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25 décembre 2024

Tunisie : pourquoi la jeunesse est-elle si perméable aux sirènes salafistes ?


 JEUNE AFRIQUE

Tunisie : pourquoi la jeunesse est-elle si perméable aux sirènes salafistes ?

Après les attentats sanglants du Bardo et de Sousse, le doute n’est plus permis : la « daéshisation » de la jeunesse est désormais une réalité tragiquement palpable. Comment en est-on arrivé là ?

Comment, moins de cent jours après la tuerie du musée du Bardo, un drame de l’ampleur de celui de Sousse a-t-il pu se produire ? Pourquoi, alors que chacun savait que les touristes étrangers constituaient une cible de prédilection pour les terroristes de l’État islamique (EI), un hôtel comme le Riu Imperial Marhaba, lieu du carnage du 26 juin, ne bénéficiait-il d’aucune protection ? Et pourquoi a-til fallu attendre plus de trente-cinq minutes avant que les forces de l’ordre n’investissent les lieux et ne parviennent enfin à neutraliser le tireur, Seifeddine Rezgui, en le criblant de treize balles ? En pleine « guerre contre le terrorisme », alors que la saison touristique battait son plein et que l’EI avait promis de nouveaux coups d’éclat, la police tunisienne n’avait-elle pas mieux à faire que de multiplier les descentes dans les rares cafés et restaurants encore ouverts pour faire la chasse à ceux qui ne respectent pas le jeûne du ramadan ?

Ces questions, les Tunisiens sont en droit de se les poser et de les poser à leurs dirigeants, au Premier ministre, Habib Essid, à son ministre de l’Intérieur, Najem Gharsalli, et à la ministre du Tourisme, Selma Elloumi Rekik. Un ensemble de dysfonctionnements, de défaillances impardonnables et d’impréparation crasse ont rendu possible le pire attentat jamais perpétré depuis l’indépendance, en 1956 (38 morts et presque autant de blessés). Les responsables devront rendre des comptes. Mais d’autres questions, plus dérangeantes encore, affleurent.

Quid du fameux « modèle tunisien de tolérance » ? Comment expliquer que le pays où a éclos le Printemps arabe et qui a accompli sa transition démocratique soit devenu par ailleurs le premier pourvoyeur de jihadistes étrangers en Syrie ? Comment expliquer que cette nation si profondément sécularisée du temps de Habib Bourguiba ait été à ce point rattrapée par le radicalisme ? Et pourquoi sa jeunesse, la plus éduquée de la région, se montre si perméable aux sirènes salafistes ? La « daéshisation » n’est plus une vue de l’esprit, c’est maintenant une réalité tragiquement palpable dans certains quartiers et dans certaines régions. Les dynamiques exogènes (les chaos syrien et libyen) ne peuvent, à elles seules, tenir lieu d’explication. Tentative de décryptage.

L’accaparement des ressources par Tunis et par l’État central constitue un motif de rancœur récurrent

La ville de Sousse, théâtre du carnage, a-t-elle vraiment été choisie au hasard ? Capitale du Sahel, elle reste « le lieu du pouvoir » par excellence dans l’imaginaire tunisien. Habib Bourguiba, Zine el-Abidine Ben Ali, ou l’actuel Premier ministre, Habib Essid, sont tous originaires de la région. Alors que la station balnéaire de Hammamet n’a jamais été visée, la ville avait déjà été prise pour cible en août 1987 (une attaque à la bombe, réalisée par la branche militaire du Mouvement de la tendance islamique, MTI, ancêtre d’Ennahdha) et en octobre 2013, lorsqu’un kamikaze s’était fait exploser sur une plage sans faire de victimes (le service de sécurité de l’établissement, le Riadh Palms, avait réussi à le refouler).

Le ressentiment des habitants des régions enclavées contre le pouvoir central et le Sahel avait été le détonateur de la révolution, à Sidi Bouzid, en décembre 2010. À l’origine spécifiquement algérienne, la notion de hogra (« mépris ») s’est enracinée en Tunisie. Elle s’exprime dans les textes de rap, dont Rezgui était un fervent adepte avant sa radicalisation religieuse. Les vexations et les violences policières, le dédain avec lequel l’administration peut traiter ses usagers, l’interdiction longtemps faite aux Tunisiens de fréquenter les établissements touristiques et la centralisation excessive ont contribué à nourrir un sentiment de spoliation et de « colonisation intérieure ».

La hogra est ressentie de manière particulièrement aiguë dans les régions riches ou supposées riches en minerais – comme le triangle Gafsa-Redeyef-Metlaoui, producteur de phosphates – ou dans le Sud (Tataouine, Médenine, Kebili), qui possède quelques gisements pétroliers. L’accaparement des ressources par Tunis et par l’État central constitue un motif de rancœur récurrent et explique le succès de la campagne démagogique « winou’l petrol ? » (« Où est le pétrole ? »), lancée en mai par des partisans de l’ancien président, Moncef Marzouki, et qui a entraîné de nombreuses dégradations de bâtiments publics et la destruction de plusieurs commissariats.

« Des pans entiers de la société ont intériorisé cette idée selon laquelle ils sont mahgours [victime de la hogra] », explique Hassen Zargouni. Aficionado du Stade tunisien, le club de football du Bardo, le directeur de l’institut de sondages Sigma Conseil a pris conscience du phénomène en allant supporter son équipe. « Dans les années 1980, le public hurlait « curva, curva« , des slogans inspirés des chants des tifosis italiens. Aujourd’hui, il s’époumone en scandant « nmoutou chouhada » [« nous mourrons en martyrs »], avec l’accent algérien! C’est un basculement très révélateur.» Est-il besoin de le préciser: ruminée, la hogra fait le lit de la désespérance sociale, délie des allégeances citoyennes et engendre des pulsions nihilistes auxquelles le jihadisme peut servir d’exutoire. C’est une bombe à retardement.

Ben Ali n’était pas un parangon de démocratie, mais au moins il savait y faire avec les islamistes radicaux. »

C’est une petite musique que l’on entend de plus en plus souvent ces jours-ci : « Ben Ali n’était pas un parangon de démocratie, mais au moins il savait y faire avec les islamistes radicaux. » Attention aux faux-semblants ! Car la théorie de la dictature policière rempart contre l’intégrisme religieux ne résiste pas à l’analyse. On oublie un peu vite que c’est sous son « règne » qu’a débuté la réislamisation de la société tunisienne. Le retour du voile, qui avait pratiquement disparu du paysage au milieu des années 1990, constitue le signe le plus patent de ce phénomène, qui touchait l’ensemble des classes sociales, les plus pauvres mais aussi les plus riches, et qui allait de pair avec une religiosité ostentatoire.

Ce phénomène, qui a d’abord pris les autorités au dépourvu, a été dans un deuxième temps accompagné, voire encouragé. Transformé en entrepreneur politico-religieux, Sakhr el-Materi, gendre de l’ancien président, est celui qui est allé le plus loin dans ce mouvement, fondant successivement Radio Zitouna, exclusivement consacrée à la récitation du Coran, ainsi qu’une banque et une société d’assurance islamiques. Zine el-Abidine Ben Ali a eu à la fois tout juste et tout faux. Tout juste sur le diagnostic : l’islamisme radical et l’idéologie salafiste peuvent constituer des dangers mortels pour la société tunisienne, des dangers exacerbés par l’internet incontrôlé. Tout faux sur les remèdes : l’approche répressive n’est pas la panacée ; elle peut juguler temporairement le phénomène, jamais l’anéantir. Sa grande erreur aura été de rechercher l’accommodement en s’imaginant que l’islamisme pouvait se résorber dans le piétisme et le raidissement identitaire. En réalité, il a brouillé les repères hérités de la période bourguibienne en permettant et en encourageant le retour en force de « l’esprit théologien » que stigmatisait à longueur de discours son prédécesseur. Quatre ans après sa chute, les choses n’ont pas réellement changé.

L’État continue de naviguer à vue, sans savoir à quelle distance de la religion il doit se placer. « Comment peut-on prétendre combattre le terrorisme à sa source alors que nos radios et nos chaînes de télévision nous inondent à longueur de journée d’une idéologie religieuse prônant la violence et la terreur, avec la bénédiction de tous, pouvoir et opposition réunis ? » s’interroge le philosophe de gauche Mohamed Ali Halouani, qui fut candidat à l’élection présidentielle truquée de 2004 contre Ben Ali…

Le gouvernement de Hamadi Jebali n’a rien fait pour empêcher des milliers de Tunisiens – plus de 3 000 – de rejoindre les rangs de la rébellion contre Bachar al-Assad

Montée du sentiment de hogra, réislamisation et reflux du sécularisme, propagande effrénée sur internet : les ingrédients nécessaires à la prolifération salafiste étaient réunis dès la fin des années 2000 en Tunisie. Il manquait le liant indispensable : les cadres et les sergents recruteurs. Car le terrorisme est un art qui ne s’improvise pas. L’amnistie générale décidée en février 2011, dans l’euphorie de la révolution, a vidé les prisons de milliers de prévenus et de condamnés sur la base de la loi antiterroriste de 2003. Une aubaine pour les radicaux : elle a permis à Ansar al-Charia, organisation matrice du jihadisme tunisien, de se reconstituer et d’étendre ses ramifications sur l’ensemble du territoire national. Lorsque les autorités comprirent, après l’attaque de l’ambassade américaine le 14 septembre 2012, les dangers de cette organisation, il était déjà trop tard.

Les cellules dormantes s’étaient multipliées, et des caches d’armes avaient été aménagées un peu partout. Les gouvernements issus de la troïka (décembre 2011-décembre 2013), dominée par les islamistes d’Ennahdha et leurs alliés du Congrès pour la République (CPR, formation de l’ex-président Moncef Marzouki), ont fait preuve d’un laxisme confinant à la complicité à l’égard de la mouvance salafiste radicale. La Tunisie a vu défiler, avec la bénédiction des autorités de l’époque, un hallucinant cortège de prédicateurs obscurantistes, à l’instar d’un Wajdi Ghoneim vantant les mérites et « l’islamité » de l’excision des petites filles ! Les mosquées sont devenues le théâtre de prêches enflammés et d’appels au jihad pour la Syrie, cautionnés très officiellement par le ministre des Affaires religieuses, Noureddine Khadmi. Le gouvernement de Hamadi Jebali n’a rien fait pour empêcher des milliers de Tunisiens – plus de 3 000 – de rejoindre les rangs de la rébellion contre Bachar al-Assad. Et, lorsque les premières informations faisant état de l’implantation de camps jihadistes sur les hauteurs du mont Chaambi, Ali Larayedh, à l’époque ministre de l’Intérieur, s’est enfermé dans le déni, préférant parler de « sportifs » venus s’entraîner à la montagne.

Conjugués à l’affaiblissement de l’État et au délitement des services de sécurité, à l’afflux des armes en provenance de Libye et à la fascination exercée par la propagande de Daesh sur les esprits faibles, tous ces facteurs laissent hélas à penser que la Tunisie n’est pas près d’en avoir fini avec le terrorisme.

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AUX SOURCES DE LA FAILLITE SÉCURITAIRE

Au pays où l’on disait que Ben Ali était informé du nombre de mouches qui volaient, rien ne va plus côté sécurité. Au lendemain de la première embuscade jihadiste meurtrière sur le mont Chaambi, en juin 2013, le général Rachid Ammar, alors chef d’état-major interarmées, dénonçait le déficit du renseignement. Ce n’était pourtant que la conséquence prévisible des mesures prises par Farhat Rajhi, ministre de l’Intérieur en février 2011, qui, par populisme, a démantelé la Direction de la sûreté de l’État (DSE), assimilée par les Tunisiens à la police politique, et mis à la retraite quarante-deux cadres. Une erreur fatale, car la mission de la DSE dépassait largement la surveillance des opposants, puisqu’elle était aussi chargée de la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme et de l’intelligence économique. « À ce niveau de décision, une telle erreur est impensable », déplore un ancien directeur du ministère.

Rétablie en 2014, la DSE dépend directement du secrétariat d’État à la Sûreté nationale, mais elle a été vidée d’une partie de sa substance puisque le volet terrorisme a été confié à une unité spéciale dont ne relèvent pas les investigations sur le financement des réseaux. « La police est un métier ; les cadres limogés ont été remplacés par d’autres aux compétences insuffisantes et à la formation incomplète », déplore un responsable muté à l’étranger. En outre, le noyautage des services, entre 2012 et 2013, par des éléments pro-islamistes est désormais avéré depuis l’arrestation, début 2015, d’Abdelkrim Laabidi, directeur de l’équipe de protection des avions à l’aéroport Tunis-Carthage jusqu’en mars 2013, soupçonné d’être impliqué dans l’assassinat du député Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013. Enfin, la valse des nominations à la tête des différents services, qui s’est poursuivie après les élections de 2014, a ajouté à la désorganisation du système sécuritaire révélée sur le terrain par l’absence de coordination entre les services ainsi que par le manque de maîtrise et d’évaluation des agents.

Samy Ghorbal

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