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20 avril 2024

Première censure au «Point»: les journalistes témoignent


 

Gilles Munier

31 oct.2017
MEDIAPART

Première censure au «Point»: les journalistes témoignent

30 OCTOBRE 2017  PAR FABRICE ARFI ET KARL LASKE

 

Les deux journalistes Michel Despratx et Geoffrey Le Guilcher reviennent sur la censure, en 2014, de leur interview d’Ahmed Kadaff Al-Dam, dignitaire libyen et cousin de Mouammar Kadhafi, qui confirmait le financement de la campagne de Sarkozy. Une réponse cinglante à Étienne Gernelle qui nie les faits, s’estimant victime de « complotisme ».

Sans l’enquête judiciaire sur l’affaire libyenne, on n’aurait jamais rien su de cette censure. En juillet 2014, les deux journalistes d’investigation, Michel Despratx et Geoffrey Le Guilcher, viennent de réaliser l’interview d’Ahmed Kadaff Al-Dam, dignitaire libyen et cousin de Mouammar Kadhafi, et s’attendent à la voir publiée par Le Point, quand finalement Étienne Gernelle, directeur de l’hebdomadaire, leur annonce qu’il n’en sera rien. Leur article apporte pourtant une pièce supplémentaire à l’enquête sur le financement de la campagne de Nicolas Sarkozy, et c’est ce qui conduit le cabinet de l’ancien président à prendre contact avec le directeur du journal.

L’interception par les enquêteurs de plusieurs appels passés par l’équipe Sarkozy à la direction du Point permet d’expliquer aujourd’hui la censure de l’article des deux journalistes. Étienne Gernelle la réfute, s’estimant victime d’une forme de « complotisme » (sic), mais sans répondre sur les faits. Les journalistes témoignent.

Comment en êtes-vous venus à réaliser l’interview d’Ahmed Kadaff Al-Dam ?

Michel Despratx et Geoffrey Le Guilcher : Cette interview était le résultat de plusieurs mois de tractations et de repérages. Kadaff Al-Dam vivait en résidence surveillée en Égypte, protégé par ses propres hommes et par les services égyptiens. Obtenir cet entretien n’allait pas de soi. Nous avons patienté une semaine sur place pour finalement pouvoir le réaliser. Il a duré une journée entière et s’est déroulé en arabe, grâce à la traduction simultanée d’un collègue journaliste bilingue, Luc Abouzeid, spécialiste du Moyen-Orient. Luc, aujourd’hui décédé, a été notre traducteur, notre co-auteur, et notre  “fixeur” sur place. Ensuite, nous avons fait traduire l’intégralité de l’échange enregistré par un interprète assermenté. Dans l’interview, Kadaff Al-Dam atteste avoir été présent auprès du Guide lors de la visite de Nicolas Sarkozy à Tripoli, en 2005. Il était sous la tente pour l’accueillir, et il confie qu’après cet entretien Kadhafi lui a révélé qu’un deal avait été passé avec Sarkozy, portant sur le financement de la future campagne présidentielle du ministre français. Kadaff Al-Dam explique aussi qu’un  “Comité spécial” libyen a été créé pour gérer le financement.

Comment réagit l’équipe du Point lorsque vous présentez cet article ?

Très favorablement. Le chef du service étranger nous met immédiatement en contact avec le directeur du journal, Étienne Gernelle, qui se montre aussitôt preneur. Gernelle réagit en journaliste, il voit une exclusivité pour son journal. Il nous dit : c’est d’enfer, l’interview est géniale. Par ailleurs, Kadaff Al-Dam nous a confié de nombreuses photos sur lesquelles il apparaît en compagnie de personnalités politiques françaises de gauche (Roland Dumas) et de droite (Alain Juppé), ainsi qu’avec un certain nombre de chefs d’État (Berlusconi, Mandela, Tony Blair…), ce qui rend le sujet attractif, et l’intéresse beaucoup. Gernelle achète le papier et nous demande d’écrire deux pages supplémentaires, de contextualisation. On lui rend cet article supplémentaire huit jours après. Il ne change pas un mot. Toute la rédaction en chef du journal se montre enthousiaste. Le vendredi précédant la publication, l’un de nous appelle Véronique Waché, l’attachée de presse de Nicolas Sarkozy, pour lui demander une réaction. Elle nous transmet quelques jours plus tard une phrase par SMS que nous intégrons à l’article.

À ce moment-là, vous n’êtes pas informés du fait que l’attachée de presse a pris contact avec Jérôme Béglé, le directeur adjoint du Point, puis Étienne Gernelle ?

Aucunement. Nous nous retrouvons au siège du Point pour le bouclage, dès le lundi. Et là, nous nous trouvons devant la maquette, le sujet est monté, nous ajustons le texte, il y avait deux phrases à réduire pour faire entrer une photo, quand le chef du service étranger vient nous voir. Il est embarrassé. Il dit à l’un de nous : « Écoute, je ne sais pas ce qui se passe. Va voir Gernelle : ça bloque. » On retrouve le directeur du Point dans son bureau. Il est livide. Vraiment bizarre. Jusque-là nous l’avions vu enjoué et chaleureux, donc nous sommes surpris. Il nous annonce qu’il ne veut pas que Luc, notre co-auteur qu’il n’a pas rencontré car il est malade, et se trouve hospitalisé, soit signataire de l’article avec nous comme on l’avait prévu.

L'ouverture du dossier spécial, mis en page. © drL’ouverture du dossier spécial, mis en page. © dr

Cet argument d’un troisième signataire « imprévu » a été l’explication brandie par Étienne Gernelle pour justifier la censure…

C’est une déformation des faits. Nous avions posé dès le départ cette demande de signer à trois. Luc avait participé à l’entretien, il était un journaliste reconnu du Moyen-Orient, et avait parallèlement une petite activité de consultant. Dès le premier jour, nous mentionnons donc son rôle et surtout son CV. Précisons qu’il n’était pas présent avec nous au Point parce qu’il était gravement malade et en séjour à l’hôpital. C’était totalement transparent. Et alors, la veille de la parution, lorsque Gernelle  nous dit : « Il y a un souci, je ne veux pas que ce Luc signe l’article avec vous », nous appelons Luc pour le mettre en contact direct avec Gernelle, et Luc propose donc de ne pas co-signer. Mais Étienne Gernelle n’était pas encore satisfait, il a demandé à réfléchir, en ajoutant qu’il n’aimait pas « prendre des décisions sous la pression ». En réalité, sa décision était prise. Une semaine plus tard, dans un café au pied du journal, il s’excuse et nous annonce qu’il ne publiera pas l’article. Il s’engage à nous régler la moitié de la somme prévue – on n’en a jamais vu la couleur, d’ailleurs…

Vous avez donc appris récemment que des écoutes judiciaires prouvaient les conversations de plusieurs membres du cabinet Sarkozy au sujet de votre article, et puis dans la foulée avec des dirigeants du Point. Quelle a été votre réaction ?

Cela nous fait voir autrement les étranges arguments de Gernelle pour mettre à la corbeille un article qu’au départ il trouvait excellent ! Nous n’avions à l’époque aucun indice d’un dialogue, dans notre dos, de la direction du Point avec des sarkozystes au sujet de notre article. Ces écoutes dévoilent une facette étonnante des relations d’un grand média national et du pouvoir politique. On y découvre un membre du cabinet de Sarkozy qui demande au directeur du Point ce qu’il doit répondre au témoignage nouveau confirmant un financement de Nicolas Sarkozy par Kadhafi, qui va sortir dans son journal. « Mais comment je gère ça ? » demande au téléphone la collaboratrice de Sarkozy, Véronique Waché,  à Étienne Gernelle.

On y apprend ensuite qu’Étienne Gernelle, le directeur du Point, a suggéré à une collaboratrice de Nicolas Sarkozy les éléments de réponse à nous faire parvenir [« Tu trouves une phrase en disant on ne prend pas ça au sérieux et on en à rien à foutre quoi », lui a-t-il dit – ndlr]. Bref. Après cette conversation dont Gernelle ne nous a jamais informés, nous recevons un SMS de réponse du cabinet de Sarkozy qui précise : « Il s’agit une fois de plus d’un témoignage fantaisiste sans aucune crédibilité »… Après ça, Le Point renonce à la publication pour des raisons qui ne sont pas celles avancées aujourd’hui par Gernelle.

Sans prétendre savoir ce qui s’est passé exactement, nous tenons juste à préciser que sa théorie du troisième homme apparu en cours de route est mensongère. Finalement, nous sommes allés voir la concurrence et notre article est sorti dans un autre journal, deux mois plus tard. L’Express l’a pris sans hésiter en lui donnant la même place que celle initialement prévue dans Le Point : six pages et un bandeau d’accroche en une. Le plus cocasse aura été de recevoir, après tout ça, un SMS de félicitations du directeur du Point.

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