Afrique du Sud : Le fantôme du docteur Folamort
1 juillet 2012
Faut-il rappeler que la Jamarihiya a été un des rares gouvernements africains à a voir combattu l’apartheid et soutenu Nelson Mandela jusqu’au bout.
Ginette
Afrique du Sud
Le fantôme du docteur Folamort
Dimanche 27 Mai 2012
A la tête du programme biologique et chimique sous l’apartheid, Wouter Basson exerce toujours comme cardiologue au Cap. Un cas qui illustre l’impunité des figures de l’ancien régime.
Par Sophie Bouillon, envoyée spéciale de Libération au Cap
A première vue, le docteur Basson est un homme ordinaire. En tout cas, c’est bien l’impression qu’il veut donner : sourire chaleureux, assis bien droit devant le bureau de son cabinet médical, au cœur d’une banlieue blanche du Cap, en Afrique du Sud. Il était autrefois le médecin personnel de l’ex-chef d’Etat du régime d’apartheid Pieter Willem Botha. A ce jour, son cabinet de cardiologie compte quelque neuf mille patients.
Moquettes au sol, portes en contre-plaqué, quelques diplômes de médecine accrochés aux murs et portraits de famille bien encadrés : rien ne peut rappeler ce passé «prestigieux». Sauf, peut-être, cette photographie que Wouter Basson garde précieusement : le cardiologue cache son visage entre ses mains, son avocat le serre dans ses bras. Ce jour-là, le 22 avril 2002, le juge Willie Hartzenberg, proche de l’ancien régime, le disculpa des soixante et un chefs d’accusation qui auraient pu le faire condamner à perpétuité.
En bon soldat
De 1981 à 1993, Wouter Basson dirigea un projet biologique et chimique top-secret. Nom de code : «Project Coast». Son but ultime, selon ses anciens collègues : «Tuer les ennemis de manière à ce que leur mort passe pour naturelle.» Mais, selon le juge Hartzenberg, le brigadier Wouter Basson n’aurait fait qu’appliquer les ordres du régime raciste, en bon soldat. «Les juges sud-africains étaient les mêmes que sous l’apartheid, regrette Steve Miles, professeur d’éthique médicale au sein de l’Association médicale mondiale (AMM). La justice ne pouvait pas être indépendante.»
«Quand je regarde cette photo, confie à Libération le cardiologue, je me dis : « Mon pote, t’es un sacré veinard ! »» Ce soir-là, celui qu’on a baptisé «Docteur la mort» se prépare à fêter les dix ans de son acquittement. Pendant ses vacances, il participe à des soirées de charité. «C’est un homme bon, assure la directrice d’un orphelinat du Cap qui a fait de Wouter Basson son invité vedette en février. Il est tellement gentil, il aime les enfants et les animaux…»
«Le cas de Basson est à l’image de la nouvelle Afrique du Sud, explique Leslie London, directeur du département de médecine familiale à l’université du Cap. On veut faire croire que notre pays est normal. Dix-huit ans après la fin de l’apartheid, on préfère se voiler la face, on refuse de voir les choses laides qui hantent toujours ce pays.» En 2000, Leslie London, avec le soutien d’une quarantaine de confrères, écrivit une lettre au conseil de l’ordre des médecins pour obtenir la suspension de la licence de Wouter Basson. Douze ans plus tard, l’affaire n’est toujours pas close, et les auditions se poursuivent. La décision des juges est toutefois attendue en septembre.
Chercheuse au prestigieux Institute for Security Studies (ISS) du Cap, Chandre Gould a enquêté pendant dix ans sur Project Coast. Selon elle, «ces auditions sont la dernière chance de pouvoir sanctionner Basson». Mais le médecin, lui, affiche une confiance à toute épreuve. A chaque audition, il clame son innocence dans une langue afrikaner châtiée et séduit les juges par son sourire et sa décontraction. Même les avocats de la défense n’y croient plus. Et Leslie London reconnaît qu’il a lui-même «perdu la force de se battre».
Tournevis, parapluies et sous vêtements asphyxiants
Le projet a commencé à être dévoilé après la chute de l’ancien régime, à l’occasion des travaux de la Commission Vérité et Réconciliation (TRC), chargée de mettre au jour les atrocités commises pendant l’apartheid. Deux cents chercheurs et biologistes ont travaillé pour Project Coast. Beaucoup d’entre eux ignoraient – ou préféraient ignorer – qu’ils étaient les petites mains d’un programme effroyable. Des médecins ont aussi avoué avoir participé à l’élaboration d’un vaccin destiné à stériliser les femmes à leur insu. Vingt-quatre sortes de poisons ont été testées et développées durant ces années-là : des cigarettes bourrées d’anthrax, des venins recueillis sur des serpents, des bactéries de salmonelle saupoudrées dans des sucrières. Des tournevis, des parapluies, des sous-vêtements ont également été contaminés avec des substances asphyxiantes. Des armes dignes des mauvais James Bond.
Danie Phaal, l’un des coordinateurs du projet, a ainsi reconnu avoir inoculé certains de ces poisons sur des membres du mouvement de libération noire. Le révérend Frank Chikane, un homme proche du Congrès national africain (ANC, au pouvoir depuis 1994), est tombé dans un profond coma après que ses habits furent contaminés de substances étouffantes.
Témoin aux auditions du conseil de l’ordre des médecins à Pretoria en mars, le général Knobel, ex-ministre de la Santé, justifie les recherches de son ancien protégé : «Nous étions en guerre civile !» En 1976, les émeutes avaient éclaté dans les townships, et le pays devenait rapidement ingouvernable. Devant la cour, le général a fait défiler des images de townships en feu, d’hommes noirs armés de kalachnikovs ainsi que de la guerre en Angola (1975-1991), où s’est embourbée l’armée du régime de l’apartheid. Avant de partir au front, les soldats recevaient des pilules de cyanure, à avaler s’ils étaient faits prisonniers. «Nos hommes opéraient dans des zones où les gens n’étaient pas civilisés», a expliqué le général Knobel.
Au-delà des recherches médicales, le trafic et la production de drogues étaient au cœur de Project Coast. Via des sociétés-écrans et des réseaux mafieux sur lesquels les autorités fermaient les yeux, des tonnes d’ecstasy, de LSD, de cocaïne, du Mandrax (une drogue sédative à base de Valium) ont été importées en Afrique du Sud et cultivées, officiellement pour être amalgamées aux mortiers et aux gaz lacrymogènes et avoir un effet «anesthésiant» sur les foules en colère.
Durant ces auditions, certains témoins ont révélé que des recherches avaient été menées dans le cadre du programme pour développer la bactérie du choléra ou le virus du SIDA. Danie Odendaal, directeur de l’un des laboratoires pharmaceutiques de Project Coast, a reçu une pochette de sang contaminé pour, selon ses propres termes, l’utiliser «contre des cibles ennemies potentielles». «Mais il n’existe aucune preuve tangible que de tels virus aient pu être développés», tempère la chercheuse Chandre Gould.
« Les américains voulaient ma peau »
«Trouvez-moi des preuves ! répète inlassablement Basson. Pendant mon procès, tout le monde demandait, à tour de rôle, pardon pour des actes inventés… Ça rendait importants les principaux intéressés. Quelle hypocrisie !» En 1993, en pleine transition démocratique, Basson a jeté à la mer une partie de son travail sur ordre de ses supérieurs, occupés à négocier avec Nelson Mandela : une tonne de Mandrax, vingt cinq kilogrammes de cocaïne, deux tonnes de gaz modifiés, six kilogrammes de LSD…
A peine le gouvernement noir de Mandela arrivait au pouvoir que Wouter Basson était réintégré dans les services secrets. Ses connaissances étaient trop sensibles. A cette époque, il mène un train de vie grandiose et se croit intouchable. Jusqu’à ce 29 janvier 1997, où il est arrêté à Pretoria avec un millier de capsules d’ecstasy dans son coffre. Les Etats-Unis ont suivi de près Project Coast pendant la guerre en Angola, craignant que ces recherches ne profitent aux pays alliés de l’ANC, et notamment la Libye. «La CIA avait déjà essayé de me coincer quelques mois avant, en allant dire à Kadhafi que j’étais un agent double et que je travaillais aussi pour eux. Mais ils n’avaient aucune preuve», raconte Wouter Basson. Après son arrestation pour possession et trafic d’ecstasy, il dira tout ignorer du contenu de ces sachets, et sera acquitté. «Les Américains voulaient ma peau», conclut le cardiologue, convaincu d’être la cible d’un complot international.
Lorsque l’existence de Project Coast fut dévoilée, des dizaines de biologistes, médecins et chimistes employés sur le programme ont été contactés par la Libye, la Syrie, l’Irak, mais aussi par les Etats-Unis, intéressés pour leur propre production d’anthrax. Sur ordre du gouvernement de Mandela ou pour ses activités personnelles, Basson travaille alors en Libye «sous un faux nom pour partager des connaissances», confie-t-il. Il n’a pas eu de mal à retourner sa blouse de médecin, et à changer de camp.
Dans les années 1980, il aurait pourtant confié à l’un de ses amis : «Le jour où ma fille sera gouvernée par des Noirs, elle demandera ce que j’ai fait pour empêcher ça. Je saurai quoi répondre.» Aujourd’hui, Basson nie avoir tenu ces propos, mais continue à penser que le «développement séparé est dans la nature de l’homme». «Vous ne pouvez pas demander à notre ancienne génération de changer», poursuit-il. Aucun regret ne perce, ni dans sa voix ni dans son regard. Il ne prononcera jamais aucun mot d’excuse sur les actes ou les recherches qu’il a pu mener. «Je n’ai tué personne, je n’ai blessé personne. Il ne s’est rien passé. Absolument rien», ressasse-t-il, comme s’il avait besoin de se convaincre lui-même.
« Comme un bon plat de crevettes épicées »
Pour les chercheurs qui ont mené les enquêtes pour le compte de la Commission Vérité et Réconciliation, «Wouter Basson est un psychopathe». «Menteur compulsif», «narcissique», «schizophrène» : ces termes reviennent en boucle. «Il n’a eu aucun des effets post traumatiques qu’aurait subis une personne normale, il me fait peur», avoue l’un d’eux sous couvert d’anonymat.
Lors des dernières auditions du conseil de l’ordre des médecins, avant leur interruption début mars, l’accusé a été interrogé sur les effets des gaz lacrymogènes bourrés de Mandrax. Le cardiologue s’est permis une plaisanterie : «Ça pique les yeux, ça fait mal à la gorge. Comme un bon plat de crevettes épicées !» L’audience s’amuse, les juges sourient. Mais la vieille Maria Ntuli, une grand-mère du township de Pretoria, ne partage pas leur décontraction. «Quand l’état d’urgence a été déclaré en 1985, la police aspergeait les rues avec ces gaz, se souvient-elle. Lors d’un enterrement, ils ont balancé une grenade dans mon salon. Je me suis mise dans un coin et j’ai pleuré toutes les larmes qu’il me restait.»
Sur les murs de son salon, la septuagénaire a accroché la photographie de son fils Jeremiah, dont elle n’a pu faire le deuil que lors des auditions du TRC. Elle y a récolté quelques pardons. En 1986, Jeremiah, 17 ans, décidait de partir en exil pour être formé à la lutte armée contre le régime d’apartheid. Dénoncé, il était arrêté avec neuf autres camarades sur le chemin du Botswana. Le brigadier Jack Cronje a reconnu leur avoir injecté une «substance inconnue», fournie par l’un des laboratoires de Project Coast. «Je ne savais pas de quoi il s’agissait, a-t-il déclaré, mais je me doutais bien que c’était mortel.» Puis les corps sans vie des dix adolescents ont été brûlés. Aucune enquête n’a jamais établi la provenance de ce poison létal.
Tranquillement assis dans son cabinet de cardiologie, Wouter Basson reste convaincu qu’il gardera sa licence médicale. «Si j’avais coupé la mauvaise jambe d’un patient, alors je comprendrais qu’on m’en veuille», lance-t-il avec le sourire.