«On n’avait qu’un seul choix : s’enfuir ou mourir», souffle Hassan (1). Bonhomie banale et crâne dégarni, la ressemblance n’est pas frappante, pourtant c’est un proche cousin de Muammar al-Kadhafi. Comme des milliers de partisans du Guide, il a fui son pays il y a trois ans.
Les damnés de l’ère kadhafiste ont reformé dans le nord de l’Egypte un petit Tripoli. Amassés en périphérie du Caire et à Alexandrie, ils sont plus d’un million à reconstruire une vie en sursis. Si l’on ajoute ceux installés dans les pays voisins, ils seraient près de 4 millions d’exilés, sur une population totale évaluée à 7 millions d’habitants. Il n’y a pas d’organisation humanitaire pour les prendre en charge. Ce sont des fantômes dans la société : la plupart n’ont pas de travail, ni de logement à eux. Une infime partie des enfants vont à l’école et les petits derniers, nés sur le territoire égyptien mais non enregistrés, restent invisibles aux administrations. «Ici, on n’a le droit à rien, on est cachés», affirme Hamid, autre membre de la lignée Kadhafi en fuite. «Ceux dont les passeports ont expiré n’ont plus de papiers. On ne peut pas déclarer nos enfants quand ils naissent car notre ambassade est à la solde du nouveau régime. On ne veut pas qu’ils sachent que nous sommes ici», dit-t-il, blême, évoquant les demandes pressantes faites à l’Egypte par le nouveau régime de lui livrer les kadhafistes exilés, ce qu’elle a toujours refusé.
«Sépultures». Du côté du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, on avoue son impuissance. «Quand la crise libyenne a éclaté, nous avons sollicité les autorités égyptiennes. Elles ont refusé qu’ils soient enregistrés comme réfugiés», explique Elizabeth Tan, directrice adjointe de l’organisation au Caire. «Comme pour les Palestiniens, le gouvernement dit ne pas vouloir s’impliquer dans des conflits complexes», reconnaît-elle, soulignant toutefois que leur statut est bien plus enviable que d’autres. «Eux ont accès à une certaine prise en charge médicale, à l’éducation pour les enfants…»«C’est faux ! rétorque Hassan. Il y a des frais de scolarité qu’on ne peut pas assumer. Nous n’avons pas de couverture maladie. On ne peut même pas offrir de sépultures à nos morts. Une tombe c’est 50 000 livres égyptiennes [5 400 euros, ndlr]. On n’a plus les moyens de payer.»
Un tissu de mensonges selon Mohamed Faiz Gerbil, ambassadeur de Libye en Egypte : «Ils refusent notre aide. Vous savez pourquoi ? Parce qu’ils ont peur. Il ne faut pas oublier qu’on traite avec des gens qui ne sont pas tout blancs. Il y a des milliers de Libyens qui acceptaient le régime de Kadhafi qui n’ont pas eu besoin de s’enfuir. Ils ne risquaient rien, puisqu’ils n’étaient coupables de rien.» «Quatre millions de Libyens qui ont des choses à se reprocher, ça fait beaucoup non ?» s’insurge Franck Puciarelli, fondateur du Comité pour une Libye démocratique, en faveur de l’opposition en exil. Depuis trois ans, les deux camps se livrent une bataille de propagande avec de solides arguments : l’urgence humanitaire contre le refus d’oublier les exactions du passé.
Alors, c’est la solidarité entre réfugiés qui prend le relais. Dans son grand appartement, Haziz accueille régulièrement des frères sans le sou. Ancien «businessman», dont les activités précises resteront secrètes lors de notre rencontre, il assure être l’un des rares à avoir réussi à «sauver un peu d’argent avant de fuir», dont il fait profiter ses concitoyens. «On nous a chassés de nos maisons, confisqué l’argent de nos comptes en banque, on n’a plus rien», ressasse Hassan. Dans leur bouche, l’énumération des biens perdus claque avec une certaine amertume. Eux, qui, sous l’ancien régime, bénéficiaient d’un train de vie agréable, vivent désormais dans des conditions précaires. Ils partagent des appartements en colocation et l’argent de ceux qui en ont suffisamment. A l’image d’Aicha, qui «grâce à la solidarité de [ses] frères libyens», réunit 200 dollars (150 euros) par mois pour vivre. Le gouvernement libyen a bien accepté de faire un geste récemment : un don de 50 millions de dollars sur trois ans, mais au vu du nombre d’exilés, cela représente moins de 15 dollars par réfugié.
Dans la banlieue cairote, des familles totalement ruinées ont même trouvé refuge dans ce qu’on appelle «la Cité des morts». Un cimetière où les pièces à vivre sont des tombeaux.
Fétiche. Une écrasante majorité sont des kadhafistes convaincus. Membres des tribus de Syrte, Zintan, ou Benghazi, tous n’étaient pas des proches du Guide, mais tous sont des fervents partisans de l’ancien régime. Un amour inconditionnel qu’ils ont payé le prix fort, et dont ils ne démordent pas aujourd’hui. «Je l’aime tellement… Sa mort m’a fait plus de mal que tout le reste. Plus que celle de ma propre famille», s’étrangle Fadia en réajustant son voile vert bouteille, couleur fétiche de Kadhafi.
Fatigués de cette vie de fugitif, inquiets pour l’avenir de la Libye qu’ils aimeraient tant retrouver, ils disent vouloir à leur tour reprendre leur pays. «On essaie de mobiliser les gens de nos tribus restés sur place. Ils savent que nous sommes des gens biens», murmure Faouzi, la cinquantaine athlétique moulée dans un polo blanc. Mais là aussi, leur marge de manœuvre est faible. Ils ont formé il y a deux mois le Parti Libye unifiée vert, une sorte d’organisation politique d’exilés kadhafistes, non reconnue par les autorités. «C’est du déni d’opinion, s’exclame Franck Puciarelli. De quoi a-t-on peur si les kadhafistes sont si peu représentatifs qu’on veut bien le dire ?» Ils espèrent donc que leur appel auprès de la Commission des droits de l’homme pour abroger le texte leur interdisant de se constituer en parti politique soit entendu. Mais leur ambassadeur prévient : «La Libye n’a pas oublié. Ils sont en grande partie responsables du désastre de notre pays. S’ils veulent de nouveau être acceptés en tant que Libyen, ils doivent se débarrasser de Kadhafi.»
(1) Les prénoms ont été modifiés.