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19 avril 2024

Libye Les mystères de Seif


Par Maryline DUMAS

Seif al-Islam, le deuxième fi ls de  Mouammar Kadhafi , aurait été libéré au courant de l’été 2017. Sans « adresse connue », il demeure pourtant invisible. Pour certains, cet homme dans l’ombre reste un recours politique potentiel. Pour la plupart, il n’est qu’un personnage du passé, recherché et dont « l’héritage politique » divise même les milieux kadhafiste.
Assis en tailleur sur un tapis posé à même l’herbe, l’homme, en pantalon et T-shirt vert kaki, tourne la tête, comme pour éviter la photo. Sa casquette au motif de camouflage et ses lunettes de soleil cachent son visage. La main gauche vient recouvrir la main droite, ne laissant pas apparaître les doigts de celle-ci. Le pouce, l’index et l’annulaire sont vraisemblablement coupés, résultat des violents affrontements de l’année 2011. Difficile de reconnaître avec certitude Seif al-Islam Kadhafi sur cette photo. Pourtant, il s’agit bien de lui, l’été dernier en Libye, selon le Haut Conseil suprême des tribus libyennes, réunissant des représentants tribaux partisans de l’ancien régime. Si cet organe kadhafiste dit vrai, cette image est le seul élément ayant filtré depuis la libération supposée de Seif al-Islam, et même depuis sa dernière apparition publique en 2014.
Nous sommes bien loin du dandy, ami de Tony Blair et d’Albert de Monaco, qui fréquentait la jet-set. Connu pour ses frasques – malgré tout moins mouvementées que celles de ses frères –, le second fils de Mouammar Kadhafi (le premier issu du mariage avec Safia Farkash) s’était constitué un sérieux carnet d’adresses dans les milieux diplomatiques. Diplômé en architecture à Tripoli, d’un MBA d’économie et management à Vienne et d’un doctorat de la prestigieuse London School of Economics, Seif al-Islam a longtemps été considéré par les chancelleries occidentales comme un successeur potentiel à Mouammar Kadhafi, d’autant qu’il apparaissait plus souple et accommodant. Mais quand éclate la révolution, il se montrera pourtant intraitable, promettant des « rivières de sang » si les manifestations se poursuivaient.
C’est en novembre 2011 – après la mort de son père et la chute du régime – que Seif al-Islam est arrêté dans la région de Sebha, capitale du Fezzan (sud libyen) par une brigade de Zintan, fief révolutionnaire bédouin(nord-ouest). Le quadragénaire, qui se faisait passer pour un chamelier, aurait été trahi par un de ses hommes. Pour la petite cité de 42 000 âmes (80 000 dans le district), l’illustre prisonnier devient un véritable trésor. Pas question de le laisser partir à Tripoli, « sous la coupe des brigades de Misrata qui veulent se venger. Ici, à Zintan, Seif al-Islam est en sécurité » disait, juste après la capture, un rebelle au quotidien Libération. Malgré les demandes du gouvernement de Tripoli (alors unique) et de la Cour pénale internationale qui a lancé un mandat d’arrêt contre lui pour « crimes de guerre présumés » pendant la révolte, Seif al-Islam restera donc à Zintan. C’est depuis le tribunal de la ville, par vidéo-conférence, qu’il comparaît devant la justice – de façon aléatoire – au procès qui s’ouvre à Tripoli, où sont jugés une trentaine de responsables kadhafistes, dont lui-même. Il est officiellement accusé de crimes de guerre, de corruption, d’incitation au viol et aux meurtres, avant et pendant la révolution de 2011.
Au printemps 2014, il apparaît ainsi pour la dernière fois : en tenue bleue de prisonnier, enfermé derrière de lourdes grilles, il ne parlera – laissant entrevoir la perte d’une dent – que pour dire au juge qui s’inquiète de sa défense : « C’est Dieu mon avocat. » Fin du premier acte.
AUCUNE APPARITION MÉDIATISÉE
28 juillet 2015. Après un interminable et chaotique procès, Seif al-Islam est condamné à mort par contumace. Huit autres personnes – parmi lesquelles son oncle par alliance et ex-chef des services de renseignements, Abdallah Senoussi – se voient infliger la même peine. Seule différence : alors que ces derniers sont dans la capitale, Seif, lui est toujours à Zintan. À l’été 2014, la ville a pris un peu plus ses distances avec Tripoli, tombée aux mains de la coalition islamo-conservatrice de Fajr Libya (Aube libyenne), ennemie jurée de Zintan. Le fief révolutionnaire soutient alors la Chambre des représentants, parlement élu en juin 2014 qui s’est installé à Tobrouk (libéré en février 2011), dans l’extrême-est.
Mai 2014. Au tribunal de la ville de Zintan, il comparaît devant la justice, à distance, au procès des responsables kadhafistes qui se tient à Tripoli. REUTERS

Au lendemain des procès, cette assemblée vote une loi d’amnistie pour les responsables kadhafistes. Dès lors, les rumeurs de libération du fils du Guide se succèdent. On le dit d’abord libre de ses mouvements à Zintan, voire marié et même jeune père de famille. Mais l’homme est aux abonnés absents.
En début d’année 2017, Ajmi Al-Atri, chef de la brigade Abou Baker Al-Sidiq de Zintan qui détenait Seif al-Islam, affirme à France 24 : « Selon la loi libyenne, Seif est libre, il se trouve quelque part sur la terre libyenne. Seif al-Islam peut avoir un rôle primordial pour réunir le peuple libyen et refaire son unité. Lui seul est capable de fédérer les partisans de l’ancien régime et ceux qui ont fait la révolution. » De leur côté, les autorités de Zintan – de plus en plus divisées entre les déçus de la révolution et ceux qui y croient encore – s’agacent, nient l’information et interdisent à Ajmi Al-Atri de s’exprimer publiquement. Seif est devenu un fardeau. « Les Libyens se battent contre nous à cause de lui. Ils pensent que nous sommes des kadhafistes », explique Mokthar al-Akhdar, un des leaders militaires de la ville. En juin 2017, sa libération est de nouveau annoncée. Et cette fois, personne ne dément. Tout le monde attend une apparition ou une déclaration du fils Kadhafi. Peine perdue. Seif al-Islam reste muet et invisible, hormis cette photo mentionnée plus haut dont la date, le lieu et la véracité n’ont pas pu être authentifiés. Pourtant, nombreux sont ceux qui s’attendent à le voir revenir sur la scène politique.
En ligne de mire, l’élection présidentielle que les Nations unies souhaitent voir se dérouler en septembre 2018 (voir encadré). Dans cette hypothèse, il semble toutefois difficile au fils du Guide de se présenter, selon Jalel Harchaoui, doctorant à l’Institut français de géopolitique : « Ce qui était possible il y a six mois le devient de moins en moins. […] L’apparition de Seif, dans le cas d’une candidature, est une étape clé qui ne doit pas avoir lieu à Zintan ou Bani Walid [bastion kadhafiste, NDLR] pour avoir une envergure nationale. » Le chercheur voit deux raisons à cette absence prolongée. La première concerne la sécurité. Recherché par le procureur de Tripoli et considéré comme un rival par Khalifa Haftar, le chef de l’autoproclamée Armée nationale de libération, Seif al-Islam ne peut se déplacer facilement en Libye. Tripoli, Misrata et Benghazi lui sont fermés. L’expert envisage également une hypothèse plus politique : Seif souhaiterait créer une alliance avec les Frères musulmans et les islamistes avant de se prononcer. « Ce serait un joli coup. Il utiliserait ses liens passés pour s’ouvrir de nouvelles pistes. Avec Abdelhakim Belhadj [membre de l’ancien Groupe islamique combattant, considéré comme proche d’Al-Qaïda, classé terroriste par l’ONU et opposant à Mouammar Kadhafi, NDLR] à ses côtés, il serait bien plus pris au sérieux, tout en restant compatible avec l’ordre ancien », estime Jalel Harchaoui. Pour accréditer cette thèse, il convient de remonter à 2007, lorsque la Libye a normalisé ses relations à l’international. Seif al-Islam utilise alors la « Fondation internationale Kadhafi pour la charité et le développement » qu’il préside pour lancer un dialogue avec les membres du Groupe islamique combattant en Libye (GICL). C’est à lui qu’Abdelhakim Belhadj, Ali Sallabi (théoricien religieux) et de nombreux opposants islamistes à la dictature doivent leur sortie des prisons de la Jamahiriya. Aujourd’hui, ils jouent un rôle d’influence en Libye. Une ouverture qui pourrait donner à Seif al-Islam
une figure de consensus mais également se retourner contre lui. Mokthar al-Akhdar, un des leaders militaires de Zintan, résume ainsi : « Si son père était encore en vie, il aurait luimême placé Seif en prison. Ghariani [mufti de Tripoli, NDLR], Belhadj, Sallabi… Tous ces islamistes qui posent problème en Libye, c’est Seif qui leur a permis de rentrer dans le jeu. » Une frange non négligeable de kadhafistes partagent cette opinion, estimant que l’ouverture prônée par le fils prodigue a conduit à la chute du régime. Publiquement, Seif al-Islam a plusieurs fois fait part de ses regrets. « Je le jure devant Dieu. J’ai fait beaucoup trop pour ces deux hommes et en retour, ils m’ont trahi. Abdelhakim Belhadj et Ali Sallabi n’apporteront rien de bon, ni au pays, ni aux Libyens », affirme-t-il à ses geôliers dans une vidéo de novembre 2011. Élections ou pas, Seif, 45 ans, a en tout cas été formé pour succéder à son père. Dans les années 2000, il était considéré comme un ministre des Affaires étrangères bis. Mais de l’avis de nombreux observateurs, le bilan réel de ses années d’« héritier » est mauvais. Sa volonté d’élaborer une Constitution et d’engager un programme de réformes ont créé beaucoup d’espoirs, même parmi les opposants de la Jamahiriya en 2007. Ils seront finalement douchés par le Guide lui-même. « Cela lui a brisé les ailes », juge un diplomate. Jalel Harchaoui va plus loin : « Il avait un rôle en or à cette époque. Il fallait être incompétent pour rater les années 2007-2010. Et même lorsque la révolution a éclaté, il n’a pas abattu la bonne arte. Il aurait alors dû jouer au “ good cop-bad cop ” avec son père, lui-même endossant le rôle du bon. » Malgré tout, l’expert estime que dans le cas d’une candidature, Seif pourrait avoir une influence certaine et notamment « gâcher la fête de Khalifa Haftar ». Ce dernier ne semble ne pas s’y tromper. Dans une interview accordée à l’hebdomadaire Jeune Afrique (07/01/18), le maréchal le décrit comme un « pauvre type que l’on essaye d’utiliser à des fins vénales ». Et ajoutant que « beaucoup de naïfs continuent malheureusement de croire en Seif al-Islam ».
QUAND LES TRIBUS S’EN MÊLENT
Un sondage effectué par le Centre maghrébin d’études sur la Libye (CMEL) révèle que plus de 90 % des individus interrogés ont déclaré ne pas être satisfaits de la situation générale du pays *. Pour 10,2 % de ceux-ci, l’arrivée de Seif al-Islam au pouvoir est considérée comme une solution. Le directeur du CMEL, Rachid Khechana, reste cependant prudent : « Il y a une sympathie certaine. Mais il ne faut pas négliger la part des nostalgiques, qui ne sont pas forcément kadhafistes mais jugent que la situation était meilleure avant. Cela ne veut pas dire que cette sympathie se transformera en bulletin de vote au nom de Seif. » L’atmosphère semble en tout cas favorable à la réconciliation. En mai 2017, la prison al-Hadhba de Tripoli a changé de mains, jusqu’alors contrôlée par Khaled Cherif, un ancien du GICL et proche d’Abdelhakim Belhadj. Les brigades de Tripoli ont mis en fuite cet ancien secrétaire d’État et transféré les prisonniers les plus illustres. Parmi eux, les kadhafistes condamnés à mort, tel que Abdallah Senoussi, deux anciens
Premiers ministres (Abuzed Dorda et Baghdadi Mahmoudi) et Saâdi Kadhafi, un des quatre fils encore en vie du leader. Extradé du Niger vers Tripoli en 2014, il est accusé du meurtre d’un footballeur et d’être impliqué dans la répression de 2011. Les conditions de vie de ces prisonniers, Éloignés de Khaled Cherif, se sont beaucoup améliorées. Un membre de la famille d’Abuzed Dorda indique à présent pouvoir lui rendre visite comme bon lui semble. D’après nos informations, les responsables verts ont pu fêter plus que dignement l’Aïd el-Kebir, à l’automne dernier, dans un hôtel de luxe de la capitale.
« Certains révolutionnaires ont fait bien plus de mal à notre pays que les kadhafistes » justifiait, en septembre, Hashim Bechir. Un revirement spectaculaire pour le conseiller sécuritaire du Premier ministre de Tripoli et ancien chef du Conseil suprême de sécurité de la ville. Encore faudrait-il que Seif al-Islam soit candidat. Or le Haut Conseil suprême des tribus libyennes (constitué de la plupart des chefs du temps du Guide), qui l’a nommé en septembre « représentant légal de la Jamahiriya occupée », s’oppose à ces élections. Franck Pucciarelli, représentant pour l’Europe de l’organisation kadhafiste, pointe d’abord les problèmes sécuritaires qui rendent presque impossible l’organisation d’un scrutin ouvert à tous et qui exclura très probablement les exilés. Leur nombre varie selon les sources, mais il dépasse très certainement le million. Beaucoup sont des hauts fonctionnaires ou partisans de l’ancien régime forcés, à la révolution, de quitter le pays. Surtout, « le conseil considère que la Jamahirya est aujourd’hui occupée, il ne peut accepter des élections menées par l’ONU, considérée comme responsable du chaos actuel à travers la résolution 1973 [le texte de mars 2011 renforce l’embargo sur les armes et instaure un régime d’exclusion aérienne pour « protéger les civils contre des attaques systématiques et généralisées », NDLR]. » Alors pourquoi tout ce bruit autour d’une candidature de Seif al-Islam ? Khaled Al-Zaïdi, l’avocat de la famille Kadhafi, et, plus récemment, Abdel Majid al-Mansouri, un proche, ont fait des déclarations alimentant ces conjectures. « Les personnes qui ont fait partie du réseau tentent une dernière sortie médiatique », juge Jalel Harchaoui. Franck Pucciarelli est plus cassant : « Seif n’a pas besoin de passer par son avocat. Mais c’est positif car cela fait parler de lui. »
DES LINGOTS DANS LE DÉSERT
Les kadhafistes ont un autre objectif, qu’ils tentent de défendre auprès des chancelleries occidentales : l’organisation d’un référendum sur un retour à la Jamahiriya arabe libyenne. Le Haut Conseil suprême des tribus libyennes aLes années champagne et jet-set. Comme à l’Opéra de Vienne, ici en 2006, en compagnie notamment de la chanteuse Carmen Electra (à sa gauche). WILLI SCHNEIDER/REX SHU/SIPA

déjà ficelé un scénario en cas de victoire : Seif al-Islam serait légitimé avec, à ses côtés, sa soeur, Aïcha Kadhafi, en tant que responsable des affaires étrangères, et Ali Kana comme responsable de la défense populaire. La première a fui la Libye en août 2011, bien avant la mort de Mouammar Kadhafi. L’avocate de formation est l’unique fille biologique de l’ancien leader. Réfugiée en Algérie avec sa mère et deux de ses frères Mohamed et Hannibal, elle appelle, fin 2011, au soulèvement : « Vengez le sang de vos martyrs. Révoltez-vous contre le nouveau gouvernement. » Alger est gêné par cette invitée trop bavarde. Officiellement, le ministère des Affaires étrangères déplore « le fait que Madame Aicha Kadhafi ait enfreint les règles de l’hospitalité qui lui est accordée, à titre humanitaire. » La famille est finalement envoyée à Oman. Depuis leur installation dans le sultanat, en 2012, les Kadhafi restent muets.

Le second, Ali Kana, est moins connu. Ce général touareg, originaire de la région de Ghat (sud-ouest), a commandé en 2011 les forces pro-Kadhafi dans le sud du pays. Il s’est ensuite exilé au Niger avant de réapparaître en Libye où il aurait formé une petite armée. À la libération de Seif al-Islam, beaucoup estimaient qu’il avait probablement rejoint le chef touareg. Où qu’il soit, une chose est sûre : le dandy polyglotte a besoin d’argent pour s’organiser. Pour Jalel Harchaoui, ce ne devrait pas être un problème. Le chercheur estime que les fonds et actifs libyens dans le monde s’élevaient à 180 milliards de dollars en 2010. D’autres experts évoquent même la somme de 400 milliards. Disséminée dans le monde entier et contrôlée par la Guide et son entourage proche, cette fortune, issue de la manne pétrolière libyenne, reste opaque et difficile à identifier. Elle serait constituée de fonds liquides, d’or – Abdullah Senoussi affirmait en 2012 que des lingots avaient été enterrés dans le désert libyen –, de comptes bancaires dans des paradis fiscaux, de sociétés-écrans et d’investissements dans des secteurs comme les télécommunications, les hôtels, les infrastructures… Une toile d’araignée si vaste que tout n’aurait pas pu être gelé en 2011. « Il est difficile d’avoir des chiffres précis mais j’estime qu’entre 10 et 20 milliards de dollars ont disparu pendant la révolution. Seif al-Islam, au fait des montages, pourrait en récupérer un milliard. Le problème, c’est qu’il est pris entre deux feux : il lui est difficile de voyager avec la CPI et Tripoli qui le recherchent. » Pour les kadhafistes, c’est précisément pour des questions financières que Seif ne peut pas sortir au grand jour. Détenteur de nombreux secrets, il pourrait demander, pour prix de son silence, à récupérer son argent placé à l’étranger.
* Sondage réalisé en octobre 2017 auprès de 1 211 Libyens vivant dans cinq
villes de Tripolitaine (côté occidental).
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