Tirer les leçons de l’émergence de l’Etat islamique
25 avril 2015
n°157 (supplément)
19 avril 2015
Tirer les leçons de l’émergence de l’Etat islamique
Entretien avec Gilles Munier
(revue de presse : Sowt al Arab – 18/4/15)
Selon vous, quelles-sont les principales raisons de la montée en puissance de l’Etat Islamique dans la région?
La Première guerre du Golfe, les 13 ans d’embargo et la guerre de 2003 ont fait imploser la société irakienne! Sur le terrain, cela signifiait : mort, misère, destructions, désespérance. Les Irakiens se sont accrochés de ce qui leur semblait le plus solide : la religion. J’ai pu le constater dans mes voyages dans les provinces irakiennes, que ce soit parmi les musulmans – sunnites ou chiites – ou chez les chrétiens des églises d’Orient. L’horizon de la jeunesse était bouché : les universités asphyxiées, faute de moyens. En 1993, la Campagne pour la foi lancée par le parti Baas a mobilisé la population contre l’acharnement occidental au nom de l’islam. Il ne faut donc pas s’étonner si, en 2003, la résistance à l’occupation du pays par les Américains – assimilés à une invasion de « mécréants » – a pris une tournure religieuse.
Abou Bakr al-Baghdadi a surgi le 29 juin 2014, on spécule énormément sur sa personne. Les plus complotistes parlent d’un pantin de l’Iran voire même des USA. Qui est ce personnage mystérieux à la tête du califat autoproclamé ?
Al-Baghdadi est avant tout un savant religieux. Il a étudié les sciences islamiques à Bagdad sous Saddam Hussein. A cette époque, il avait été repéré par les services de sécurité et aurait passé quelque temps derrière les barreaux pour son activisme. Dès la chute du régime, Baghdadi s’est engagé dans les rangs d’Al-Qaïda au Pays des deux fleuves, fondée par le jordanien Abou Mussab al-Zarqaoui. Il a combattu dans la clandestinité jusqu’à ce que les Américains l’arrêtent. Il a été emprisonné au camp Bucca, près de Bassora, connu pour les tortures et les humiliations subies par les détenus. Puis, comme d’autres, il a été libéré. La question : quand ? Deux versions sont en concurrence : soit il aurait purgé une peine de deux années de prison et constitué des réseaux de résistance islamique, soit il aurait été libéré en 2009, lorsque les Etats-Unis ont transféré leurs prisonniers aux autorités irakiennes. Dans ce cas, sa libération n’a pu se produire qu’en accord avec les conseillers iraniens du régime de Bagdad, très présents dans les allées du pouvoir. C’est ce qui donne de l’eau au moulin des « complotistes » dont vous parlez, qui l’accusent d’être un agent manipulé par l’Iran.
Une chose est sûre : Abou Bakr al-Baghdadi a du charisme et est un bon stratège. Quand on parle de calife autoproclamé, c’est en partie faux. Il est soutenu par plusieurs organisations de la résistance, des chefs religieux, des chefs de tribus et par d’anciens militaires de l’armée de Saddam Hussein. Tous lui ont fait allégeance.
Le succès médiatique de l’Etat islamique suscite-t-il l’adhésion des habitants des villes conquises? Les habitants de Mossoul, Tikrit, Falloujah soutiennent-ils le califat?
Le mot d’adhésion serait peut-être trop fort pour décrire le sentiment des habitants. Ils acceptent l’Etat islamique par pragmatisme mais aussi par vengeance politique. L’Etat islamique, laisse les notables locaux diriger les willayas en échange de leur fidélité. L’avenir dira si ce soutien perdurera. Pour l’instant, l’application de la charia garantit une plus grande justice sociale notamment une aide aux déshérités, la répression de la corruption qui mine l’Irak depuis l’embargo.
Les occidentaux s’effraient de l’application de la loi islamique. Mais, la majorité des habitants s’y soumet car sa pratique correspond au mode de vie qui la leur depuis toujours, notamment chez les sunnites. Les massacres très médiatisés sont surtout utilisés pour effrayer les occidentaux et les chiites.
L’allégeance au Calife Ibrahim – c’est-à-dire Abou Bakr al-Baghdadi – est la résultante du conflit sunnites / chiites, provoqué par l’introduction du confessionnalisme et la politique sectaire du régime de Nouri al -Maliki. Majoritairement peuplées de sunnites, les villes conquises par l’Etat islamique rejettent le nouveau gouvernement chiite de Bagdad et assimile son armée à une armée d’occupation.
L’Etat islamique est violent, certes, mais comment expliquez-vous dès lors le fait que des villes de plusieurs milliers d’habitants ne se soient pas vidées en apprenant l’arrivée à grand pas de l’Etat islamique ?
Les seuls irakiens qui se sont enfuis devant la progression des djihadistes sont les divisions militaires, composées majoritairement de chiites, qui régentaient les provinces conquises. On assiste actuellement à la reconquête de ces territoires par le régime de Bagdad, et là les populations fuient. Tikrit est déserte. Dans la province de Diyala, non seulement la population sunnite a fui, mais les milices chiites lui interdisent de revenir. Cela s’appelle du nettoyage religieux.
Quel est votre regard sur l’actuelle « guerre froide » entre l’Iran et l’Arabie Saoudite? Quelle est la stratégie d’influence de l’Iran, en particulier en Irak ?
L’opposition chiite à Saddam était déjà en partie une création du camp iranien. Par contre, il faut souligner que l’Iran n’est pas nécessairement derrière tout ce que fait le régime chiite de Bagdad. Il faut relativiser et se souvenir que la marche de la révolution islamique iranienne a été très influencée par la pensée du Grand ayatollah irakien Sayyid Mohammed Bakr al-Sadr et par les fatwas envoyées par l’ayatollah Khomeiny lorsqu’il était réfugié politique à Nadjaf… du temps de Saddam Hussein.
Le parti chiite irakien Dawa, qui soutenait l’Iran lors de la guerre Iran-Irak, n’est pas, quant à lui, directement dirigé par des ayatollahs iraniens. Il est moins vassalisé à l’Iran que d’autres organisations politiques, notamment les milices. La Brigade Badr, par exemple, est directement financée et armée par l’Iran. Elle est à la pointe du combat contre l’Etat islamique.
Pendant la guerre Iran-Irak, très meurtrière, la majorité des chiites n’a pas rejoint le camp iranien, mais aujourd’hui force est de constater que l’Iran a énormément gagné en influence au sein de la communauté chiite irakienne. Cela joue sur la géopolitique régionale et jouera sans doute encore plus dans les prochaines années.
Quid des Kurdes ? Ont-ils autant d’influence ?
Les ressources pétrolières du Kurdistan, les pipelines qui traversent cette région, la présence sur le sol kurde de centaines de milliers de réfugiés arabes, chrétiens, turkmènes, yézidis, shabaks… et de combattants du PKK turc placent la Région autonome du Kurdistan au centre du jeu politique irakien et régional.
Les peshmergas kurdes sont une force militaire non négligeable. Massoud Barzani, président du gouvernement régional kurde en Irak, rêve d’un Grand Kurdistan qui regrouperait les provinces kurdes des Etats voisins. Il soutient indirectement le PJAK, une organisation kurde iranienne qui lutte contre le régime de Téhéran.
Barzani est en concurrence avec Abdullah Ocalan, le chef du PKK – emprisonné en Turquie) – dont une excroissance – le PYD – contrôle la région kurde syrienne. C’est peut-être la raison pour laquelle, il entretient de bonnes relations avec le président turc Erdogan !
Pour revenir à l’Etat islamique, je pense que Baghdadi a commis une erreur en attaquant Erbil, au lieu d’ordonner à ses djihadistes de poursuivre leur route vers Bagdad. Ce n’était, semble-t-il, pas prévu dans ses plans. Résultat : les Etats-Unis sont intervenus et il s’est embourbé dans la lutte contre les Kurdes et les minorités religieuses et ethniques de la région de Ninive. Sinon, ses troupes camperaient peut-être aujourd’hui sur la rive droite du Tigre à Bagdad.
À la chute de Saddam en 2003, on a assisté à un véritable retournement idéologique du parti Baas dont les membres se sont retranchés dans des réseaux sunnites militants. Qu’en est-il de la proximité entre anciens baasistes et groupes armés sunnites?
Retournement, pas tout à fait. En 2003, on pouvait déjà parler d’islamo-baasisme… Pour comprendre l’évolution idéologique du baasisme irakien, il faut remonter à la guerre Iran-Irak. Saddam Hussein l’a finalement emporté le 18 juillet 1988, lorsque l’ayatollah Khomeiny a accepté le cessez-le-feu réclamé par le Conseil de sécurité de l’ONU, jour où – selon sa propre expression – il a avalé un « calice de poison ». Mais, le grand vainqueur de cette guerre est l’islam, en Iran bien sûr, mais aussi en Irak.
J’ai assisté vers la fin de la guerre avec l’Iran à l’« islamisation » du discours baasiste, puis au retour des pratiques religieuses au sein de la société irakienne. Jusqu’en 2003, des événements jalonnent cette réapparition. En 1989, la famille de Michel Aflak – né chrétien de rite grec orthodoxe –, fondateur du parti Baas, a annoncé qu’il s’était converti secrètement à l’islam avant sa mort, et avait choisi Ahmed pour prénom. En 1991, en pleine guerre avec le Koweït, Saddam Hussein a fait ajouter « Allahou akbar », écrit de sa main, sur le drapeau irakien. En 1993, comme je vous l’ai dit, a été lancée la « Campagne pour la foi », et quand il est devenu évident que les Etats-Unis attaqueraient l’Irak, ont été créés l’Armée d’Al-Qods et les Feddayin de Saddam, pépinière de futurs résistants. Un courant salafiste local s’est implanté, indépendamment de celui dirigé par Oussama Ben Laden, ce dernier étant formellement interdit et réprimé. Enfin, en 2000, j’ai visité l’exposition du Coran calligraphié avec le sang de Saddam à la grande mosquée Oum al-Maarek – Mère des batailles – de Bagdad.
Par ailleurs, il faut savoir que la résistance irakienne a été organisée par Saddam Hussein à l’image de celle conçue par le Prophète Muhammad à Médine, c’est-à-dire en répartissant les futurs combattants en trois groupes : Moudjahidine, Ansar et Muhajirun (Emigrants). Après son exécution ignominieuse, les divers courants – irakistes, soufis, islamo-bassistes – se sont développés de façon autonome et sont parfois entré en conflit sanglant avec Al-Qaïda.
Les camps de prisonniers américains où des dizaines de milliers d’opposants – toutes tendances confondues – ont passé des mois ou des années sont devenus de véritables « écoles du terrorisme », renforçant les liens entre officiers baasistes et cadres islamistes. Cela explique pourquoi, plusieurs d’entre eux se sont rencontrés secrètement à Amman en avril 2014, en présence d’Izzat Ibrahim al-Douri, chef du parti Baas clandestin, pour mettre la dernière main à l’opération pour « libérer » Mossoul. Seulement voilà, le nombre de jeunes nationalistes arabes prêts à prendre les armes est insignifiant. Résultat : les djihadistes de l’Etat islamique ont pris le dessus. On connaît la suite.
Aux dernières nouvelles, Izzat Ibrahim Al-Douri aurait été tué lors d’affrontements dans les monts Hamrin, près de Tikrit, opposant les Hommes de la Naqshbandiyya – l’organisation de résistants soufis qu’il dirige – aux milices chiites envoyées par le régime de Bagdad. Ce doit être la 10ème fois que les Etats-Unis ou le régime de Bagdad annoncent sa mort depuis 2003 Le jour où cela arrivera – il a 73 ans -, un congrès du parti Baas désignera son successeur qui poursuivra le combat. Pour l’heure, et définir la politique du parti à l’égard de l’Etat islamique. ! Pour l’heure,’information est à vérifier.
Que devient le prisonnier Tarek Aziz dont vous souhaitiez la libération ?
En France, j’ai coordonné la campagne pour sa libération dès la chute de Bagdad. C’était la personnalité la plus connue du régime à l’étranger, le plus médiatique car « chrétien ». A travers lui, c’est la libération de tous les prisonniers politiques qui était demandée. Il a été transféré de la prison de Kadhimiya à Bagdad dans celle de Nassiriyah, dans le sud chiite. Après la prise de Mossoul et de Tikrit, Nouri al-Maliki craignait que l’Etat islamique prenne Bagdad et libère les prisonniers politiques, comme il l’a fait ailleurs.
Tarek Aziz est en très mauvaise santé. Il a eu plusieurs attaques cardiaques et manque de médicaments. Sa femme qui a pu lui rendre visite dernièrement affirme qu’il a pratiquement perdu la mémoire. En septembre dernier, Nouri al-Maliki avait laissé entendre à son avocat qu’il allait être libéré pour raison de santé, mais c’était uniquement pour se donner une image d’homme politique ouvert, tolérant. Il n’a pas été réélu Premier ministre. On ne sait pas ce que va faire Haïdar al-Abadi, son successeur. Mais attention : Tarek Aziz n’est qu’un cas parmi d’autres. Des milliers de prisonniers croupissent encore dans des prisons secrètes et n’ont pas la chance qu’on parle d’eux
Le califat a-t-il vocation à prospérer? Quelle est sa finalité?
La situation est complexe. Le rapport de force sur le terrain est mouvant. Là, les milices chiites avancent, ailleurs elles reculent. Ce n’est pas encore demain qu’elles se rendront maître de la province sunnite d’Al-Anbar. Avec l’aide de Barack Obama, de François Hollande et du général iranien Qassem Sulimani, le régime de Bagdad n’est pas prêt de tomber non plus.
L’Etat islamique et le califat ont de beaux jours – et de mauvais jours de guerre – devant eux, mais ils s’enracinent sur le terrain et, symboliquement, dans l’esprit de nombreux musulmans. Le califat prospèrera d’une façon ou d’une autre. A terme, les pays occidentaux devront reconnaître la nouvelle réalité – un Proche-Orient remodelé – qu’elle leur plaise ou non. Mais quand ? Après combien d’horreurs commises et médiatisées sur Internet par l’Etat islamique, combien de bombardements occidentaux soi-disant ciblés, d’attentats sauvages au Proche-Orient ou dans le monde, et combien de civils tués…
Quelle est votre conviction sur l’avenir de la région? Les frontières de Sykes-Picot sont-elles à jamais enterrées?
La proclamation du califat et la négation des accords Sykes-Picot de 1916 remettent en cause les frontières dessinées arbitrairement par les Anglais et les Français. Les Etats aussi, dont Israël. Je pense que le jeu reste ouvert, de toute façon je ne serai pas là, contrairement à vous pour assister aux conséquences des bouleversements que nous vivons (Rires). Après tant d’années de colonialisme, de massacres, d’accaparement des ressources pétrolières, d’ingérences sous toutes ses formes, comment voulez-vous qu’Abou Bakr al-Baghdadi – ou demain ses successeurs – n’apparaisse pas comme légitime aux yeux de populations locales sans espoir ? Que leur propose le club fermé des pays occidentaux auto-proclamé Communauté internationale ? Rien, un statu quo dépassé, invivable. Les succès remportés par l’État islamique, même s’ils sont remis en question, n’ont rien d’étonnant : il faudrait seulement savoir en tirer les leçons.
Source : Sowt al-Arab
Photo : Vue du camp Bucca où a été emprisonné Abou Bakr al-Bagdadi
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