Fayçal Chérif, expert en sécurité : “les barons tunisiens de la contrebande sont liés au terrorisme”
7 mai 2015
MONDAFRIQUE
Fayçal Chérif, expert en sécurité : “les barons tunisiens de la contrebande sont liés au terrorisme”
L’attentat de mars dernier contre le musée du Bardo a révélé d’importantes failles dans le dispositif sécuritaire tunisien. Dans un entretien à Mondafrique, Fayçal Chérif, historien et spécialiste des questions militaires et sécuritaires fait le point sur les différentes stratégies envisagées.
Mondafrique. Après l’opération menée la semaine dernière par l’armée dans le djebel Salloum (région de Kasserine) qui a été qualifiée de « réussite » par le gouvernement tunisien — avec une dizaine de présumés terroristes abattus et trois soldats tués —, peut-on parler d’une amélioration de la situation sécuritaire en Tunisie ?
Fayçal Chérif. Le travail opérationnel effectué conjointement par l’armée, la Garde nationale et la police a sans conteste amélioré son rendement. Pas plus tard qu’hier soir (NDLR : jeudi 30 avril 2015) a été démantelé une cellule d’une dizaine de personnes à Foussana (dans les environs de Kasserine) dont un médecin et un professeur. C’est le type d’opération qui est caractéristiquement menée par la police. En dehors des villes et des petits villages, là c’est le travail de la Garde nationale. Il est important de bien comprendre les attributions des trois corps que je viens de citer et d’insister sur l’importance de leur coordination. À ce niveau, l’amélioration est notable. L’illustration la plus récente en a été l’élimination du chef de la katiba Okba Ibn Nafaa, l’Algérien Lokhmane Abou Saker, il y a à peu près trois semaines. Cette opération a été menée sur une période de quatre mois, avec un membre infiltré qui a fourni une voiture à la katiba, voiture qui a été ensuite localisée par GPS. Puis les forces de l’ordre ont déterminé l’endroit approprié, en encerclant la zone montagneuse et les ont abattus.
C’est une opération qui a été techniquement très bien préparée et menée.
Il faut bien comprendre aussi que cette région, frontalière avec l’Algérie, est en quelque sorte favorable à l’activité des terroristes. On passe sans cesse de petites montagnes à des plaines puis à des oueds qui communiquent les uns avec les autres. Il est donc très facile de multiplier les caches d’armes, de provisions, de choisir des endroits « pratiques » pour piéger les forces militaires, tendre des embuscades et ensuite se retrancher dans les montagnes. C’est une configuration qui facilite également la communication avec les cellules dormantes qui vont ravitailler les éléments actifs en nourriture ou en armement.
Donc pour moi, l’évolution qualitative est significative, notamment concernant le renseignement qui s’est lui aussi amélioré.
Mondafrique. La récente nomination d’Ali Seriati à la tête d’un conseil consultatif sur les questions de sécurité est-elle une bonne chose d’après vous ?
F.C. Ce sont les syndicats des forces de sécurité et de la police qui ont érigé ce conseil. Ce n’est donc pas officiel. Les syndicats des forces de sécurité ont souhaité faire appel à ces anciens, qualifiés de « sages » pour la circonstance, pour bénéficier de leurs connaissances et de leur expertise dans le domaine. C’est une décision qui a été violemment contestée, car beaucoup de Tunisiens se montrent particulièrement méfiants envers ce qui est parfois désigné comme un « retour de l’ancien régime », avec ces personnalités très connues ici et qui ont clairement aidé et soutenu la dictature. Mais il est vrai que tout le démantèlement du service de renseignement qui a été opéré en 2011 a énormément desservi le pays, car il a favorisé l’émergence du terrorisme en Tunisie, donc cette option reste à voir.
Mondafrique. Aucun bilan n’a été tiré des différentes politiques concernant la sécurité intérieure après le départ de la Troïka emmenée par les islamistes d’Ennahdha en janvier 2014. Un tel bilan aurait-il été utile ?
F.C. Absolument. Ce qui manque aujourd’hui, c’est de tirer le bilan de ce qui a été fait, ou de ce qui n’a pas été fait, depuis 2011 jusqu’à début 2015. Pour pouvoir ainsi déterminer précisément comment le phénomène du terrorisme a émergé et, éventuellement, d’identifier les complicités. Mais cela nous permettrait aussi de nous faire découvrir la politique qui a été suivie, y compris concernant les nominations dans les différents ministères, de savoir si une véritable stratégie a été adoptée, etc. À ce sujet, il est à craindre que la stratégie qui a été mise en place n’ait été que sécuritaire, en occultant tout l’aspect culturel de la question de l’émergence du terrorisme. Car d’après moi le terrorisme est à 80 % culturel et à 20 % armé. Faire l’impasse sur l’aspect culturel s’est presque se vouer à l’échec du traitement d’une telle question.
Heureusement, depuis la nomination de Mehdi Jomâa en janvier 2014 et jusqu’à maintenant, on observe une prise de conscience de cet aspect, ne serait-ce qu’avec la politique progressive de récupération des mosquées qui sont aux mains de prêcheurs salafistes. Mais c’est insuffisant. Il existe aussi une pléthore d’associations caritatives qui, sous couvert de charité, font la promotion d’un discours extrémiste et blanchissent de l’argent.
L’autre aspect est directement lié à la contrebande qui s’est multipliée depuis 2011. Or on sait très bien maintenant que le terrorisme a partie liée avec la contrebande qui est pour lui une source non négligeable de financement. Aujourd’hui les barons de la contrebande sont liés au terrorisme, il ne faut pas avoir peur de le dire. Le rapt, également, est une activité source de financement pour ces organisations. Même si la Tunisie a pour le moment été épargnée à ce niveau-là, il faut faire particulièrement attention à la protection des personnalités, notamment au niveau consulaire ou des représentants politiques ou syndicaux. Cette volonté n’a pas été tellement présente entre 2011 et 2014.
Il existait aussi un problème manifeste concernant la bonne coordination des informations entre la police, l’armée et la Garde nationale. Sans oublier la douane qui constitue à elle seule un énorme aspect d’un problème qui perdure. Par exemple on a récemment arrêté des responsables à Sfax qui ont été convaincus de corruption. C’est réellement un énorme problème, car moyennant une certaine somme d’argent, des camions, des voitures, des personnes peuvent franchir les frontières sans être l’objet d’aucun contrôle. Il est donc impératif d’épurer le corps de la douane des éléments qui acceptent de telles pratiques, des pots-de-vin, car elles sapent et mettent en danger les efforts qui peuvent être faits ailleurs.
Mondafrique. En janvier 2015, la police tunisienne a arrêté Abdelkrim Labidi, le directeur de la police des frontières de l’aéroport de Tunis-Carthage, nommé à son poste à l’époque de la Troïka à l’issue d’une promotion fulgurante qui avait beaucoup surpris. Or depuis son arrestation aucune information n’a transpiré sur son incarcération, ni sur les éventuelles révélations qu’il aurait pu faire ou sur ses supposées sympathies politiques ou idéologiques. Pour quelles raisons selon vous ?
F.C.Oui, on touche là à un cas à la fois étonnant et épineux. Surtout que des témoins ont déclaré avoir vu Boubaker El Hakim, le franco-tunisien qui a revendiqué l’assassinat de Mohamed Brahmi et recherché dans ce cadre par le ministère de l’Intérieur, à bord d’une voiture appartenant à Labidi le jour de l’assassinat de Brahmi…
Un tel responsable, en raison de ses fonctions, occupe véritablement un poste stratégique. Et là on parle de facilitation d’entrées et de sorties du territoire d’individus et de matériel, de transport illégal, etc. Ce qui est très grave, surtout que cela permet de brouiller les pistes et d’assurer la protection d’éléments suspects. Mais d’après moi ce « cas » est verrouillé par le ministère de l’Intérieur, c’est pour cette raison que l’on n’a pas d’informations depuis son arrestation.
Mondafrique. La nouvelle loi antiterroriste, en gestation depuis 2013 et qui est actuellement examinée en commissions avant de passer devant les députés, fait l’objet de violentes critiques de la part d’associations de défense des Droits de l’homme et de la société civile tunisienne. Elles pointent principalement une définition du terrorisme qui serait perfectible, l’allongement du délai de la garde à vue, qui passe de six à quinze jours et qui pourrait être décidé sans l’aval d’un juge et la peine de mort, qui pourrait être requise malgré le moratoire observé par la Tunisie. Que pensez-vous de ces remarques ?
F.C. Oui et les mêmes critiques sont formulées à propos du court projet de loi de protection des forces armées qui est lui aussi à l’étude.
Tout d’abord et concernant la peine de mort, elle n’a d’après moi qu’un caractère « dissuasif ». Mais je pense en effet qu’il faut être très sévère pour ce type de crime. Et, pour moi, il en va de même à propos de l’allongement du délai de la garde à vue. Il faut bien comprendre que le terrorisme n’est pas un crime « ordinaire ». Certains pays d’Europe et les États-Unis ont même adopté des « lois d’exception », qui suscitent certes le débat, mais qui correspondent à la nature exceptionnelle du crime terroriste qui vise à abattre l’autorité de l’État et de ses institutions qui sont, elles, les garantes du bien commun et du vivre ensemble.
Quand un pays est en état de guerre, il applique la loi martiale… La Tunisie n’en est pas là, mais ces mesures me semblent justifiées en regard du crime considéré. Il faut, bien sûr, être à l’écoute des observations, voire des critiques, émises par les différentes associations, mais pas seulement. Il faut être également attentif aux revendications légitimes des syndicats des forces de sécurité, qui effectuent un travail risqué dans des conditions souvent très difficiles et en tout cas nettement perfectibles.
Mais, toujours selon moi, l’idéal est que le travail effectué en amont — et je pense au renseignement – soit suffisamment de qualité pour prévenir les passages à l’acte.
Il faut aussi veiller particulièrement à la prévention de la cybercriminalité. On sait très bien que les apprentis djihadistes sont en majorité jeunes et qu’ils sont très au point dans le maniement des nouvelles technologies. Il faut donc former des techniciens sûrs et performants dans ce domaine.
Autrement dit, des chantiers considérables attendent la Tunisie, dans des domaines très variés. Est-ce que la Tunisie atteindra un jour la perfection ? Je ne le pense pas. Mais quel pays l’a atteinte ?