V – La chute du rêve européen dans l’immoralité économique et dans l’humiliation des nations
19 juillet 2015
Décodage anthropologique de l’histoire contemporaine
La classe dirigeante des Etats-vassaux
V – La chute du rêve européen dans l’immoralité économique et dans l’humiliation des nations
Manuel de Diéguez
Manuel de Diéguez
Vendredi 17 juillet 2015
Cinq lettres ouvertes à M. Jacques Myard, Député de la nation, Président du Cercle Nation et République
1 – Le peuple et les généraux 2 – La démocratie pharaonesque 3 – En attente de votre phalange de députés-pilotes 4 – La France des bégayants 5 – Les sucreries de l’obéissance 6 – Une anthropologie de la jungle et du zoo 7 – La bouche de l’Hadès est béante 8 – L’animal onirique 9 – L’histoire de la philosophie occidentale et l’action politique 10 – Le dieu Liberté et le Tibre 11 – L’avenir appartient aux donateurs |
1 – Le peuple et les généraux
L’humiliation nationale de la Grèce a été tempétueuse, l’humiliation internationale de l’Europe est demeurée silencieuse. Quelle est la fatalité interne qui aura tenu les rênes de la course à l’abîme des Etats vassalisés par leur dichotomie évangélisatrice? Quelle aura été est la généalogie d’un messianisme démocratique voué à l’avortement? Quelle est l’étoffe des baudriers et des songes de la Liberté dont notre espèce persévère à décorer son poitrail?
Le premier, Cicéron, avait éclairé de la lumière aveuglante du bon sens des Romains la nature aporétique de toute politologie qui ambitionnerait de s’élever au rang d’une science rigoureuse et qui, du haut des tours de la pensée rationnelle, jetterait un regard condescendant sur les arithmétiques partielles d’une espèce ingouvernable par nature. L’examen du comportement des rois, disait-il, vous expliquera la tyrannie. Si, dans la foulée, vous observez la conduite des « optimatès » – les meilleurs – vous serez éclairés sur le naufrage de l’Etat dans les rivalités entre les factions; et si vous scrutez les errements du pouvoir populaire, vous verrez que les masses mènent inéluctablement à la gabegie et au chaos – turba et confusio.
Plus précisément, et dans le détail: le prince se verra nécessairement assailli par des spadassins de la politique, puis se trouvera entouré d’une cour de louangeurs, de flatteurs et de panégyristes qui l’habilleront en Jupiter, tandis que les oligarchies au couteau entre les dents se réfléchiront dans le miroir aux alouettes de l’auto glorification de leurs phalanges. Quant à la multitude, elle se jettera inévitablement dans les pattes des démagogues et sous les griffes des émeutiers, qui porteront les foules aux nues et les encageront dans des mondes merveilleux – lesquels ne feront qu’une bouchée de leur proie, alors que les simples d’esprit seront broyés sous les crocs de leurs songes.
2 – La démocratie pharaonesque
Mais Cicéron a péri de la main obéissante d’un centurion qui en avait reçu l’ordre de la bouche d’Antoine. Quel est le destin mécanique des démocraties bernées par leurs neurones? Car le peuple est sans cesse à la recherche de ses bannières et de ses oriflammes. Il s’attachera donc aux chausses d’un général à vénérer, donc à servir, puis il se ruera, tête baissée, dans la guerre civile dont son maître aura le plus grand besoin – il faut bien qu’il se donne le prestige d’une durée légitimée par ses victoires sur quelque ennemi de son armure. Le Sénat de la République avait cru lutter sagement et efficacement contre les futurs agitateurs du peuple des Quirites: il avait osé désigner un « tribun de la plèbe » qu’on assagirait peu à peu, mais dont les pouvoirs seraient tellement exorbitants sur le papier qu’il lui serait accordé de s’opposer tout seul à la promulgation des lois qu’un Sénat d’aristocrates souverain, mais abusifs, tenterait de promulguer au détriment des petites gens.
Le résultat s’est révélé inverse: les rois de la guerre qui se sont hissés l’un après l’autre à l’empire étaient tous d’anciens tribuns du peuple. Pourquoi ces apprentis-orateurs ont-ils tout de suite mal tourné? Devenus chattemites et patelins à souhait, donc initiés par leur haute fonction au maniement expérimenté de l’ignorance des foules – et cela en raison même de l’imprudence des ruses du Sénat – ce sont eux qui ont bâti l’ empire sur la discipline des légions. Jules César, ce patricien devenu le ténor des multitudes en armes, Pompée, ce Stentor des premiers soldats bourgeois ont conduit les citoyens romains à la guerre pour la gloire d’un cimier.
Depuis lors, les Républiques n’ont cessé de hisser au faîte du pouvoir des guerriers censés non seulement incarner, mais glorifier une liberté au casque d’acier. Napoléon 1er a donné aux sans-culottes de la Révolution de 1789 la fierté d’exercer une prérogative du glaive autrefois réservée à l’Eglise, celle de « proclamer l’existence de Dieu« . Son neveu, Napoléon III, a rédigé un traité pédantesquement intitulé De l’extinction du paupérisme. De nos jours, c’est sous les applaudissements du peuple égyptien que le général Sissi est devenu un chef d’Etat acclamé par une foule subitement reconvertie à l’adoration d’un Pharaon et qui a aussitôt fait condamner son prédécesseur à la peine capitale. Vous remarquerez que toutes les théologies monothéistes sont construites en décalques de ce modèle quasiment idéal de commandement politico-militaire, à cette différence près que les châtiments et les récompenses alternées y sont hypertrophiés sur le modèle mythologique, donc amplifiés par la sacralisation au ciel et sous la terre de leurs fondements politico-judiciaires.
Certes, la rue ne placera plus l’Europe vassalisée sous le képi d’un général théologisé, mais seulement parce qu’il n’y aura jamais de « peuple européen » unifiable et ambitieux de se donner, d’Helsinki à Syracuse un destin de guerrier vissé sur sa selle entre les nues et le sol.
3 – En attente de votre phalange de députés-pilotes
Je vous disais plus haut que Cicéron fut le premier anthropologue à ouvrir les yeux sur les apories d’origine neuronale dont souffre l’animal onirique , le premier analyste des impasses psychogénétiques qui encagent le genre humain, le premier observateur de l’infirmité native d’une raison plus vocalisée que réfléchie. Mais ce Bossuet de l’hémiplégie originelle de la démocratie romaine fut également l’inventeur d’un entremêlement exploitable des éclopés et des impotents diversement et inégalement utilisables – et cela à la lumière même de leurs carences respectives. Le règne exclusif d’un princeps se trouvera mâtiné d’une pincée de l’autorité qu’il faudra accorder à une caste d’oligarques bornés et à saupoudrer d’une dose de l’impéritie du suffrage anonyme de citoyens illettrés.
Toutes les démocraties modernes se sont ralliées à cette mixture incertaine, maladroite et médiocrement performante. La France actuelle fournit une illustration aussi massive que piquante de ce mélange improvisé de raideur avec des broutilles que les Romains appelaient des nugae difficiles – les casse-tête compliqués auxquels s’amuse l’arithmétique. Le Président de la République fait figure de roi stabilisé à titre précaire entre les billevesées et les balivernes des uns et des autres; et, à ce titre, il feint – pour un instant seulement – de jouir des apanages en acier trempé de la solitude monarchique. Ne nous y trompons pas: il a forgé toute sa carrière dans les rangs, les coulisses et les cages d’un parti divisé entre les sottises rassurantes des semi-réalistes et le salmigondis réconfortant des semi-rêveurs, de sorte qu’il ne dispose en rien des qualités sommitales que requerrait l’exercice efficace des prérogatives attachées par nature à un pouvoir à la fois effectif et somptueux.
Quant à la classe dirigeante des décorés et des enrubannés, vous en connaissez mieux que personne les solennités locales, l’étroitesse d’esprit et la méconnaissance qui y règne des enjeux tragiques auxquels l’histoire du monde actuel servira de théâtre. Quant au suffrage universel, cette tiare factice réduit les peuples baptisés de souverains à l’exercice rituel d’un devoir électoral dérisoire, alors que la politique intérieure est devenue l’otage d’une géopolitique titanesque et dont le champ de la lucidité attend des esprits armés d’un tout autre surplomb.
4 – La France des bégayants
- le Député des clairvoyants, comment seulement tenter d’imaginer un régime démocratique crédible si le chef de l’Etat n’est qu’une feuille agitée par le vent des partis et si des clans bourdonnants de leur scolastique auront couvé sa carrière dans l’anonymat d’une clientèle? Comment soustrairiez-vous tout ce petit monde aux chicaneries, pépiements et bavardages de la langue hoquetante d’aujourd’hui? La classe dirigeante de la France s’est brouillée avec le flux naturel et aisé du discours gaulois, elle se prend les pieds dans le tapis – elle éructe des e e e e e tous les deux mots. Comment imaginer que la démocratie se forge une classe dirigeante sur l’enclume des rivalités gigantales entre les songes de ce temps si l’on ne prononce plus une seule phrase d’un trait et sans trébucher à chaque syllabe? Impossible de donner aux peuples une tiare plus ridicule que celle d’un lexique d’infirmes empêtrés dans leurs voyelles et leurs consonnes.
Il est nécessaire, M. le Député, que vous installiez votre campement au-delà des vrombissements et des galéjades d’une politique clopinante et boitillante jusque dans son débit. M. Renzi, chef de soixante millions d’héritiers de l’empire romain, a heurté de son index replié l’os frontal de l’Europe des paltoquets en disant: « Toc, toc, toc, y a-t-il de la cervelle là-dedans? » Pour la première fois, la stupidité devient un personnage historique, un acteur aux gestes observables sur les planches du monde. M. Jean-Pierre Chevènement décrit ce protagoniste de théâtre du monde à l’occasion des sanctions prises par Union européenne contre la Russie sur l’ordre de son maître. (Nous sommes passés dans l’allégeance au suzerain américain » , Interview, Marianne, 10 juillet 2015,
5 – Les sucreries de l’obéissance
A-t-on jamais vu un continent d’un demi-milliard d’habitants se faire dicter sa politique étrangère par un empire campé à cinq mille kilomètres de ses côtes? A-t-on jamais vu l’Europe se ruer sur un ennemi imaginaire du seul fait que son maître d’au-delà des mers le lui aura montré d’un doigt vengeur? A l’heure d’une géopolitique du fantastique, du fabuleux et du pichrocolin, à l’heure où la pesée du cerveau de l’humanité place une anthropologie qui se voudrait critique au cœur de l’histoire de la planète, de quelle classe dirigeante ferez-vous débarquer l’observatoire sur une France privée de télescope et qui n’avait jamais seulement imaginé qu’un jour une puissance étrangère lui interdirait tout net de livrer souverainement un navire de guerre à un Etat de son choix? Don Diègue a perdu son Rodrigue. Il clame dans le désert:
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Personne n’a seulement l’effronterie de dénier sa légitimité à la présence tranquille d’un intrus effronté sur nos terres, il va de soi que ce visiteur est là pour toujours, il va sans dire qu’à l’image de nos plaines et de nos montagnes, il s’est lové à jamais dans le paysage de nos ancêtres. M. François Fillon lui glisse seulement à l’oreille: « Vos exigences sont un peu exagérées. » Il voudrait desserrer les sangles du cheval, mais non brûler les brides, les harnais et les selles de tout l’attelage. Les peuples meurent d’avoir perdu leur fierté. On n’est plus déshonoré d’obéir, on se contente de demander des égards. Les domestiques réclament un domptage amolli de tout leur équipage, les valets de pied veulent seulement qu’on respecte leurs rubans et leurs friandises – un peu de politesse, s’il vous plaît, votre courtoisie est la dernière sucrerie qu’attendent mes caries.
6 – Une anthropologie de la jungle et du zoo
Mais une science historique en attente des futurs peseurs de l’encéphale d’une humanité pensante, donc d’une philosophie occidentale en attente, elle aussi, et depuis vingt-cinq siècles, de la balance à peser les têtes, une telle philosophie, dis-je, sera nécessairement le moteur d’une science trans-zoologique de la politique. De plus, le récit des trébuchements successifs de l’entendement qualifié de rationnel des nations n’est pas linéaire, mais saccadé. Tous les grands philosophes ont récrit à leur manière les soubresauts de notre embryon de cervelle, parce que l’évolution de nos cellules cogitantes s’est révélée le théâtre des mutations désespérément cahotantes de notre faculté d’émettre des jugements collectifs. Comment se fait-il que les métamorphoses de la conque osseuse qu’un singe glapissant se partage – et devenu parlant à l’école d’un miracle de la nature – se préparent dans l’ombre des décadences politiques de cette espèce? Observons de plus près les soubresauts dont nos idéalités vaporisées nous présentent le spectacle et observons les crocs de l’abstrait que la bête aiguise sur la meule d’un empire étranger.
A toutes les époques, nombreux sont les encéphales inconnus que leur haut calibrage isole du troupeau: ce qui change d’un siècle à l’autre, c’est seulement la jungle qui environne ces anachorètes anonymes. La dernière sorcière brulée vive en Europe, Anna Göldi, le fut à Glaris en Suisse, en 1782. Mais les islamistes de Daesh viennent d’exécuter deux « sorcières » à Raqqa, en Syrie. Il y a seulement trois décennies, j’ai entendu de mes oreilles une journaliste de France-Inter déplorer le combat difficile de Képler, qu’handicapait, hélas, une sorcière – sa propre mère.
Partout la sottise se révèle publique par définition, partout, elle se fonde sur la perpétuation de l’esprit magique des premiers hommes. Les religions se contentent de codifier une sorcellerie originelle et qui a servi de ciment politique aux évadés du règne animal. Lhomme est une espèce qui exorcise sa chute dans le vide. Puis la civilisation sépare les ensorcellements utiles des exorcismes néfastes. Ceux-ci perturbent fort diversement l’ordre public. Un tribunal gaulois vient de donner raison à une plaignante qui se disait flouée par le vendeur d’une bague magique. Le fraudeur lui avait pourtant garanti que le bijou enfantait des prodiges à la pelle. Cela est-il plus irrationnel que les paroles de la messe? Vingt siècles après le siège d’Alesia, l’Elysée de 2015 a salué la génialité de l’énorme godemiché de caoutchouc vert, gonflé d’air et dressé place de la Concorde: « l’œuvre« , selon « l’artiste » valait un million de dollars. La responsabilité de la sottise de l’Etat est-elle engagée dans l’ordre politique aux yeux des descendants de Vercingétorix?
Mais l’humanité change seulement la taille et la configuration de ses grigris. Déposer le rouge à lèvres d’un baiser sur une toile blanche baptisée « tableau » est une profanation parareligieuse et dûment indemnisée par la justice d’une République qualifiée de laïque. Les Romains n’indemnisaient pas la sottise à ce degré-là: si vous aviez acheté à prix d’or une villa en ruines parée d’un écriteau affichant « superbe villa à vendre« , il était inutile d’intenter une action en justice contre le vendeur trop malin. Quel signe de la solidité ou de la fragilité de la cervelle d’une époque que sa législation et sa jurisprudence!
Comment dénoncerez-vous la diabolisation planétaire de M. Vladimir Poutine si le Moyen-Age est de retour et si la démence a seulement changé le calibre de son épidémiologie? Car la contagion de la démence est devenue instantanée et s’étend à l’échelle de tout le globe terrestre? « Poutine a envahi l’Ukraine. Poutine va envahir les états baltes et la Pologne. Poutine est une menace du niveau d’Ebola et de l’État Islamique. » (Discours de Paul Craig Roberts à la conférence sur la crise Europe / Russie à Delphes, Grèce, 20-21 juin 2015)
7 – La bouche de l’Hadès est béante
Vous occupez une place éminente dans la pesée anthropologique des relations embarrassées que l’homme politique d’aujourd’hui entretient avec la pesée philosophique de demain: votre récit des évènements ambigus de ce temps vous place largement derrière les décors dont s’encombre encore l’avant-scène des narrateurs classiques. Mais pour s’emparer du sceptre d’une raison qui ridiculiserait l’inculture et la faiblesse d’esprit de l’homme politique ordinaire de ce temps et pour tenir ce sceptre d’une main ferme, votre distanciation attend encore ses phalanges de prospecteurs. Qu’en est-il de leur apprentissage?
Jusqu’à présent, l’intellectuel banal flottait dans les airs à des altitudes peu variables – tandis que l’homme d’action était censé ramener les petits rêveurs sur la terre ferme à la simple école de sa pratique à lui au quotidien. Maintenant c’est vous qui ne marchez plus sur la terre, maintenant, c’est l’intellectuel qui vous peint en rêveurs qui s’ignorent, maintenant, c’est l’intellectuel d’avant-garde qui vous accuse de flotter dans l’atmosphère raréfiée où le mythe démocratique allume la bougie de vos songes. Quel est votre altimètre? L’intellectuel voudrait allumer la lanterne de ses évidences et de son bon sens à lui mais il ignore encore, le pauvre, à quelle altitude il devra se placer pour vous regarder. Profitez-en pour éduquer, dans votre camp, les égarés dans les nuages du mythe de la Liberté et demandez-leur à quels traits se reconnaissent les nouveaux distanciateurs.
Car une politologie et une historiographie qui auront pris soin de préciser la surface et la nature de leurs échiquiers respectifs pourrait suffire à circonscrire cahin caha la problématique approximative qui régira leur discipline et qui lui donnera une apparence d’autorité et de légitimité. Mais leur modèle topographique ne les conduira plus à la réflexion de fond dont ils se targuaient autrefois. Alors, l’avant-scène propre à telle époque enregistre seulement la représentation à la surface des eaux et à l’écoute de ses clapotis. D’un côté, on se fera une tragédie de l’humiliation nationale tapageuse d’un petit pays européen par ses piètres compagnons de route, de l’autre, motus et bouche cousue sur le vaste échiquier d’une autre pleutrerie, celle de l’occupation militaire de l’Europe par cinq cents bases américaines; et l’on camouflera le véritable théâtre du monde sous les chapelets de la démocratie mondiale traditionnelle Sous la gesticulation idéologique, la gueule de l’Hadès est demeurée béante.
8 – L’animal onirique
Mais si l’historien et le politologue de demain entendent porter le regard de leur discipline sur les ressorts secrets qui commandent les auto-vassalisations extorquées ou semi consenties, ce sera de leur globe oculaire qu’il faudra modifier les paramètres et cela ne se pourra qu’à la lumière d’une connaissance nouvelle des ressorts psychobiologiques qui commandent les cosmologies mythiques. Si la science historique et la politologie des modernes échouaient à élaborer la méthodologie que réclame désormais la science de la mémoire, ce sera tout l’arrière-plan de la chronologie réelle des évènements qui échappera au regard de l’homme politique encore ficelé au timon actuel des affaires du monde.
Nous nous trouvons donc à un carrefour décisif, celui où la science du passé et la connaissance des arcanes de la politique réelle de la planète attendent leur méthodologie et leur plateforme épistémologique. Car l’évolutionnisme et la psychanalyse ont échoué à articuler leurs découvertes en amont avec le récit historique au jour le jour et au plus près du calendrier, tandis que l’anthropologie critique se trouve d’ores et déjà largement en prise directe avec l’événementiel en aval. A ce titre, le retard des méthodes de la philosophie universitaire contemporaine est devenu aussi saisissant que celui de la théologie de la Sorbonne du XVIe siècle sur l’astronomie de Copernic et de Galilée. La parution, que je vous ai signalée le 10 juillet d’un ouvrage de M. Jean-Claude Carrière aux éditions Odile Jacob a mis en évidence et à point nommé le fossé qui sépare l’enregistrement historiographique bancal des faits au jour le jour et leur interprétation, donc leur explication manquée. Le verbe comprendre est sur la sellette comme jamais entre ses a priori et ses faux décodages a posteriori.
Je vous disais plus haut que M. Jean-Claude Carrière a le mérite de prendre acte d’un nouveau débarquement – et combien massif – des cosmologies mythiques sur le territoire de la politique et de l’histoire traditionnelles. Mais le phénomène religieux en tant que tel demeure indéchiffrable à ses yeux de rationaliste du XIXe siècle ou de 1905 – donc énigmatique par nature et par définition – ce qui frappe d’avance de cécité le champ immense et tragique de la connaissance anthropologique du cerveau d’une espèce précipitée dans le vide. Mais comment soustrairait-on durablement l’évolutionnisme et la psychanalyse à l’épistémologie politique et historique de l’animal onirique?
9 – L’histoire de la philosophie occidentale et l’action politique
Votre combat politique vous place à un carrefour décisif de l’histoire du cerveau occidental, parce que votre initiative fait de vous un observateur privilégié de la philosophie européenne et française du XVIIIe siècle à nos jours – tellement il est devenu évident que la France n’a pas su approfondir et féconder l’avance épistémologique que lui avait donné la parution, en 1636, du Discours de la méthode de Descartes en latin, puis l’année suivante, sa traduction en français sous la plume excellente du duc de Luynes. Depuis lors, la France passe pour avoir, la première au monde rattaché la pensée philosophique traditionnelle au pesage anthropologique de la boîte osseuse de la bête rêveuse, alors que le premier philosophe-anthropologue n’est autre que Platon.
Mais, dès le XVIIIe siècle, le Discours de la méthode s’est trouvé jeté aux oubliettes du scientisme; et la philosophie française a commencé de se mettre à l’école de l’expérimentalisme dans le tridimensionnel et de descendre dans l’arène stérile et superficielle du débat idéologico-politique. Mais en 1904, l’espace et le temps cartésiens ont explosé et l’on a commencé de se demander en quoi l’expérience repose non sur des faits, mais sur une anthropologie des signifiants qui les sous-tendent.
Longtemps l’esprit gaulois de Voltaire a pu faire illusion; mais dès lors que la véritable pesée philosophique est celle du poids de l’encéphale d’un animal semi cérébralisé par ses rêveries cosmologiques, la France heuristique se révélait incapable d’élargir la tête de pont qu’elle occupait en secret depuis Descartes; et ce sont les Locke et les Hume qui se sont emparés du sceptre d’une pensée mondiale fondée sur la valorisation de l’expérience réputée parlante et signifiante toute seule dans la physique classique, tandis que, dans le même temps, le système newtonien plaçait l’Angleterre dans la seule postérité logique de l’astronomie expérimentale et tridimensionnelle de Copernic. Puis l’Angleterre révolutionnait la psychobiologie du genre humain avec la parution, en 1859, de L’Evolution des espèces de Darwin, tandis que l’Allemagne prenait la relève mondiale de la réflexion de fond sur la boîte osseuse des descendants d’un quadrumane à fourrure: Kant, mort en 1804, Hegel, mort en 1830, Nietzsche, mort en 1900 et enfin Freud, mort en 1938 inauguraient progressivement la réconciliation platonicienne entre la haute création littéraire et le génie spectrographique de l’anthropologie philosophique.
Pendant ce temps, la France de la pensée prospective échouait également à approfondir et à féconder la seule tentative d’une réflexion englobante et proprement anthropologique sur l’évolutionnisme, celle de Bergson dont L’Evolution créatrice et l‘Essai sur le rire s’inscrivaient dans la postérité de sa thèse de doctorat de 1889 intitulée Essai sur les données immédiates de la conscience, ce qui situait tout l’approfondissement futur de la connaissance psycho-biologique du genre humain au fondement même de la postérité manquée du siècle des Lumières.
10 – Le dieu Liberté et le Tibre
Je vous disais que la science historique traditionnelle et la politologie actuellement en usage se trouvaient déjà quelque peu et sans le savoir en mesure de se glisser derrière le rideau des idéologies et des démagogies; car ces disciplines disposent d’ores et déjà de quelques repères en mesure d’observer le mythe de la Liberté en tant que personnage mythique et, pour ainsi dire, de divinité verbale dûment agissante. Mais pour observer cet acteur planétaire de l’espèce de raison dont se casque le singe onirique, il faut disposer d’une réflexion anthropologique transcendante à l’enregistrement seulement chronologique des évènements.
Un seul exemple suffira à illustrer les difficultés que rencontrera l’enfantement d’un regard d’anthropologue sur les poulies des divinités verbales et sur leurs cordages. Car l’homme est l’animal extraordinaire dont le cerveau embryonnaire lui fait peupler le cosmos de personnages imaginaires et fantastiques, mais dont il croit recevoir des directives et des ordres, donc tout l’art de se diriger et de s’ouvrir des chemins carrossables dans le vide et le silence d’une éternité muette. A ce titre, les Grecs ont apporté aux Romains leurs premiers dieux physiques, donc praticables et dûment observables dans leur anatomie.
Aujourd’hui encore, seul le corps des Célestes les rend convaincants – le reste ne fait que suivre. C’est parce que la Vierge est censée s’être montrée physiquement à Medjugorge, à la Salette, à Lourdes ou à Fatima qu’elle passe après coup pour se trouver principalement, mais non moins physiquement présente dans le « ciel ».
Il en était de même chez les Romains : après des mois de négociations ardues avec Athènes, Rome avait réussi à transporter sur son territoire une statue de Pallas, ce qui avait déclenché la liesse de la population et l’on avait appelé Minerve la déesse grecque naturalisée en un tournemain, tellement les Romains manquaient jusqu’alors de dieux réels, donc démontrés, puisque reconnaissables à leur anatomie. Seul le tangible est irréfutable. Mais alors, quel était le corps des dieux « naturels », donc confondus à la nature?
Tout le traité de Cicéron intitulé De natura deorum se trouve sous-tendu par cette question traumatisante. Que faire du Tibre en tant que divinité « naturelle » si la masse de ses eaux n’obéissait pas au même modèle d’existence physique que les dieux en chair et en os – ceux dont la réalité crevait désormais les yeux et rassurait tout le monde? Comment distinguer désormais la « nature naturante » de la « nature » des dieux « naturels » de Cicéron?
Pas de doute, le Tibre était un dieu physique, lui aussi, donc indubitable et violent. A ce titre, il prouvait son existence à envahir fréquemment les rues et les ruelles de Rome. Aussi, sous Tibère, le Sénat avait-il refusé de l’endiguer, parce qu’il était épouvanté à la perspective de le mettre davantage en fureur qu’à l’occasion de ses débordements vengeurs, mais coutumiers et relativement supportables. Comment cerner le Tibre en tant que personnage terrifiant s’il fallait le confondre avec la masse de ses eaux, mais d’une manière devenue décidément confuse.
Il en est de même du dieu Liberté. D’un côté, cette divinité se présente sous des traits imprécis et plus difficiles à circonscrire corporellement que Jupiter ou Mercure; de l’autre, on sait qu’en 2003, ses eaux se sont subitement accumulées à Ramstein en Allemagne, d’où elles ont dévalé à travers toute la péninsule italienne jusqu’à Syracuse, pour se ruer sur l’Irak. Comment observer le torrent du Dieu Liberté si son anatomie se rend bien plus invisible que celle des dieux grecs et si ses débordements torrentiels le font singer le Tibre sous Tibère?
C’est ici que la rencontre entre l’anthropologie philosophique, née avec Platon et l’anthropologie visionnaire des Swift, des Cervantès, des Rabelais trouve toute sa fécondité; car jamais vous ne verrez le mythe de la Liberté en tant que divinité verbale si vous n’armez la science historique et la politologie d’un regard inspiré par les grands visionnaires de la condition humaine. Il faut apprendre à observer ce dieu avec les yeux que Swift portait en zoologue sur les Lilliputiens, Cervantès en zoologue sur don Quichotte et Sancho Pança ou Rabelais en zoologue sur les moutons de Panurge. Et, pour cela, il faut se demander quels sont le corps, la gestuelle et l’alimentation de ce dieu.
11 – L’avenir appartient aux donateurs
Mais votre position à cheval entre l’avenir épistémologique de la politologie contemporaine et l’avenir philosophique de la réflexion sur la boîte osseuse du singe parlant vous donne un autre avantage encore, et sans doute le plus éloquent dans l’ordre stratégique; car l’ouvrage révélateur de Jean-Claude Carrière illustrera éloquemment la stérilité d’un monde cérébral incapable de cerner les besoins, trans-démagogiques de la pensée philosophique en ce début du IIIe millénaire.
Mais cela même ne fera que renforcer et consolider les piliers de votre vocation politique et cela sur le double territoire de votre engagement dans l’action et de votre prise de risques dans la réflexion. Car au fur et à mesure que vous progresserez dans votre combat intellectuel isolé sur le terrain de l’action politique proprement dite, il deviendra de plus en plus évident que vous vous trouverez paralysé d’une manière d’autant plus féconde que plus spectaculaire par la quadriplégie épistémologique d’un unanimisme qui, trois siècles après Voltaire, n’ose placer la spectrographie des cosmologies mythiques au cœur de la réflexion philosophique et historique, donc dans la véritable postérité politique et intellectuelle de Platon, le premier anthropologue qui observait de haut et de loin le cerveau des Athéniens livrés au piquet de l’objet ou aux rêves de l’abstrait.
Monsieur le Député, quand je considère l’immensité du champ de la réflexion anthropologique que vous avez ouvert aux historiens et aux philosophes de notre décadence, quand j’imagine les méthodes de la science de la mémoire dont vous avez inauguré le défrichage aux côtés de votre phalange de députés-pilotes, je ne puis qu’admirer la qualité du surplomb ouvert à votre courage intellectuel. Déposez la couronne de la réflexion de demain sur une politologie mondiale encore en attente de ses peseurs, enseignez que l’essentiel est d’ouvrir le chemin d’une démocratie digne des sciences humaines dont notre siècle nourrira la générosité. L’avenir appartient aux donateurs.
FIN