État islamique : vivre le califat
15 avril 2015
État islamique : vivre le califat
Le seul nom de Daesh, auteur de violentes exactions, suscite la terreur. Mais sur les territoires conquis, le groupe tente aussi de gagner les coeurs et les esprits et de s’imposer en tant qu’État.
Terre promise des uns, qui s’y rendent dans des transports de ferveur religieuse, enfer terrestre pour des milliers d’autres, qui fuient terrorisés leurs demeures ancestrales, l’État islamique (EI) conjugue les deux extrêmes.
Selon les points de vue, il incarne une promesse pour l’humanité ou un état de barbarie. Sa violence diffusée en messages et vidéos de propagande aux millions de clics écoeure le bon sens, mais elle exalte les plus fanatiques. Et pour des milliers de sunnites de Syrie et d’Irak, elle sonne comme une vengeance aux exactions que leur ont fait subir les régimes de Damas et de Bagdad et leurs milices sanguinaires.
Une violence qui fascine. Mais quelle est la réalité de cette utopie sanglante ? Constat sans appel, dressé par ses détracteurs comme par ses partisans, l’EI dans sa forme actuelle est un État de violence.
Né d’une semence d’Al-Qaïda en Irak, il s’est lignifié face à l’armée d’occupation américaine, s’est engraissé dans le terreau de l’insurrection syrienne et prospère sur le champ de bataille régional entre les puissances iranienne chiite et saoudienne sunnite. Comme l’indique le titre de son magazine anglophone, Dabiq, du nom d’un village du Nord syrien où doit avoir lieu la victoire finale de l’islam sur la chrétienté, le « califat » est mû par une vision guerrière voire apocalyptique du message coranique.
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Et sa propagande diffuse abondamment les images de ses massacres et de ses châtiments implacables, confirmés par les récits épouvantés de ceux qui ont fui son territoire dans la presse internationale. « Esclaves sexuelles : Daesh fournit le mode d’emploi », informe le Huffington Post français le 15 décembre 2014 ; « EI : l’horrible vidéo qui montre un homme homosexuel se faire lapider après avoir été jeté du haut d’une tour », titre le site Atlantico le 4 février ; « Vidéo de Daesh : un enfant exécute un homme soupçonné d’espionnage », rapporte 20 Minutes le 10 mars, pour ne citer que quelques exemples.
Des constats issus des productions de l’EI lui-même, qui assure ne faire ainsi qu’appliquer la charia, seul code législatif autorisé par Dieu sur terre. Dans la guerre contre ses ennemis en armes, il ne fait pas non plus dans la dentelle : le 13 juin 2014, au lendemain de sa conquête éclair de Mossoul et de Tikrit en Irak, il déclare avoir exécuté 1 700 soldats chiites, des « hérétiques ».
Une vidéo postée au même moment montre ses miliciens décharger leurs kalachnikovs sur des dizaines d’hommes allongés les uns contre les autres, face contre terre. Les soldats et policiers sunnites captifs ont plus de chance, ayant la possibilité de se repentir dans des mosquées prévues à cet effet. Brûlé vif dans une cage de fer en janvier 2015, le pilote jordanien Moaz al-Kasasbeh, pourtant sunnite, n’a pas eu ce choix : les juristes de l’EI se sont référés à d’anciennes jurisprudences permettant d’immoler par le feu des coreligionnaires déclarés apostats.
Abus sexuels
« Dura lex, sed lex », argumentent les zélateurs du calife. « Crimes de guerre et crimes contre l’humanité », tranche à juste titre l’Organisation des Nations unies (ONU) dès la publication, en octobre 2014, d’un rapport du Haut-commissariat aux Droits de l’homme, qui relève « des attaques visant directement des civils et des infrastructures civiles, des exécutions et autres meurtres ciblés de civils, des enlèvements, des viols et d’autres formes d’abus sexuels et physiques contre des femmes et des enfants, le recrutement forcé d’enfants ».
Des enfants, l’EI en use abondamment dans sa propagande positive, montrant ses « lionceaux » apprendre le Coran et le maniement des armes, ou faire, l’index pointé au ciel, la louange du calife lors de réjouissances nocturnes organisées sur les places publiques.
Mais il se vante moins des crimes dénoncés début février par le Comité des droits de l’enfant de l’ONU, qui recense « l’assassinat systématique d’enfants appartenant à des minorités religieuses ou ethniques par des membres de l’EI, y compris plusieurs cas d’exécutions de masse de garçons, ainsi que des décapitations, des crucifixions et des ensevelissements d’enfants vivants ».
D’autres sont violés, vendus sur les marchés et des handicapés mentaux seraient utilisés comme kamikazes… Particulièrement ciblée, la minorité yézidie, dont le culte a des racines antéislamiques, est exterminée comme « adoratrice du diable ». Le 19 mars, l’ONU évoquait des génocides. Mais, dans l’optique califienne, une telle épuration confessionnelle vise à mettre le dar al-islam (demeure de l’islam) en conformité avec les prescriptions coraniques ; les chiites hérétiques et les yézidis sataniques n’y ont pas leur place.
Mieux traités, les chrétiens qui ne veulent pas fuir se voient offrir trois options : le versement d’un impôt spécial (la jizyia), la conversion ou la mort. Un chercheur qui a toujours des contacts à l’université de Mossoul explique sous le couvert de l’anonymat : « Les minorités chrétiennes sont indispensables à l’EI pour exercer certaines professions que les sunnites se voient interdire : à Mossoul, tous les gynécologues disponibles sont ainsi chrétiens ! L’EI doit les convaincre de rester et va jusqu’à placer des gardes devant leurs écoles et leurs commerces. Quant à la jizyia, elle doit être versée une fois l’an et beaucoup se disent qu’à la prochaine échéance, l’EI n’existera plus. »
Châtiés
Le groupe islamiste est tout aussi pragmatique qu’impitoyable et a compris plus vite que les Américains la nécessité de remporter en Irak et en Syrie « la bataille des coeurs et des esprits ». « Malgré des débordements liés au contexte insurrectionnel, les jihadistes doivent respecter la loi qu’ils imposent et qui fait leur dureté, mais qui garantit aussi leur crédibilité et leur survie, explique notre universitaire.
Les miliciens qui se livrent à l’arbitraire sont châtiés quand ils sont surpris par la police des moeurs. » Le pseudo-califat veut être un État, bâti pour durer jusqu’au jour du jugement, et il s’en donne les moyens. Dans chaque localité conquise, des tribunaux sont mis en place. Et si le voleur a la main coupée, des inspecteurs contrôlent aussi les poids sur les marchés.
Les butins de guerre, les impôts et les bénéfices tirés de l’exportation des ressources essentiellement pétrolières permettent l’entretien et le financement de nouvelles infrastructures. Ici un souk, là une route bitumée que les habitants avaient réclamée en vain pendant des années. Des soupes populaires et des services sociaux sont mis à la disposition des plus démunis dans les villes.
Après expurgation des programmes profanes, des écoles sont rouvertes. L’EI cherche aussi tant bien que mal à assurer une distribution quotidienne d’eau et d’électricité. en noir. Bien sûr, alcool, drogue et tabac sont prohibés, et l’organisation diffuse des vidéos de destructions de stocks de contrebande. Interdites de travail, les femmes ne peuvent sortir qu’accompagnées d’un chaperon masculin et vêtues « avec décence », c’est-à-dire entièrement couvertes et voilées de noir. La barbe est de rigueur pour les hommes, et tous les musulmans sont tenus de faire les cinq prières quotidiennes.
Si l’EI était appelé à durer et à se stabiliser, qu’est-ce qui pourrait alors différencier la vie quotidienne sous le califat de celle sous le régime wahhabite des Al Saoud ? « À part la présence de minorités chrétiennes vouées tôt ou tard à l’extinction, clairement rien ! » affirme le chercheur.
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