le maréchal Khalifa Haftar est le chef militaire. À l’ouest : le Congrès général national (CGN) basé à Tripoli, qui accueille des islamistes avec le soutien supposé du Qatar.

On en est là lorsque Justice First démarre en 2015. La feuille de route est ambitieuse. Et Ocampo jouit d’une belle marge de manœuvre. « C’est votre bateau, monsieur, et nous suivons vos instructions », lui dit le directeur exécutif de la fondation de Tatanaki.

Pour préparer les plaintes destinées à la CPI, l’équipe Ocampo commence par dresser la liste des ennemis. Dans le camp de Tatanaki, on considère tout islamiste comme un ennemi, et tout ennemi comme un terroriste. Les premières enquêtes se concentrent sur les liens supposés du pouvoir rival de Tripoli avec les milices djihadistes de Benghazi, contre lesquelles se bat l’armée de Khalifa Haftar. L’équipe travaille aussi à un accord avec le ministre de la justice du camp de Tobrouk. Il prévoit d’enquêter et poursuivre les auteurs de crimes. Mais permet aussi à chacun, Justice First comme Tobrouk, d’écrémer au passage les pièces jugées embarrassantes.

Quand la CPI fait fuiter des informations confidentielles

Luis Moreno Ocampo participe également au lobbying visant à faire placer quelques « ennemis » du camp Tatanaki sur les listes de sanction de l’ONU. L’ancien procureur dispose, pour ce faire, d’un solide réseau et doit prendre date avec plusieurs diplomates à New York.

Pourtant porte-parole en activité au bureau du procureur de la CPI, Florence Olara (une proche d’Ocampo) rédige alors pour Justice First, selon nos documents, des messages destinés aux réseaux sociaux. Sans se soucier manifestement de la situation de conflit d’intérêts dans laquelle elle se met.

Le maréchal Haftar, possible suspect de crimes de guerre… © ReutersLe maréchal Haftar, possible suspect de crimes de guerre… © Reuters

Mais le 12 mai 2015, la procureure de la CPI Fatou Bensouda, qui a succédé à Luis Moreno Ocampo trois ans plus tôt, va provoquer, sans le savoir, un véritable coup de tonnerre dans les rangs de Justice First. Ce jour-là, elle présente un rapport sur la Libye au Conseil de sécurité des Nations unies. Elle dénonce les crimes commis par la coalition Aube de Libye, mais aussi par l’opération Dignité du maréchal Haftar. Jusqu’ici, la Cour s’était penchée sur les seuls crimes commis pendant la révolution de 2011. Cette fois, tout indique que la procureure s’apprête à ouvrir une autre enquête. Les auteurs de crimes commis depuis le début de la guerre civile en 2014 sont désormais dans sa ligne de mire.

Deux jours plus tard, Luis Moreno Ocampo présente Justice First sur CNN. Dans le même temps, son assistante déjeune avec Jennifer Schense, chargée de la coopération au bureau du procureur de la CPI. Elle l’informe, selon les documents obtenus par Mediapart et l’EIC, que le procureur de Tripoli, qui a signé un accord de coopération et d’échanges d’informations avec la CPI, a sa propre liste secrète de suspects. Or Haftar y figure.

Quatre jours plus tard, Jennifer Schense informe encore l’ancien procureur d’éléments en possession des enquêteurs de la Cour, dont une vidéo. Une fuite d’informations pour le moins embarrassante s’agissant d’une juridiction censée garder secrète l’évolution de ses investigations… « Je vais leur demander de garder un œil » sur tout ce qui est nouveau, dit Schense à Ocampo, « et je te tiendrai au courant ».

La fonctionnaire de la CPI met également en garde l’assistante d’Ocampo au sujet d’une télévision, Awalan TV, dirigée par Tatanaki. Sur cette chaîne, on a pu entendre le commandant des forces aériennes de l’armée d’Haftar promettre de massacrer les traîtres refusant de rejoindre l’opération Dignité et de violer leurs femmes. « Cette station de TV est sous la direction de Tatanaki », écrit Jennifer Schense. « S’il a des personnes sur sa chaîne qui disent de telles choses, c’est une incitation » au crime.

Informé, Hassan Tatanaki se dit « très ébranlé », selon son entourage. Ocampo et son assistante vont donc donner un cours sur le droit de la guerre à l’homme qui fait le lien entre Tatanaki et l’ex-procureur de la CPI. Non seulement, l’officier d’Haftar ne peut proférer de telles paroles, mais, surtout, la chaîne de Tatanaki ne peut pas les diffuser, lui explique-t-il. « Maintenant, nous avons besoin d’une stratégie pour isoler Hassan [Tatanaki] », suggère l’ancien procureur.

Son assistante défend l’adoption de nouvelles règles d’engagement pour les soldats d’Haftar, en accord avec le droit international. Quant à Tatanaki, il devra lui-même dénoncer fermement les propos de l’officier. « Je sais que cela peut être problématique », dit-elle à Ocampo, mais « cela couvrira leurs arrières pour ce que le type a dit ». Elle ajoute : « Je suis d’accord pour couvrir leurs arrières, mais je refuse de participer à donner des conseils pour leur éviter toute responsabilité pénale alors qu’ils commettent des crimes. » Une position pour le moins ambiguë.

Deux jours plus tard, Ocampo transmet le plan « pour s’assurer qu’Hassan [Tatanaki] et les forces qu’il soutient ne soient pas la cible de l’accusation à la CPI », écrit l’ex-procureur.

© Document EIC© Document EIC

D’après nos documents, Luis Moreno Ocampo ira, dans ce dossier, jusqu’à organiser une rencontre entre Hassan Tatanaki, le directeur exécutif de sa fondation, et… Jennifer Schense (du bureau du procureur de la CPI) à l’Hôtel des Indes de La Haye, le 13 juin 2015. Puis en fin d’après-midi, avec Florence Olara, la porte-parole de la juridiction. Contactées, Jennifer Schense parle d’informations « manifestement fausses », tandis que Florence Olara dénonce une « tentative de nuire à [sa] réputation et à celle de la CPI ».Sans plus de précision.

Interrogé le 25 septembre, Luis Moreno Ocampo dément quant à lui avoir eu le moindre« contact avec quelqu’un de la CPI ». Il affirme également n’avoir jamais eu de liens avec la structure Justice First, tout en confirmant avoir compté Hassan Tatanaki parmi ses clients. « [M. Tatanaki] a arrêté. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé. Il m’a appelé et a dit“on arrête-là, c’est bien” », explique sommairement Ocampo.

Face aux possibles accusations d’avoir été rémunéré par un soutien de suspects de crimes de guerre – un comble pour une ancienne grande figure de la CPI –, Ocampo jure au contraire avoir alerté son client des risques que présentait sa coopération avec le maréchal Haftar. « Je lui ai dit : “Oui, les gens de Tripoli commettent probablement des crimes, mais le général Haftar commet aussi probablement des crimes. Sois prudent avec lui” […] J’ai dit à M. Tatanaki que le problème ici, c’est que toutes les parties commettent des crimes. Je lui ai dit que la CPI ne poursuivra pas seulement ses ennemis. La CPI peut poursuivre tout le monde, y compris [le maréchal Haftar]. »

Du côté de la CPI, le chef de cabinet de l’actuelle procureure déclare que « le bureau du procureur […] n’a pas demandé d’avis, communiqué ou collaboré avec l’ancien procureur de la CPI, M. Moreno Ocampo, sous aucune forme [depuis] juin 2012 ». Il précise que « les activités de M. Ocampo après la fin de son mandat […] sont strictement exercées à titre personnel et ni lui ni ses actions ne peuvent être associés avec le bureau ou la Cour ».

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L’opération journalistique Les Secrets de la Cour est le fruit de six mois d’enquête, menée par huit médias internationaux membres de l’European Investigative Collaborations (EIC).

Plus de 40 000 documents confidentiels – câbles diplomatiques, éléments bancaires, correspondances diverses, etc. – ont été obtenus par Mediapart et analysés par l’EIC. Ils permettent, pour la première fois, de jeter une lumière crue sur certaines pratiques de la Cour pénale internationale (CPI), basée à La Haye, aux Pays-Bas.

Stéphanie Maupas, qui a participé pour Mediapart à l’enquête, est une journaliste indépendante spécialisée sur les questions de justice internationale.

Outre Mediapart, l’opération Les Secrets de la Cour rassemble Der Spiegel (Allemagne), NRC  Handelsblad (Pays-Bas), The  Sunday Times (Royaume-Uni), El Mundo  (Espagne), Le Soir (Belgique), ANCIR (Afrique du Sud), Nacional (Serbie) et The Black Sea, un média en ligne créé par le Centre roumain pour le journalisme d’investigation, qui couvre l’Europe de l’Est et l’Asie centrale.

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