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26 décembre 2024

Les femmes, grandes perdantes du printemps arabe


Les femmes, grandes perdantes du printemps arabe

Les éphémères promesses de changement et de démocratisation dans le monde arabe laissent un goût amer. Zineb Ali-Benali, professeur de « littérature francophone et d’études de genre » à l’université Paris VIII, revient pour « Mondafrique » sur le rôle particulier des femmes dans le printemps arabe. Ce fut trop souvent, un rendez-vous manqué pour les militantes laïques comme la blogueuse tunisienne Amina Sboui qui durent affronter un formidable retour du religieux qui marqua, de façon totalement inattendue, les journées révolutionnaires en Tunisie, en Libye, en Syrie, en Egypte.

 
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Crédit photo: Tous droits réservés d.r.

« Le printemps, chez nous, ne dure pas. Au sortir des jours froids de l’hiver où il a venté rageusement sur les tuiles, où la neige a fait se terrer les hommes et les bêtes, quand le printemps revient, il a à peine le temps de barbouiller de vert les champs que déjà le soleil fait se faner les fleurs, puis jaunir les moissons. » Mouloud Mammeri

Ce fut le surgissement de l’imprévisible dans ce qu’on appelle le monde arabe. D’abord en Tunisie, puis en Égypte, en Syrie, en Libye, dans les pays du Golfe… de proche en proche la contestation de ce qui était établi, pouvoir et ordre du monde, gagne et balaie tout. Ailleurs toujours dans ce monde arabe, s’il n’y pas de bouleversement visible, des mouvements se font, qui viennent perturber l’image habituelle que l’on avait de ces pays. C’est que Révolution et arabe, que ce soit au singulier ou au pluriel, étaient tellement dissociés qu’ils semblaient, comme le soleil et la lune, n’avoir pas vocation à se rencontrer.

Et pourtant il y eut révolution, que l’on a nommée printemps, d’une métaphore qui dit la soudaineté du fait, la clôture du monde de l’hiver pour la lumière et ses promesses… Printemps, c’est aussi ce qui ne dure pas, qui est promesse et demande à se réaliser.

On était si habitué à l’idée de sociétés arabes qui ne bougent pas, à des peuples qui s’accommodent de leurs dictateurs, que ce qui a surgi en Tunisie a surpris. Comme devant un désastre, les mots ont été un moment mis en défaut. Puis il a fallu nommer, entendre les voix et regarder les gestes de ceux qui devenaient sujets de leur histoire ; dégage, révolution…  Puis il a fallu réfléchir, accompagner le séisme et voir comment « ça » travaille, ce qui a bougé et devient visible, ce qui relevait de l’inimaginable et qui est devenu évident.

Révoltées, exposées, exigeantes

L’autre inattendu dans ces révolutions, c’est le rôle et la place des femmes. Dans le flot d’images qui donnent à voir le phénomène, les femmes occupent le devant de la scène, en mouvement, visage souvent découvert, exposées, même pour celles qui portent le « voile islamique ». Elles se font entendre et font entendre, plus que des revendications spécifiques, un projet de société. Elles sont là, sur le théâtre du visible, dans les rues, en marche et sur la place de la Libération, exigeantes. Elles veillent, quand elles le peuvent comme en Tunisie à ne pas être, une fois de plus, les refoulées du changement dans le monde arabe. Mais déjà, certains pensent qu’elles ne devraient plus être là. Un scénario général se joue un peu partout : d’abord les agressions sexuelles puis les règlements et lois qui les refoulent du théâtre politique.

Les révolutions arabes ont rendu visible ce qui travaillait les sociétés musulmanes et qui pouvaient être masqué par le port massif du hidjab – ou « voile islamique », adopté dans les années 70 d’abord par les jeunes étudiantes et les femmes en fragilité financière, comme les travailleuses peu ou mal payées ou chargées de famille. Si l’Islam a composé avec la tradition, notamment sur la question de l’héritage dont les femmes sont exclues ou la place des femmes dans les espaces du dehors, si l’élaboration de l’Etat-nation  a vu une valse-hésitation dans le changement du statut des femmes, entre avancées et reculs, entre lois (le Code de Statut personnel promulgué en Tunisie en 1957 par Bourguiba a permis une transformation considérable du statut des Tunisiennes alors le Code de la famille algérien voté en 1984 par un parlement dominé par le FLN a tenté de bloquer ce qui changeait dans la société algérienne) et nouvelles conquêtes d’espace (la rue et la mosquée) et de pouvoir politique (femmes élues), aujourd’hui, on ne peut reprendre les oppositions habituelles. Les femmes développent de multiples stratégies de contournement, de négociations, de conquêtes pas toujours très visibles, qui permettent de parler de transition vers une sorties du ‘religieux’. Certaines, (sont-elles des initiatrices ou des femmes-scandales ?) défient les tabous (mise en scène du corps dénudé, discours provocateurs).

On peut repérer et analyser quelques-uns de ces signes de sociétés qui avancent malgré des bouleversements qui semblent incompréhensibles (sait-on tout ce qui se passe en Syrie pour les femmes ?) et un visible immobilisme (qu’en est-il pour les Libyennes ?). Car ce qui se passe en Tunisie concerne les sociétés dans les autres pays arabes. La Tunisie est un espoir et un défi et les questions qui s’y posent ne sont pas seulement locales : la révolution peut-elle concerner les femmes, ne pas en faire encore une fois les reléguées ? On peut interroger les mises en scène du corps féminin, qui échappe ainsi à la Loi (religieuse et traditionnelle) et les discours transgressifs (notamment dans la littérature, la chanson ou les arts figuratifs). Sans ignorer les originalités de chaque histoire et de chaque situation, il semble indispensable de tenter une réflexion d’ensemble de ce qu’on nomme monde et pays arabes ou pays musulman. Ce qui se joue en Tunisie est un espoir pour plus d’une femme ou d’un homme d’un autre pays arabe. Ce qui se passe en Égypte ou plus à l’Est est source d’inquiétude pour plus d’un.

Elles ont été là, les femmes arabes, sur la « Place de la révolution », que ce soit la place Tahrir au Caire, ou l’avenue Bourguiba à Tunis, ou encore dans d’autres villes arabes. Elles ont été là, alors qu’on ne les attendait pas, que rien ne semblait les annoncer. Ce surgissement imprévu est au cœur d’une autre imprévisibilité, la révolution dans le monde arabe.

Le retour du religieux

On peut reprendre ici les deux sens du mot révolution : c’est le bouleversement imprévu, souvent violent dans son mouvement ; toujours imprévisible dans ses retombées. C’est aussi un cycle, une boucle, le retour du (presque) même au bout d’un certain temps.

Dans le monde arabe, révolutions est au pluriel pour désigner des phénomènes qui ont chaque fois des caractéristiques particulières mais ont en commun d’être : imprévus et de surprendre les observateurs ; de se vouloir changement radical ; on n’y a pas peur de la violence mais on est pacifiste, mains nues, corps exposés ; d’être un mouvement du peuple – pas de classe, ni groupe, ni clan dans l’élan du refus – même si en Tunisie par exemple, la mobilisation des mineurs dans le Sud du pays était déjà une sorte de maturation, comme l’est partout l’opposition en quelques-unes de ses formes. Mais on a l’impression que c’est d’abord un élan de ceux qui ne veulent plus subir un système injuste ; d’être mixte, qui met ensemble, dans la rue et sur la place publique, hommes et femmes, que celles-ci portent le hidjab ou non, d’être séparé de la religion, de n’être porté par aucun mot d’ordre religieux. C’est la différence la plus visible avec ce qui s’est passé en Algérie à partir de 1990 avec le FIS et ses avatars, prônant par la violence un retour aux règles des premiers temps car même ceux qui se veulent plus « modernistes » ne rompent pas avec les vieilles séparations entre hommes et femmes.

Mais le religieux fait retour : en Égypte dans une violence qui semble s’installer dans la durée. En Tunisie on peut suivre les différents épisodes d’une lutte entre deux projets de société, les femmes refusant d’être une fois encore dans le monde arabe, les perdantes d’une révolution. C’est ainsi que Habib Ellouze, un député du parti Ennahda, dans un entretien publié dans le journal « Le Maghreb », défend l’excision en Afrique et recommande sa pratique en Tunisie comme une opération esthétique[1] . Par ailleurs, alors que la polygamie est interdite depuis plus de cinquante ans, de nombreuses personnalités politiques, des intellectuels, des figures du monde culturel et artistique, relancent le débat sur cette pratique et proposent de l’autoriser. Leurs arguments sont divers, d’abord d’ordre pragmatique, puisqu’il y a plus de femmes que d’hommes, d’ordre religieux, car le Coran et la tradition prophétique l’autorisent et enfin, au nom de la liberté de choisir. Liberté de choix pour qui ? Pour les hommes évidemment.

On sait que le religieux en politique se présente surtout comme un projet qui prétend donner ou redonner à chacun sa place dans une société à construire selon des principes posés comme intangibles, qui réglementera les relations entre les femmes et les hommes. Car le point central du débat dans les sociétés arabes et musulmanes à l’heure actuelle porte sur la place des femmes. C’est la question du sujet femme dans les sociétés arabes, c’est la question du sujet féminin en Islam. C’est le point aveugle de ces sociétés, mais qui masque d’autres aspects, qui peut sembler les biaiser.

Laïcité et monde arabe

Comment les espoirs des luttes de libération de la colonisation, dans un pays comme l’Algérie, ont été déçus, pour les femmes et pour les cultures dites minoritaires (les plus anciennes), pour les jeunes qui, régulièrement (depuis le 5 octobre 1988) ; viennent cogner contre un système politique dirigé par des gérontocrates cacochymes dans une violence sans mesure ?(…) Les femmes sont massivement dans des stratégies d’adaptation et de contournement de la loi religieuse en adoptant le hidjab et en consolidant ce qu’avaient commencé leurs aînées des lendemains de l’indépendance pour travailler et être présence dans l’espace du dehors. Ce qui est nouveau, c’est l’élaboration de scénarios de libération : elles ne traversent pas l’espace du dehors, elles s’y installent, au café et au restaurant ; elles voyagent seules… Et dans le secret, des relations amoureuses, car elles n’oublient pas de vivre pour elles-mêmes et d’être belles[2].

Je fais cette entrée par les révolutions arabes pour reprendre l’hypothèse, déjà émise depuis des décennies, que le monde arabe et musulman, à travers ses bouleversements (Iran, Algérie) étaient en train de se dégager du religieux. La question de la sécularisation est au cœur des sociétés arabes. J’en proposerai un certain déchiffrement à partir de la question du sujet féminin.

Femmes exhibées

Les révolutions arabes ou les printemps arabes, etc… sont un flux d’images, de gestes et de voix. Voix et gestes de femmes surtout, car elles sont représentatives de ce qui s’est joué dans la société, de ce qui s’y joue. Tsunami d’images mouvantes, de paroles et de cris, mais aussi de lois votées, appliquées ou contestées dans leur application. Images inattendues de femmes sur les places publiques et dans les rues. Mais aussi femmes violées sur cette même place Tahrir (place de la Libération) par des hommes déchaînés, ou par des policiers dans un square tunisien[3].

Et les femmes sont là. Elles sont venues d’elles-mêmes, ni sollicitées, ni amenées. Et très rapidement, les femmes se donnent à voir, se mettent en scène sur la toile. Elles construisent leur image.

Je partirai d’une photographie, celle d’Amina Sboui, la blogueuse tunisienne[4]. Image fixe, sans mouvement, plan taille. L’accent est mis sur le visage et la poitrine nue. Le « scandale » de la nudité du corps d’une femme arabe ne doit pas masquer ni faire oublier la force de la scénographie. La jeune femme défie l’injonction au voile qui menace les femmes tunisiennes. Mais plus encore, elle contrevient la loi religieuse de la ‘awra, de l’interdiction de montrer et de voir le corps nu, totalement ou en partie[5]

Amina regarde droit devant elle, elle nous regarde. Le maquillage souligne les yeux, retient le regard sur sa bouche. Le regard du regardant – qui ne peut plus être le voyeur – est accroché par les yeux puis la bouche. Amina maîtrise l’’image qu’elle donne à voir, à scruter. Tension entre le regard et la bouche. Tension entre le visage et la poitrine nue, et surtout avec le regard qui convoque et ne lâche pas.

Pour mesurer l’importance du geste d’Amina, il faut remonter dans l’histoire de la visibilité des femmes arabes (de leur exposition au regard, surtout au regard de l’étranger, de l’Autre, celui qui a pris possession de la terre) et du fantasmes de sa nudité. Une certaine image a été fabriquée: celle qu’une femme enfermée dans le harem, que le regard gourmand du voyeur, va chercher. Le moment inaugural de l’irruption de l’Autre peut être représenté par les Femmes d’Alger dans leur appartement de Delacroix, peintes dans les premières années de la chute d’Alger. Les peintres orientalistes ont poursuivi pendant plus d’un siècle la rêverie sur la femme indigène, la belle du harem. Dans les années trente, le dernier moment dans la dynamique du fantasme de cette autre, fut mis en image dans les cartes postales qui constituèrent les représentations du « Harem colonial » (Malek Alloula[6]). Dans l’essai qu’il consacre aux cartes postales de cette période, Malek Alloula analyse le produit de ce qu’il appelle un sous-érotisme qui feint de ressembler à l’orientalisme et prend des prostituées pour figurer les odalisques. Il compare cette production au guano… Mais le regard de certaines de ces femmes, regard qui va au-delà de l’objectif, au-delà de nous qui les regardons, dit peut-être quelque chose de leur histoire que nous ne pouvons restituer mais dont nous pouvons sentir le manque et le tragique. Quel itinéraire, quels drames, les ont amenées là, devant nous ? On sait que ce « regard voyeur », qu’on a longtemps cru volé, est le même que celui de l’homme indigène lui-même[7].

Pendant tout ce temps, pendant un siècle et demi, et peut-être plus longtemps encore, les femmes, furent, dans l’espace de la visibilité telle qu’elle est fixée par la peinture ou par la photographie, celles qu’on regarde et qui, souvent, furent des ombres fuyantes ou des corps figés sous l’œil de celui qui regarde. La question posée alors pourrait ainsi être formulée : et elles, ou sont-elles ?

Dans une scénographie qu’elle maîtrise, Amina Sboui est celle qui se donne à voir et qui regarde. L’autre en face sera un regardant avec lequel l’échange peut sefaire. Il ne pourra pas aller du côté du fantasme. L’inscription qui barre la poitrine est en surimpression sur un-corps-nu-de-femme-arabe. Elle opère un travail de déconstruction dans deux directions. D’abord elle est une proclamation de réappropriation de soi dans le corps. Elle retire ce corps de l’échange social, pour en feire un lieu du politique.  Puis, dans la substitution d’honneur à propriété, c’est tout un pan du fonctionnement symbolique (et donc politique) de la société qui est perturbé, « révolutionné ». Le corps honneur de qui ? Des hommes du clan, de la société qu’ils dirigent. Cette proclamation qui barre le corps défait la perception habituelle, celle du voyeur. Nous voyons se dresser une femme sujet de son corps et qui organise la perception que l’on peut en avoir.

On est alors loin et des « belles Fatma » du fantasme oriental ; on tourne le dos à la femme qui doit obéir à la loi de la « awra ». Amina prend place dans son corps et le situe dans le débat en cours. Il est bien le lieu et l’enjeu de ce qui est en cours, qui a nom révolution.

Pour saisir la portée du geste d’Amina, on peut faire quelques détours pour éclairer la scénographie de la présence des femmes.

« Une authentique naissance »

Frantz Fanon avait mis en évidence les transformations qui ont accompagné l’irruption des Algériennes dans la guerre d’Algérie : « C’est une authentique naissance à l’état pur, sans propédeutique. Il n’y a pas de personnage à imiter. Il y a au contraire une dramatisation intense, une absence de jour entre la femme et la révolutionnaire[8]. »

Il est intéressant de relire cette analyse pour souligner l’importance du geste d’Amina Sboui, qui va au-delà de sa convergence avec les actions des Femen. On peut encore reprendre Fanon qui est attentif à ce qui se joue dans la rue et dans la société algériennes et qui « est » une métamorphose de la femme en lutte : « Les épaules de l’Algérienne dévoilée sont dégagées. La démarche est souple et étudiée: ni trop vite, ni trop lentement. Les jambes sont nues, non prises dans le voile, livrées à elles-mêmes et les hanches sont « à l’air libre ». L’Algérienne qui entre nue dans la ville européenne réapprend son corps, le réinstalle de façon totalement révolutionnaire. Cette nouvelle dialectique du corps et du monde est capitale dans le cas de la femme.[9] »

Danse et transe féminines

Comment comprendre le surgissement soudain des femmes dans la Révolution ? Jacques Berque décrit la célébration des fêtes de l’indépendance comme un moment à la fois fondateur et de reprise, qui s’enracine dans un passé anhistorique. Scène fondatrice donc à travers le surgissement de l’inattendu, de l’imprévu : »Dans cette exaltation (de la fête de l’indépendance et de la danse-transe qui l’accompagne), la femme avait été de longue date, ou plutôt sans date, l’organisatrice. Elle pose à l’historien, en cette heure où, sortant de la grotte, elle crie et gesticule, après avoir combattu, le problème de la participation du muet, du séparé, du préservé. Elle est censée enclose de tabous[10] ».

Surgissement sur la scène de l’histoire de celle qui était cachée. Elle a combattu et gagné ainsi une légitimité à se vouloir sujet, à être reconnue comme tel. Mais cette naissance que rien ne laissait vraiment prévoir, que le mouvement nationaliste n’avait pas vraiment envisagée mais qu’il est obligé de prendre en charge, quitte à essayer de remettre les femmes à « leur place », comment l’analyser ?

Jacques Berque signale une évolution de la société qui montre qu’elle a abandonné (du moins dans certains milieux, notamment dans les villes) les structures patriarcales.Il précise pour montrer le « nœud » du problème, que les arguments du discours sont en fait dépassés par la réalité vécue : « La polygamie, la réclusion ne sont plus guère qu’un thème de propagande. Et, cependant, lors du 13 mai, quand les Services psychologiques exhibent des musulmanes à visage découvert, l’attentat est grand. On crie au viol. Précisons. Ce qui est violé, ce ne sont pas ces femmes, qui ont depuis longtemps conquis le droit au regard. C’est l’idée de voile, de sauvegarde, de signifiance. Nul ne s’y trompe, au fond, tandis que la polémique guerroie sur la surface de ces draps blancs.Armée de réserve de la nationalité, la femme maghrébine n’avait le plus souvent, à la différence du mâle, éprouvé de l’Empire que des effets indirects » (p. 14).

Ainsi, le problème n’est pas le voile, mais sa symbolique, sa signifiance, c’est-à-dire la question du décodage du message émis par l’Autre, sur cette part de soi qu’est la femme. Il faut revenir à cette scène du dévoilement : au cours du mois de mai 1958, des femmes « musulmanes » ôtent leur voile et quelquefois le brûlent en public, sous les yeux des deux communautés et sous les objectifs des journalistes qui fixent l’événement pour la Métropole. Est-ce un événement et de quelle sorte ? Comment interpréter ce geste de femmes, même si elles ont été incitées à cela ? Geste où se coule une parte de leur rêve ? L’argument que les promoteurs du coup d’Etat de mai 1958 ont développé a été balayé par la construction de l’histoire de l’Algérie indépendante et quasiment rien n’a été retenu de ce moment [11]. La question que l’on peut poser aujourd’hui est la suivante : et ces femmes, même incitées, même instrumentalisées, qu’ont-elles mis d’elles-mêmes dans leur geste ? On les voit quelquefois gênées d’être ainsi « nues », exposées, au croisement des discours et des projets. Elles sont aussi montrées le geste décidé, qui rappelle celui des femmes qui descendent de la Casbah, ou montent sur ses terrasses, pour « défier l’homme par (leur) nudité ».

Dans le texte de Berque, le « nœud » (ce centre qui n’est pas déserté, bien au contraire, qui est occupé de nouveau) est ailleurs. Il permet de rétablir le lien avec d’autres articulations de la société, avec d’autres dimensions, avec d’autres rôles, confisqués aux femmes, revendiqués par elles au moment de la célébration ou annonçant des revendications à venir : « Car elle avait d’autres défaites encore à venger, que celles de la patrie. Sans doute la féminité outragée préparait-elle contre le mâle de futures revanches. Sans doute un désir, fort au point de s’ignorer lui-même, faisait-il appeler par certaines, à travers la journée nationale, des journées qui soient de leur sexe et de leur âme, et qu’il faudrait peut-être arracher à de patriotiques usurpations. Ce débordement, de surplus qu’offre la femme au point de surprendre, d’effrayer son heureux bénéficiaire, grossissent aujourd’hui la transe  publique. A ces hauteurs, ou à ces profondeurs du geste collectif, la femme l’emporte encore par le sacré. Tout son corps, à certains moments, devient imprécation, ou bénédiction. On l’a vue récemment sur les terrasses de la Casbah, on l’avait vue naguère sur celles de Fès, défier l’homme par sa nudité. La terrible exhibition, qui n’a rien de la fête galante, somme les mâles de puiser au plus profond d’eux-mêmes, par-delà les interdits s’il le faut, la rage de détruire et de créer. Dans le ciel poussiéreux et chaud, les youyous croisent leurs trilles, comme les lances d’incendie croiseraient leurs jets dans la flamme. Le cri ambigu peut traduire le deuil ou la frairie. Il participe, disons, d’une dialectique où se dérobe l’antithèse simpliste du oui et du non, du bien et du mal. »

Cette scène symbolique dépasse le seul cadre historique. Le défi de la femme, corps et cri, plonge dans un au-delà de l’histoire (ou son avant). Amina, comme les autres femmes qui se mettent en scène, est-elle dans ce registre ? Elle vise la maîtrise de la représentation et si son geste peut s’enraciner du côté de ce moment fixé par Jacques Berque, il travaille le fantasme pour tenter de le bloquer et se situe dans le politique. Mais le trouble qu’il provoque, la « révolution » dans le moment révolutionnaire qu’il est, en disent plus. Qu’Amina ait été arrêtée et jugée en dit long sur la perturbation que ce geste provoque. C’est en ces moments où le monde bouge et bascule qu’untel geste devient possible, qu’il échappe à l’enfermement sémantique : personne ne peut dire qu’Amina mettent en scène la nudité de son corps ailleurs que sur la scène du politique. Il en est de même pour l’égyptienne Aliaa Magda Elmahdy, qui reprend le cliché du nu féminin (rose rouge dans les cheveux, chaussures rouges…) pour le réduire. Là encore, le regard qui vient chercher le regardant, bloque le fantasme. On ne mesure pas assez la violence de telles scénographies d’un corps nu.

Corps éclatés

Assia Djebar, dans la postface de « Femme d’Alger dans leur appartement » [12], touche au trouble du geste de la « bombeuse » comme se nomment elles-mêmes les jeunes femmes qui transportaient et déposaient les bombes. « Il s’agit de se demander si les poseuses de bombes, en sortant du harem, ont choisi par pur hasard leur mode d’expression le plus direct : leur corps exposés dehors et elles-mêmes s’attaquent aux autres corps ? En fait elles ont sorti ces bombes comme si elles  sortaient leurs propres  seins, et ces grenades ont éclaté contre elles, tout contre. « (p. 163).

C’était le temps des luttes armées de libération. Cinquante ans après, avec les printemps arabes, on n’est plus dans la violence mais dans une détermination et un élan que rien ne pouvaient arrêter (ainsi le nom n’évoquerait pas seulement le moment d’annonce ni la soudaineté de l’événement). Mais, en même temps qu’il y a une exigence générale de l’ensemble de la société, les femmes portent un projet qui, s’il s’inscrit pleinement dans le bouleversement général, n’en est pas original. Si l’on reste sur le registre d’une scénographie [13] qui peut coïncider avec d’autres comme celles des femen, il faut prendre la mesure du geste de rupture des femmes. Portées par la mémoire des luttes anciennes, notamment celles des indépendances, les Tunisiennes, mais aussi, et de façon moins visible, peut-être moins fractale car le rapport de forces est loin d’être en leur faveur, en Egypte, en Syrie ou en Lybie, des femmes travaillent à émerger en sujet de leur histoire.

L’exemple de la construction d’une image de soi, qui passe par la mise en scène de la nudité du corps permet de montrer une scénographie du féminin. Cette scénographie n’est pas périphérique, elle est au cœur du débat, au cœur même de l’idée de révolution.

Ici Amina Sboui ou Aliaa Magda Elmahdy construisent une identité photographique qui passe par la mise en scène du corps. Elles prennent place dans le champ offert en d’autres lieux, en d’autres temps, par les actions des Femen par exemple. Mais elles ne veulent ni ne peuvent y être enfermées, car leur lieu se situe dans le pays de la Révolution.

NOTES :

[1] Cf. L’Express, publié le 11/03/2013 à 12:38. ICI

[2] Cf Article sur la sécularisation

[3] Mais aussi toutes jeunes femmes acceptant d’aller en Syrie pour le Jihad du sexe…

[4] ICI

[5] « Et aux croyantes qu’elles baissent leurs regards, et qu’elles gardent leur chasteté, et qu’elles ne montrent de leurs parures que ce qui en paraît, et qu’elles rabattent leur voile sur leur poitrine ; et qu’elles ne montrent leurs parures qu’à leurs maris, ou à leur père, ou au père de leur mari, ou à leurs fils, ou aux fils de leur mari, ou à leurs frères, ou aux fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs, ou à leurs compagnes, ou aux esclaves que leurs mains possèdent, ou aux domestiques mâles qui n’ont pas le déir, ou aux garçons qui n’ont pas encore puissance sur les parties cachées des femmes. Et qu’elles ne fassent pas sonner leurs pieds de façon que l’on sache de leurs parures ce qu’elles cachent.» Coran, sourate An-Nur : 31, traduction  et commentaire de Mohammad Hamidullah, avec la collaboration de M. Léturmy, Amana Corporation, Maryland, USA, 1989.

[6] Alloula, Malek, Le harem colonial, Images d’un sous-érotisme, ed. Slatkine-Garance, Genève-Paris, 1984

[7] Cf ; Assia Djebar, Femmes d’Alger dans leur appartement, Ed. des Femmes, 1980, Pstface

[8] Frantz Fanon, « L’Algérie se dévoile », L’An V de la révolution algérienne, Paris, François Maspero, 1962, réédité sous le titre Sociologie d’une révolution p. 38.

[9]  Ibid., p. 47-48.

[10] Jacques Berque, La dépossession du monde, Seuil, 1964, p. 14. Cette scène s’est rejouée dans les révolutions arabes, elle offre un dépassement radical et inouï à travers le geste de la blogueuse Aalia Magda Elmahdy, répercuté par les « femen arabes ».

[11] Cf. Malika Rahal, « Les manifestations de mai 1958 en Algérie ou l’impossible expression d’une Le retour du Général de opinion publique « musulmane », in  Mai 1958 : le retour du général de Gaulle, sous la direction de  Jean-Paul Thomas, Gilles Le Béguec, et Bernard Lachaise, Presses Universitaire de Rennes, 2010, p 39-48, ICI

[12] Assia Djebar, Femmes d’Alger dans leur appartement, Ed. des Femmes, 1980

[13] Dans la scénographie, nous dit Maingueneau, il y a deux figures : celle d’énonciateur et celle, corrélative, de co-énonciateurs. Cela suppose une chronographie (un moment) et une topographie (un lieu) dont prétend surgir le discours. ICI

Publié par Zineb Ali-Benali
Biographie en cours de rédaction …
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