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28 décembre 2024

Occident civilisé, Orient barbare


Occident civilisé, Orient barbare

par Hannibal GENSERIC – lundi 27 avril 2015

Le 4 février 2012, à Paris, le ministre de l’Intérieur français Claude Guéant a déclaré devant des représentants d’une association étudiante : « Contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas (…). Celles qui défendent l’humanité nous paraissent plus avancées que celles qui la nient. Celles qui défendent la liberté, l’égalité et la fraternité, nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique ». Ce genre de propos est assez récurrent des Occidentaux lorsqu’ils veulent justifier leurs guerres de conquêtes coloniales et impérialistes, telles que les guerres ouvertes menées actuellement contre les peuples arabes ou afghans, et les guerres sournoises et indirectes menées contre d’autres peuples « orientaux », tels que les Russes.
D’ailleurs, je ne suis pas certain que ce ministre comprend bien ce qu’il énonce, en raison du flou qui entoure le mot « civilisations » (au pluriel), employé en lieu et place du mot « sociétés ». On peut porter un jugement de valeur sur une société et considérer par exemple que la société fédérale allemande est plus estimable que la société nazie. Il n’en va pas de même d’une civilisation ou d’une culture, qui sont partie intégrante de chaque individu. Mais on ne peut trop demander à un ministre de la Police, surtout lorsqu’il est mis en examen pour « faux » et « blanchiment de fraude fiscale ».

Dans ce qui suit, nous reprenons la définition de Wikipédia : ʺL’Occident, ou monde occidental, est un concept géopolitique qui s’appuie généralement sur l’idée d’une civilisation commune, héritière de la civilisation gréco-romaine dont est issue la société occidentale moderne. Son emploi sous-entend également une opposition avec, soit le reste du monde, soit une ou plusieurs autres zones d’influences du monde comme l’Orient, le monde arabe, le monde chinois ou encore la sphère d’influence russe.ʺ

C’est quoi, la civilisation ?

« Civilisation » est un des termes-clés dans les lexiques de ceux qui étudient les sciences sociales : historiens, politiciens, philosophes, économistes. Bien que d’apparence commune, le mot « civilisation » n’a que trois siècles d’existence en Occident. Il est issu du latin civis, c’est-à-dire citoyen, et de civitas, qui désigne la cité, autrement dit l’ensemble des citoyens. L’édition de 1872 du dictionnaire de l’Académie Française précise : « État de ce qui est civilisé, c’est-à-dire ensemble des opinions et des mœurs qui résulte de l’action réciproque des arts industriels, de la religion, des beaux-arts et des sciences ». Elle ne porte pas de jugement de valeur ni n’établit de comparaison entre différentes formes de civilisations. Dès les premiers jours de l’existence, nous sommes imprégnés par la langue, les bruits, les odeurs, les couleurs et les rituels (religions) de notre culture. Nous ne pouvons nous en défaire mais nous pouvons l’enrichir de notre expérience.

« La civilisation est née à Sumer »

Les « racines » d’une civilisation sont l’ensemble des facteurs culturels, spirituels, matériels, institutionnels… qui concourent à la construction d’une civilisation et la distinguent des autres civilisations.
Il y a 10.000 ans, au Moyen-Orient, tout change brusquement pour l’Homo Sapiens, notre ancêtre commun. Cette vaste région (aujourd’hui l’Égypte, Israël, la Palestine et la Jordanie, le Liban, la Syrie, la Turquie et l’Irak) se couvre à perte de vue de graminées et de céréales. Ses habitants n’ont plus besoin de beaucoup se déplacer pour trouver leur nourriture. Aussi choisissent-ils de se grouper dans de petits villages. Au fil du temps, ils prennent l’habitude de semer des graines près de leurs maisons. C’est ainsi que naît l’agriculture. Les villageois conviennent que dans chaque champ, la récolte appartient à celui qui a semé les graines. Dans chaque village, ils désignent un chef et un conseil pour arbitrer les querelles de propriété. Petit à petit se mettent en place des institutions et des lois semblables aux nôtres. Grâce aux ressources nouvelles et au supplément de confort apportés par l’agriculture, la population de la planète croît rapidement jusqu’à atteindre dix millions d’habitants.
Au bout de quelques milliers d’années, les pluies se faisant plus rares, les agriculteurs du Moyen-Orient se concentrent sur un territoire en forme de croissant que nous appelons pour cette raison Croissant fertile. Dans ce Croissant fertile, de grands fleuves (Nil, Jourdain, Tigre, Euphrate) favorisent l’irrigation des champs et compensent la raréfaction des pluies. Dans leurs vallées vont naître les premières grandes civilisations humaines. Les paysans font appel à des artisans pour leur fournir les outils, les poteries et les vêtements dont ils ont besoin. Ces artisans emploient des outils en pierre polie, d’où le nom de Néolithique (Nouvel Âge de la Pierre) donné à leur époque. Avec la multiplication des artisans, les villages grandissent et deviennent de vraies villes de plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Les premières villes apparaissent dans une région appelée Sumer, au sud de l’Irak, autour de la ville actuelle de Bassora.

C’est la fin de la Préhistoire et le début de l’Histoire ! « L’Histoire commence à Sumer », dit ’historien Samuel Kramer.

1. C’est peut-être pour leurs mythes de la création du monde et de la naissance de la civilisation que les Sumériens sont les plus connus. Le grand apport culturel de ce peuple sur le plan des mythes fondateurs est sans aucun doute la notion de déluge universel. Ces histoires mythiques ont été reprises et adaptées au monothéisme.

2. Les Sumériens ont aussi légué à l’humanité les concepts de loi, de gouvernement et de vie urbaine.

3. On leur doit également un système astronomique et mathématique qui permit de diviser le temps et l’espace en degrés ce qui allait, plus tard, aboutir à nos heures, minutes et à nos unités de mesure linéaire et astronomique, à la semaine de sept jours, et au découpage de l’année en douze mois.

4. N’oublions pas non plus la poterie et le développement de la roue à des fins de transport. Ces deux bonds en avant dans les domaines de la vie quotidienne.

5. Et enfin, comment passer sous silence LA grande invention sumérienne par excellence : « l’écriture ». L’écriture permet à chaque civilisation de traduire sa pensée et d’en assurer la pérennité. Une sphère de civilisation englobe une population reliée par l’Écriture, elle-même relevant le plus souvent de doctrines – révélées ou non, – “axiomatiques” considérées comme fondamentales pour le mode de vie collectif de cette civilisation. « C’est une étrange chose que l’écriture. Il semblerait que son apparition n’eût pu manquer de déterminer des changements profonds dans les conditions d’existence de l’humanité ; et que ces transformations dussent être surtout de nature intellectuelle. La possession de l’écriture multiplie prodigieusement l’aptitude des hommes à préserver les connaissances. On la concevrait volontiers comme une mémoire artificielle, dont le développement devrait s’accompagner d’une meilleure conscience du passé, donc d’une plus grande capacité à organiser le présent et l’avenir. Après avoir éliminé tous les critères proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait au moins retenir celui-là : peuples avec ou sans écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions anciennes et progressant de plus en plus vite vers le but qu’ils se sont assigné, tandis que les autres, impuissants à retenir le passé au delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer, resteraient prisonniers d’une histoire fluctuante à laquelle manqueraient toujours une origine et la conscience durable du projet. » Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955.
Apparue il y a environ 5500 en Irak, l’écriture, base de toute civilisation durable, n’atteindra l’Europe que 3000 ans plus tard. Vers 1500 avant J.C., les Phéniciens, des libano-syriens, inventent l’alphabet. Les Grecs commenceront à l’utiliser vers le 9eme siècle avant J.C. et les Romains des siècles plus tard.

Premières doctrines de la civilisation en Europe

Dans les manuels contemporains de philosophie et de sociologie, la primauté dans la conception des doctrines de civilisation est le plus souvent octroyée à l’Allemand Oswald Spengler (1880-1936) et à l’Anglais Arnold Toynbee (1889-1975). L’Allemand a exposé ses points de vue dans son œuvre « Le Déclin de l’Occident » (La première partie fut publiée en 1918 et la seconde en 1922). L’Anglais consacra les douze volumes de son « Étude de l’Histoire » (1934-1961) au thème des civilisations. En ces moments de guerres menées par l’Occident contre l’Orient, la propagande occidentale fait souvent référence au sociologue américain Samuel Huntington qui a écrit 1996 son « Choc des Civilisations ». Tous ces travaux relatifs à la civilisation furent écrits et édités au XXe siècle.

Et pourtant, les premiers fondements européens de la théorie des civilisations furent établis dès le XIXe siècle en Russie. Ses fondateurs sont N.Y. Danilevski et K.N. Leontiev. Bien entendu, en Occident, les manuels de philosophie, de sociologie et de sciences politiques « oublient » de mentionner ces penseurs russes. Mais le lecteur averti peut constater que toute une série d’idées de Danilevski et de Leontiev furent recopiées sans vergogne par leurs collègues occidentaux, plusieurs décennies plus tard.

1- Dans la paire « Danilevski-Leontiev », la priorité en matière d’élaboration d’une théorie des civilisations revient à Danilevski (1822-1885) qui a exposé les idées fondamentales des types historico-culturels (c’est ainsi qu’il désignait les civilisations) dans son œuvre remarquable : « Russie et Europe » (1871). » Appréhendant l’humanité en tant qu’abstraction vide, il voit dans le type historico-culturel l’expression suprême et finale de l’unité sociale. A l’intérieur du cadre du type historico-culturel, il détermine quatre sphères fondamentales, ou sphères d’activités : l’activité religieuse, l’activité culturelle (sciences, arts, industrie), l’activité politique et l’activité socio-économique. La langue est le principe qui se trouve à la source du type historico-culturel et qui l’affermit. Danilevski énumère dix types de civilisations déjà manifestés au cours de l’histoire : égyptien, chinois, assyro-babylonien-phénicien (ou sémite ancien), indien, iranien, juif, grec, romain, sémite nouveau (ou arabe), et germano-roman (ou européen). Il considérait en outre que cette liste n’était pas exhaustive. Certains types de civilisation naquirent mais n’ont pas développé un aspect original ou autonome : ainsi en est-il de l’Amérique du Nord.

Disciple et continuateur de Danilevski, Leontiev a encore renforcé la dimension naturaliste de la sociologie de Danilevski. Leontiev compare la société à un organisme vivant. Pour Leontiev, la société ne peut exister sans un pouvoir d’État fort, sinon, elle verse inévitablement dans le chaos et l’anarchie. La condition d’existence d’un État fort est la disposition du peuple à se soumettre à celui-ci. Mais pas à n’importe lequel ; il doit être monarchique. On ne peut se soumettre à l’empereur autocrate (le monarque) et le servir que dans le cas où les gens le reconnaissent en tant qu’ « oint de Dieu ». Et pour pouvoir reconnaître la nature divine du pouvoir de l’empereur et le servir, les gens doivent croire en Dieu et Le craindre. Si le peuple ne craint pas Dieu, la société est condamnée à la désintégration, à la révolution, au chaos et à l’entropie. Le libéralisme est une forme, une manifestation, un signe de cette désintégration. Chez Leontiev, l’image collective de l’homme athée est « l’Européen moyen », une personnalité grise, matérialiste, bourgeoise. Le principal complément apporté par Leontiev à la théorie de la civilisation de Danilevski est la théorie des trois stades d’évolution de la civilisation ; les étapes de la jeunesse, la maturité et la vieillesse.

2- Arnold Toynbee définit une « civilisation » comme « un champ intelligible d’études historiques ». Ainsi l’Angleterre a une culture propre, avec sa langue, ses rituels sportifs et sa gastronomie particulière, mais elle ne constitue pas pour autant une civilisation parce que son Histoire est incompréhensible si on ne la relie pas à celle de ses voisins européens. Toynbee n’en admet pas moins des affinités et des passerelles plus ou moins intenses entre les civilisations elles-mêmes. Ainsi considère-t-il que les trois civilisations (occidentale, orthodoxe et islamique) sont issues de ce qu’il appelle le rameau syro-hellénique (pensée grecque et monothéisme oriental).

« La classification de Toynbee, très historique et faisant une large place aux grandes religions, …. fournit finalement une morphologie et une typologie méthodologique du phénomène des civilisations, et conduit à une rare vision de synthèse planétaire de la métamorphose des sociétés auxquelles beaucoup d’historiens rendent encore hommage. » — Roland Breton, Géographie des civilisations, Paris, P.U.F., coll. Que sais-je. 1991.

3- C’est en 1993 que l’Américain Samuel P. Huntington publia son désormais célèbre Choc des civilisations. Pour l’auteur, la défaite de l’Union soviétique avait mis fin à toutes les querelles idéologiques, mais pas à l’histoire. La culture – et non la politique ou l’économie – allait dominer le monde.

Il en dénombrait huit : occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindoue, slave orthodoxe, latino-américaine et, peut-être, africaine (il n’était pas certain que l’Afrique soit vraiment civilisée !). Chacune incarne différents systèmes de valeurs symbolisés chacun par une religion, « sans doute la force centrale qui motive et mobilise les peuples ». La principale ligne de fracture passe entre « l’Occident et le reste », car seul le premier nommé valorise « l’individualisme, le libéralisme, la Constitution, les droits humains, l’égalité, la liberté, le règne de la loi, la démocratie, les marchés libres ». C’est pourquoi l’Occident doit se préparer militairement à affronter les civilisations rivales, et notamment les deux plus dangereuses : l’islam et le confucianisme, qui, si elles devaient s’unir, menaceraient le cœur de la civilisation. Et il conclue : « le monde n’est pas un. Les civilisations unissent et divisent l’humanité… Le sang et la foi : voilà ce à quoi les gens s’identifient, ce pour quoi ils combattent et meurent ». Netanyahou, G.W. Bush, Oussama Ben Laden, ou Sarkozy auraient pu signer sans mal une telle déclaration.

Le plus ancien théoricien de la civilisation est un Tunisien
Bien avant Auguste Comte ou Jules Michelet, on pourrait faire remonter la première ébauche des sciences sociales à l’œuvre d’Ibn Khaldoun. Né à Tunis en 1332, mort au Caire en 1406, Ibn Khaldoun est le plus connu des historiens arabes. Contemporain de Froissart, de Chaucer et de Pétrarque, il exerça diverses fonctions administratives au Maghreb (l’Occident, en arabe) et en Égypte où il occupa la haute charge de Grand Cadi (juge suprême). Le « Kitâb al-‘Ibar » ou « Livre des Exemples » est une histoire universelle monumentale à laquelle il travailla près de trente ans, et dont l’objet est la civilisation et la société humaine. Ce livre fait de lui non seulement un historien, mais, cinq siècles avant Auguste Comte, l’inventeur de la sociologie.

De ce penseur médiéval, Arnold Toynbee dit qu’il a « conçu et formulé une philosophie de l’Histoire qui est sans doute le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun pays. »

Dans la « Muqadimma », les Prolégomènes, Ibn Khaldoun est conscient que sa démarche profondément novatrice rompt résolument avec l’interprétation religieuse de l’histoire qui prévalait jusque-là : « Les discours dans lesquels nous allons traiter de cette matière formeront une science nouvelle […] C’est une science ʺsui generisʺ car elle a d’abord un objet spécial : la civilisation et la société humaine, puis elle traite de plusieurs questions qui servent à expliquer successivement les faits qui se rattachent à l’essence même de la société. Tel est le caractère de toutes les sciences, tant celles qui s’appuient sur l’autorité que celles qui sont fondées sur la raison. ».

Tout au long de son œuvre, ce premier théoricien de l’histoire des civilisations souligne la discipline à laquelle doivent s’astreindre ceux qui exercent le métier d’historien : « L’examen et la vérification des faits, l’investigation attentive des causes qui les ont produits, la connaissance profonde de la manière dont les événements se sont passés et dont ils ont pris naissance. »

Ibn Khaldoun a pour champ d’étude uniquement la partie du monde qu’il connaît, pour y avoir séjourné : Andalousie, Maghreb et Moyen Orient. C’est dans ce cadre restreint qu’il élabore sa théorie cyclique des civilisations rurales ou bédouines (‘umrân badawi) et urbaines (‘umrân hadari). Pour lui, les civilisations sont portées par des dynamiques tribales qui fondent dynasties et empires. Ibn Khaldoun, témoin de la chute du monde musulman à son époque, a introduit, bien avant Leontiev, la notion de cycles. Il a expliqué les conditions de naissance, d’évolution et de ruine des empires. Pour lui, les empires naissent et disparaissent selon un mécanisme primitif : la violence. La violence coloniale a entraîné la chute des empires coloniaux français et britannique. La violence pratiquée par l’Empire américano-sioniste depuis la seconde guerre mondiale (Palestine, Corée, Viet Nam, Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Ukraine, etc.) devrait, selon cette théorie khaldounienne, annoncer la chute prochaine de cet empire.

En introduisant le cycle de vie, Ibn Khaldoun fut le premier penseur à avoir l’idée que les catastrophes dans l’Histoire ouvrent la voie à de nouvelles “histoires”. D’autres penseurs ont une vision linéaire de l’Histoire.

La haine de l’Orient dans la culture occidentale

Les deux moments mythiques de la fondation culturelle européenne, la Renaissance et les Lumières, ont un point commun : la haine de l’Orient. La date charnière est ici la même qui sert à signer la fin du Moyen Age : la prise de Constantinople par les Turcs (1453), qui correspond aussi à la disparition du dernier émirat musulman d’Espagne (Grenade, 1492). 1492, c’est aussi la découverte de l’Amérique, qui se traduira par le génocide des Amérindiens et par la traite des Noirs.

Après la chute Constantinople, le pape Pie II, Enea Piccolomini (1405-1464), se demanda ce qu’allaient devenir les humanités. Il fut le premier à penser que l’Allemagne pourrait relever le gant de la culture humaniste. Dans la pratique, c’est en Italie que les humanistes grecs (des Orientaux orthodoxes) se réfugièrent massivement, contribuant ainsi à l’extraordinaire essor de ce que l’on a appelé l’ « humanisme italien » ou la « Renaissance italienne ». Vu par les historiens des Lumières, le phénomène n’eut ni cette grandeur ni cette beauté. Au contraire. Il peut se résumer ainsi : en 1453, l’Orient (grec) a fondu sur l’Occident romain.
Si bizarre que cela puisse paraître, pour ceux qui nous ont légué leur vision de l’Europe et de la « culture », les Grecs de Byzance n’appartenaient pas plus à l’Occident que les Sarrasins ou les juifs d’Espagne (alors que l’Espagne était alors la pointe extrême occidentale de l’Occident !). Pis encore, selon Condillac, c’est l’afflux de ces Orientaux (les Grecs) indésirables qui a empêché le goût occidental, le goût européen, de se développer en Italie. Pour Condillac et ses contemporains, les Grecs n’étaient pas des Européens, ils étaient des Orientaux (Comme les Russes aujourd’hui, et les Ukrainiens hier). Personne n’accepterait aujourd’hui ce verdict, puisque les Européens occidentaux d’aujourd’hui se sont appropriés la civilisation des barbares orientaux d’hier, les Grecs byzantins. On considère aujourd’hui que l’apport de l’humanisme byzantin à la Renaissance italienne est décisif.

Ensuite, et surtout, les « Grecs » ont été définitivement rapatriés dans la conscience occidentale. Pourquoi ? Parce que les Occidentaux ont, entre-temps, trouvé d’autres « Orientaux » pour exercer leur ostracisme – les Arabes, les Sarrazins, et tous ceux qui leur ressemblent culturellement, les Turcs, les Iraniens, bref tous ces « Musulmans ». Les Occidentaux oublient que tous les Orientaux ne sont pas « mahométans », et que les Orientaux ont été chrétiens bien avant eux.

Érigé en père de la vraie Renaissance par Condillac, Pétrarque est le personnage central de l’instauration anti-arabe de l’humanisme occidental. De fait, c’est lui qui, le premier, lance l’idée plus tard reprise par Pie II : assurer la pérennité de l’héritage grec contre ses captateurs arabo-musulmans. Renan, ce singulier père de l’orientalisme, se fait l’écho complaisant de ce qu’il nomme les « violents accès d’humeurs » anti-arabes de Pétrarque, qu’il célèbre, d’ailleurs, comme « le premier homme moderne » (!), pour une attitude intellectuelle d’ensemble où la haine des Arabes tient la première place. Ainsi donc, l’anti-arabisme est la première figure historique du Risorgimento – il y va de l’Italie d’abord : mais il y va aussi de la chrétienté, puisque, pour Pétrarque, le fin mot de la pensée arabe est l’agnosticisme avérroïste, et l’averroïsme est une version médiévale du libertinage (une suite de « blasphèmes, de sophismes, de plaisanteries et de sarcasmes » dirigés contre « la religion chrétienne »). En faisant d’elle un seul et même obstacle au double retour à la Grèce et au Christ, où se rêve la latinité, Pétrarque transforme la pensée arabe en une étrangère absolue, puisque non seulement elle coupe les Latins de leurs racines grecques, mais encore elle détourne les chrétiens de la vraie foi.

Hannibal GENSERIC

  • Ginette Hess Skandrani
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