Par Jean Bricmont

Publié le 07 février 2018 | Arrêt sur info

A première vue, Pascal Boniface, Houria Bouteldja, Rokhaya Diallo, Gérard Filoche, Dieudonné M’bala M’bala, Danièle Obono, Edwy Plenel, Alain Soral, le journal pour enfant Youpi, et un obscur Belge qui a perdu son emploi pour un like sur Facebook n’ont rien en commun. On éviterait sûrement de mettre longtemps toutes ces personnes dans une même pièce : Gérard Filoche déteste Alain Soral, Alain Soral et Houria Bouteldja se méprisent mutuellement, et ainsi de suite.

Ce qu’ils ont néanmoins en commun c’est d’avoir été récemment des cibles de la « lutte contre la haine ».

En France, la « haine » a plusieurs visages : « l’antisémitisme » bien sûr, mais aussi « l’islamo-gauchisme ». Ces mots sont entourés de guillemets, parce qu’aucun n’est défini précisément et c’est bien cela la source du problème. Ce sont des attitudes qu’on attribue plutôt que des faits que l’on constate. Ce n’est qu’aux yeux des autres qu’on est « antisémite », ou « islamo-gauchiste », c’est-à-dire aux yeux de ceux qui s’arrogent le droit de définir ces termes et de les utiliser pour stigmatiser les individus qu’ils n’aiment pas.

Alain Soral est une cible régulière de cette « lutte ». Il a entre autre été condamné pour une caricature sur l’holocauste qui était une imitation directe d’une caricature publiée par Charlie Hebdo et représentant le chanteur belge Stromae, dont le père rwandais est mort en 1994 au Rwanda, au milieu d’os dispersés et disant « papa où t’es ? ».

Les deux caricatures sont évidemment de très mauvais goût. Mais au nom de quoi juge-t-on que celle de Charlie est autorisée et pas celle publiée sur le site de Soral ? Et, si on veut vraiment « lutter contre l’antisémitisme », ne devrait-on pas réfléchir au fait que si une caricature est condamnée et pas l’autre, cela pourrait laisser penser que cette différence de traitement reflète la différence de pouvoir entre les communautés potentiellement offensées ?

Tout comme Charlie peut prétendre qu’il ne se moque pas du génocide rwandais, la défense de Soral est qu’il ne se moque pas de l’holocauste comme événement mais de son exploitation économique et idéologique. Depuis le livre de Norman Finkelstein sur L’Industrie de l’Holocauste, il n’y a pas de doute qu’une telle exploitation existe. Mais tout débat libre sur ce sujet est en pratique impossible. Et partout où le débat est interdit, il y a prolifération de rumeurs, de plaisanteries, d’histoires racontées sous le manteau ; pour s’en convaincre, il suffit de penser à la situation passée dans les pays socialistes où à ceux dans lesquels l’Eglise catholique exerçait son contrôle idéologique. Aucune condamnation pénale n’empêchera ces effets pervers.

Edwy Plenel et Pascal Boniface ont été accusés de « complicité » avec Tarik Ramadan lors des accusations de viol lancées à l’encontre de celui-ci. Manuel Valls alla jusqu’à demander qu’on arrête de subventionner l’IRIS, institut de recherche dirigé par Pascal Boniface. Pourtant, jusqu’à nouvel ordre, le viol relève de la responsabilité individuelle et personne n’accuse sérieusement Plenel et Boniface d’avoir commis des viols.

L’accusation porte sur la « complicité idéologique ». Qu’est-ce encore ? Ramadan est un prédicateur musulman ; on n’imagine pas Plenel ou Boniface se convertir à l’islam. Il est vrai que Plenel et Boniface ont défendu la possibilité pour Ramadan de s’exprimer et ont parfois débattu avec lui. Mais si cela ressort de la « complicité » et est invoqué juste au moment où Ramadan est accusé de viol, alors c’est qu’une nouvelle étape dans la culpabilité par association a été franchie.

On reproche même à Plenel de ne pas avoir dénoncé ces viols. Mais, même en supposant qu’il ait eu soupçon de ceux-ci, ce dont on n’a aucune preuve, les dénoncer avant que des plaintes ne soient déposées l’aurait exposé à des poursuites pour calomnie.

Avec Danièle Obono et Rokhaya Diallo on entre dans la sphère de l’islamo-gauchisme et du « racisme anti-blanc ». Danièle Obono est députée de la France Insoumise et Rokhaya Diallo est une intellectuelle qui a été nommée puis évincée du Conseil national du numérique. Il serait trop long de passer en revue toutes les polémiques dans lesquelles Obono et Diallo sont impliquées, mais elles concernent essentiellement leur dénonciation du « racisme d’état », de « l’islamophobie », et leur soutien à des rencontres « non-mixtes » c’est-à-dire réservées à des « non-blancs ».

Il y aurait une façon très simple d’organiser des rencontres non-mixtes sans susciter de vindicte « républicaine »: les faire sur invitation ou organiser des clubs dont les membres sont choisis par cooptation (comme dans les loges maçonniques par exemple). Et s’arranger pour n’inviter que des « racisés ». Comment interdire cela ?

Plus fondamentalement, comme le dit Mélenchon, ces réunions sont l’expression d’une souffrance : ne devrait-on pas d’abord s’interroger sur ce qui motive la tenue de ce genre de réunions ? Est-ce uniquement une haine irrationnelle des « blancs » , ou il y a-t-il peut-être des raisons de se sentir mal à l’aise pour parler de racisme en face de « blancs » ? Peut-on seulement imaginer que, lors de réunions « mixtes », des « blancs » minimiseraient ce racisme ou verraient dans sa dénonciation simplement une expression de la « culture victimaire » ?

Avec Houria Bouteldja, on passe à un stade supérieur : si elle n’existait pas, la « laïcité républicaine » devrait l’inventer pour avoir un objet « légitime » d’indignation vertueuse : elle arrive à faire passer simultanément au rouge tous les boutons de la bien-pensance, « racisme anti-blancs », « antisémitisme », « homophobie ». Si on veut bien la lire entre les lignes ou au-delà de la provocation, il n’y a rien de tel chez elle ; elle veut simplement défendre les populations auxquelles elle s’identifie et qui sont stigmatisées au nom de la lutte contre l’antisémitisme ou l’homophobie (je pense qu’elle le fait maladroitement, mais c’est une autre question). A mon humble avis, le vrai problème d’Houria Bouteldja, c’est qu’elle est entièrement dans la galaxie « post » : postmoderne, postcoloniale, et par là, dans l’irrationalisme. Mais ça, c’est justement très «penseur français », au moins depuis les années 1960.

Quoi qu’il en soit, on a jugé nécessaire de retirer une invitation qui lui avait été faite pour donner un séminaire à l’université de Limoges, suite à des pressions exercées depuis l’extérieur de l’université. Il paraît que sa venue « banaliserait l’antisémitisme ». Mais on est à nouveau devant un dilemme : soit il faut croire qu’il n’y a rien de choquant dans d’autres séminaires universitaires (les nombreux séminaires de philosophie favorables à Heidegger par exemple), soit que les gens qui sont choqués par les propos d’Houria Bouteldja ont le bras plus long que d’autres.

Gérard Filoche a retweeté une caricature de Macron qui certes avait un caractère antisémite mais dont on peut aussi penser que Filoche ne s’en était pas aperçu, comme il le soutient. Il a bien sûr retiré son tweet, s’est excusé pratiquement à genoux, rien n’y fit : il est attaqué en justice et a été exclu du PS, où il avait milité toute sa vie et dont il était la caution de gauche.

Avec Dieudonné, on est dans le spectacle permanent, même en dehors des salles. Manuel Valls juge insupportable le fait qu’il puisse encore se produire en public et, par là, gagner sa vie. Valls devrait aussi trouver insupportable la séparation des pouvoirs qui font que les décisions concernant le droit de Dieudonné à jouer ses spectacles relèvent exclusivement de la justice qui, au moins récemment, a plutôt défendu la liberté d’expression.

Et le journal Youpi ? Il a dû retirer de la vente son numéro de janvier parce qu’il avait écrit que tous les pays du monde ne sont pas d’accord pour reconnaître Israël comme un « vrai pays », ce qui est par ailleurs exact, vu que certains pays ne reconnaissent pas Israël. Il avait écrit la même chose pour la Corée du Nord, ce qui est aussi exact, mais cela n’a évidemment provoqué aucune réaction.

Finalement, un tribunal belge a confirmé le licenciement d’un employé qui, après avoir accepté la demande de son employeur de ne plus partager sur son mur Facebook des liens de soutien à Dieudonné a néanmoins « liké » un tel lien, ce qui avait entraîné son licenciement immédiat.

Tous ces procès en sorcellerie sont facilités par le fait qu’ils n’intéressent pas l’immense majorité de la population qui a suffisamment de problèmes concrets à résoudre pour ne pas s’indigner devant un bout de phrase ou un morceau de spectacle. Pour l’essentiel, ces procès sont des jeux d’intellectuels, de politiciens ou de journalistes qui rivalisent de vertu « laïque et républicaine ».

La réponse habituelle des défenseurs de la « lutte contre la haine » c’est qu’il y a des actes racistes ou antisémites et que ceux-ci sont encouragés par les discours de haine. Il reste à démontrer que des individus vont risquer leur vie dans des attentats antisémites parce qu’ils ont lu Plenel, Boniface ou le journal Youpi, ou même assisté à un séminaire de Bouteldja ou à un spectacle de Dieudonné. Et, en ce qui concerne l’antisémitisme, on devrait, au contraire, se demander s’il n’est pas alimenté par la confusion constante, de la part de certaines organisations, entre la « lutte » contre un sentiment d’hostilité envers une partie des Français, ceux d’origine juive, et le soutien à un Etat étranger, Israël.

Et comment peut-on dénoncer sans arrêt le communautarisme musulman ou l’islamo-gauchisme et passer sous silence l’afflux de toute la classe politique au dîner du Crif ? Il y a un moment où le « deux poids deux mesures » devient trop visible pour ne pas être contre-productif.

Toute cette agitation fait par ailleurs partie d’une démarche proprement religieuse qui consiste à croire à la magie de la parole. Ce n’est pas parce qu’un individu déclare à Paris qu’Israël n’a pas le droit d’exister que cet État muni d’armes nucléaires va disparaître demain. La preuve, c’est que depuis des décennies toutes les autorités européennes demandent la cessation de la colonisation de la Cisjordanie (ce qui est bien moins que la mise en question de la légitimité d’Israël), et que celle-ci continue de plus belle.

Bien sûr, les idées des personnes mentionnées ci-dessus sont souvent très discutables et devraient être discutées. Mais c’est justement ce qui n’est presque jamais fait : les idées comme les personnes qui les portent sont simplement diabolisées et tout débat à leur sujet est rendu de fait impossible.

Finalement, on se souviendra que, lors du « putsch des généraux » à Alger en 1961, De Gaulle disait que ce qui était grave dans cette affaire, c’est qu’elle n’était pas sérieuse. Mais si cette histoire ne l’était pas, comment peut-on prendre au sérieux un séminaire de Bouteldja, un spectacle de Dieudonné ou un tweet de Filoche ? Comment pouvons-nous à ce point être dominés par des craintes imaginaires ?

Jean Bricmont

Professeur de physique théorique et mathématique, essayiste, Jean Bricmont est l’auteur de plusieurs articles sur Chomsky, co-directeur du Cahier de L’Herne consacré à Noam Chomsky. Il a publié notamment avec Alan Sokal: Impostures intellectuelles (1997), À l’ombre des Lumières avec Régis Debray (2003) et Impérialisme humanitaire (2005). Son dernier ouvrage : La République des censeurs. Editions de l’Herne, 2014

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