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29 mars 2024

Comme une fraternité africaine


Actualité

Olivier Mukuna

Dimanche 16 décembre 2018

A l’heure où disparaît un homme d’Etat doublé d’un intellectuel de valeur, chacun préserve ses sentiments ou cultive son indifférence. Dans le village psychiatrique nommé Belgique, il n’y a pourtant pas beaucoup de Philippe Moureaux. Et vu comment ça tourne : « l’espèce » est clairement en voie de disparition. Ce qui réjouit les vendus et les hypocrites. Ce qui ajoute à ma tristesse de voir partir cet homme que je respectais.

Au-delà de ses victoires, de ses erreurs, de nos désaccords, j’ai envie de raconter aujourd’hui mon « Flupke Moustache ». Celui des coulisses, de la sensibilité, de la pudeur, de la fraternité inébranlable. Tant pis si, de là-haut, il me dira encore : « C’est bien ce que tu fais, mais tu parles trop de toi »…

Philippe Moureaux, je l’ai d’abord connu comme étudiant. C’était mon passionnant prof de Critique historique à l’Université Libre de Bruxelles (ULB). Mais ce sont deux souvenirs pros qui me restent gravés en mémoire. C’était en 2007. Dans l’actu, une décision contestable de l’Université précitée. La sienne, la mienne, celle de mon père pendant 35 ans. En cause, déjà : la censure de Tariq Ramadan. La controverse était vive mais aucun de nos « courageux » politiciens n’osaient tenir parole médiatique sur le sujet. J’eus alors l’idée de joindre Philippe Moureaux. Pour trois raisons journalistiques citées dans mon chapô de l’époque :

« Suite au refus du recteur de l’ULB, Philippe Vincke, d’autoriser l’islamologue Tariq Ramadan à participer à un débat contradictoire au sein de l’Université bruxelloise, beaucoup ont réagi. Sauf le monde politique, très prudent sur une affaire plus qu’embarrassante. Vice-président du PS, professeur honoraire, membre du CA de l’ULB et bourgmestre de Molenbeek – commune bruxelloise à forte population arabo-musulmane -, Philippe Moureaux a le courage de sortir du bois » (*).

A la fin de cette interview téléphonique, il y a 11 ans, je me souviens du renversement des rôles initié par Moureaux. Première question : « Rappelez-moi votre nom et le média dans lequel notre entretien sera publié ? » Après rappel de mon identité, je lui répondis : « C’est pour Le Soir, mais si ça marche pas, j’essayerai du côté de la Suisse ». Il eût un petit rire, ajouta quelques compléments et conclu sur un ton faussement distant : « Vos questions étaient intéressantes, ça me change… Bonne chance ! »

Souvent décrit comme un requin politique, un stratège froid, cynique et brutal, Philippe Moureaux venait de me surprendre. D’abord pour sa réponse courageuse à ma question dérangeante : « Tariq Ramadan estime que ses positions critiques à l’égard du gouvernement israélien expliquent l’hostilité que lui vouent certains intellectuels. Qu’en pensez-vous ? ». Réponse : « Je crains qu’il n’ait raison »… Ensuite, pour son compliment, émanant d’un politicien influent et puissant qu’on disait assez avare en la matière. Surtout envers les journalistes. Notre interview sera refusée par la direction « éclairée » du quotidien Le Soir. Dix jours après ma proposition, celle-ci enverra un de ses journalistes interviewer… Philippe Moureaux sur le même sujet. Mesquineries et splendeur de ce beau métier.

Sept ans plus tard, en 2014, je me retrouve assis à côté de Moureaux sur le plateau de l’émission « Controverse » (RTL-TVi). Débat du jour : « Fallait-il interdire Dieudonné ? » On était dans le sillage de l’hystérie gouvernementale française, cornaquée par un certain Manuel Valls, visant à interdire les spectacles de l’humoriste controversé. Point d’orgue d’une polémique francophone de dix ans, qui s’étalait désormais jusque dans les « Unes » des journaux australiens et japonais. Des confrères qui se demandaient quel était donc le pouvoir de cet histrion franco-camerounais pour ainsi mobiliser contre lui la totalité d’un gouvernement et 3 ministères (Intérieur, Finances, Culture) ?

Quelques minutes avant le débat, Philippe Moureaux m’adresse la parole. Après quelques mots de circonstance, il me lâche : « En tout cas, c’est courageux à toi d’être venu ! » Dix secondes plus tard, on était en direct. Pendant la présentation des invités par la journaliste Dominique Demoulin, je ne parvenais pas à chasser de mon esprit ce que Moureaux venait de me dire. Avait-il voulu me déstabiliser ? Pour quelle raison, cette pointure politique, dont j’estime ne pas avoir le tiers du courage, venait de me dire un truc pareil ? La réponse viendra plus tard, discrètement, au cours de ce débat houleux.

Plusieurs fois pris à partie par Vincent De Wolf (MR), sioniste acharné et partisan de « la liberté d’expression » via l’interdiction de spectacles, j’ai fini par perdre mon calme et haussé le ton à son encontre. A ce moment précis, j’ai senti la main de Philippe Moureaux sur mon avant-bras. Sa prise était à la fois ferme et délicate. Il comprenait ma colère mais voulait m’en protéger. J’avais oublié qu’on était à la télé : celui qui s’y énerve a perdu ! Durant ces infimes secondes, il n’y avait plus de journaliste indépendant et de personnalité politique. Juste 2 hommes, solidaires face à l’adversité. Un aîné et son cadet. Comme une fraternité africaine. Celle du vieux envers le fils.

A la sortie de cette confrontation médiatique éprouvante, j’ai échangé, en petit comité, avec Philippe Moureaux et d’autres personnes. Selon une pudeur réciproque, lui comme moi savions que nous n’allions pas oublier ce moment où il m’a tenu le bras. Avant de s’éclipser, il interrompis ma conversation avec un interlocuteur pour me lancer avec sa provocation coutumière : « C’est bien ce que tu fais, mais tu parles trop de toi… » Décontenancé, j’ai mis cinq secondes avant de lui répondre : « Peut-être que lorsque je parle de moi, je parle aussi de nous ».

Il m’a souri. J’ai vu dans son regard lumineux qu’il m’avait parfaitement compris. Qu’avec le choix du pronom « nous », je ne parlais pas que de lui et de moi dans ce couloir de RTL-TVi ; mais aussi de celles et ceux pour qui Moureaux a cru utile de défendre et faire voter la loi contre le racisme et la xénophobie (1981) ; de ces habitants de Molenbeek et d’ailleurs contre lesquels les De Wolf & consorts alimentent régulièrement une présomption de culpabilité ; de celles et ceux qui luttent inlassablement pour l’avènement d’une société consacrant une égalité citoyenne effective, la justice sociale et une décolonisation des esprits.

Ici-bas, nous sommes tous de passage. Je suis fier d’avoir croisé ta route, d’avoir pu t’interviewer, puis échanger, discuter et réfléchir. Avec toi et parfois contre toi. Tes livres comme tes saillies vont nous manquer. Oui, « nous »…

Olivier Mukuna
Bruxelles, le 16 décembre 2018.

 

 

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Source : La page FB d’Olivier Mukuna
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