« L’Europe ne peut pas faire payer aux Africains les conséquences du chaos libyen ! »
23 avril 2015
Souleymane Jules Diop : « L’Europe ne peut pas faire payer aux Africains les conséquences du chaos libyen ! »
Depuis le début de l’année 2015, plus de 1 750 migrants ont trouvé la mort en Méditerranée, dont de nombreux ressortissants du Sénégal. Une tragédie dans laquelle l’Europe doit assumer sa responsabilité, selon le secrétaire d’État aux Sénégalais de l’extérieur, Souleymane Jules Diop. Interview.
Depuis le début de l’année 2015, 1 187 migrants d’origine sénégalaise ont atteint les côtes italiennes, selon les autorités transalpines. D’autres, dont on ne connaîtra jamais le nombre, n’ont pas eu cette chance, victimes d’un des nombreux naufrages qui ont endeuillé la mer Méditerranée.
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Victimes, surtout, pour Souleymane Jules Diop, ministre des Sénégalais de l’extérieur, d’une responsabilité partagée entre les pays d’origine, les familles des candidats à l’immigration et les pays européens, qui ont fait de la Libye une poudrière.
Jeune Afrique : Plus de 800 migrants, parmi lesquels probablement des Sénégalais, ont péri dans la nuit du 18 au 19 avril en Méditerranée. Quelle est votre réaction ?
Souleymane Jules Diop : C’est un drame. L’Italie est effectivement une des destinations principales des Sénégalais. Les familles sont partagées entre la consternation et l’expectative. Elles attendent les résultats des autopsies et l’identification des corps. Mais cela reste très difficile car les migrants n’ont pas de papiers en général. On ne peut pas donner de bilan précis pour le moment. Nous nous attendons au pire.
L’année 2015 est particulièrement meurtrière. Qui est responsable ?
Il y a une responsabilité partagée par les pays d’accueil et par ceux d’origine. Mais les familles, qui veulent coûte que coûte envoyer leurs enfants dans des conditions inhumaines, ont également leur part. C’est le message que nous voulons lancer dans les zones de départ : les dangers sont énormes dans les zones de transit pour l’Europe et réussir à passer est un miracle. D’autant que cela n’assure ni les papiers, ni une bonne situation. Beaucoup de personnes, qui passent notamment par le Niger ou le Tchad, paient des passeurs véreux et des narcotrafiquants pour finir par se retrouver perdu en mer et y perdre la vie.
Les familles qui envoient leurs enfants dans des conditions inhumaines, ont également leur part de responsabilité.
Pourquoi autant de Sénégalais cherchent-ils à gagner l’Europe ?
Il faut d’abord savoir que beaucoup de migrants, notamment maliens ou ivoiriens, se font passer pour des Sénégalais. Mais il est vrai que beaucoup de jeunes, du Sénégal oriental notamment, quittent le pays. Ils sont des milliers à rejoindre l’Espagne ou le Maroc, à tel point que ces pays sont en train de surclasser la France en termes de nombre de Sénégalais présents sur leur sol. Il y a aujourd’hui entre 83 000 et plus de 100 000 compatriotes en Espagne et notre diaspora représente trois millions de personnes, soit un quart de la population nationale ! Ils ont l’espoir d’une vie meilleure, quelle que soit celle qu’ils ont au pays, même s’ils n’ont pas toujours conscience du danger.
L’État sénégalais fait-il suffisamment pour lutter contre cet exode, qui peut s’avérer très meurtrier ?
Nous nous battons. Nous avons investi et mis en place des domaines agricoles communautaires pour retenir les candidats à l’immigration. Il fallait également un meilleur contrôle de nos frontières car, depuis 2000, il y avait une mauvaise gestion du phénomène des pirogues. Des milliers de personnes partaient vers l’Europe et une véritable économie mafieuse s’était bâtie. Nous avons fait beaucoup d’efforts, en collaboration avec d’autres pays, comme l’Espagne, l’Italie ou la France. Mais l’État a aussi des priorités au pays, auxquelles il doit faire face.
Que fait l’État pour les migrants qui ont quitté le pays ?
Nous avons engagé un processus d’identification des Sénégalais en Libye en octobre dernier. C’est extrêmement difficile car ils sont pour la plupart dépouillés de leurs papiers d’état civil. Mais nous avons réussi, avec l’aide l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), à organiser trois vols de rapatriement pour plus de 400 compatriotes qui étaient notamment dans la zone de Misrata. Nous avons également rapatrié des Sénégalais depuis la Centrafrique, ce qui a coûté un milliard de francs CFA, et nous cherchons à faire de même pour le Maroc. Ce sont des vies sauvées mais tout ceci est coûteux et nous n’en avons pas vraiment les capacités logistiques et financières. Il faut que l’Europe prenne également sa part de responsabilité. Mais, malheureusement, elle regarde faire pour le moment.
Quand la Libye était stable, elle était pourvoyeuse de trois millions d’emplois pour les Subsahariens.
N’est-ce pas à l’Union africaine ou à la Cedeao, en ce qui concerne le Sénégal ou le Mali, d’être plus actives ?
Non, les migrants ne sont pas uniquement des ressortissants de la Cedeao ou, plus largement, des Subsahariens. Ce sont également des Irakiens, des Syriens, des Libyens… De toute façon, la Cedeao n’en a pas les moyens. L’Europe a eu les capacités logistiques et militaires et a utilisé des milliards pour bombarder la Libye et, une fois le désordre installé dans le pays, a laissé les populations livrées à elles-mêmes. C’est tout à fait indigne et inacceptable. Quand la Libye était stable, elle était pourvoyeuse de trois millions d’emplois pour les Subsahariens. L’Europe ne peut pas faire payer aux Africains les conséquences du chaos libyen !
Les chefs d’État ne semblent pas très enclins à porter ce message ces derniers jours. Ils sont même plutôt silencieux…
Mais ce sont des discussions qui reviennent régulièrement dans le cadre diplomatique ! En matière d’immigration et de coopération, il y a d’ailleurs eu énormément d’accords qui ont été signés. Malheureusement, l’Europe ne les respecte jamais, y compris en termes de participations budgétaires au développement des pays d’Afrique subsaharienne. En réalité, il n’y a jamais eu de mise en œuvre réelle des accords signés sur la coopération, l’immigration de travailleurs ou d’étudiants. Il est vrai que, aujourd’hui, les pays européens sont plongés dans une crise économique profonde. Mais il y a un minimum qui n’a pas été fait.
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