Nouveau « mur du nouvel ordre mondial » : Une mégaclôture surgit entre la Tunisie et la Libye
7 août 2015
Nouveau « mur du nouvel ordre mondial » : Une mégaclôture surgit entre la Tunisie et la Libye
Géopolitique des frontières interétatiques
La construction de murs sur les frontières interétatiques s’est transformée en une véritable contagion. Des murs se construisent un peu partout. Il ne semble pas que d’autres solutions soient envisagées par les gouvernements nationaux pour exercer un certain contrôle sur les migrations des réfugiés de la misère ou pour contrer les mouvements des groupes qu’ils qualifient de terroristes. À peine publié (le 25 juin) notre article sur « les murs du nouvel ordre mondial » n’est plus à jour. La Tunisie vient d’annoncer officiellement (elle l’avait fait en juillet 2014) qu’elle construira un mur sur sa frontière avec la Libye afin de se prémunir contre l’invasion de terroristes présumés (voir la carte de la Tunisie figure 1). Dans le contexte de cette annonce, la Tunisie s’évertue à démontrer qu’elle ne construira pas un vrai mur. Elle cherche à trouver une nouvelle appellation. Le mur qu’elle construit n’est pas à proprement parler un mur. Il s’agit pour elle d’une « ligne de protection », car le concept de mur interétatique serait tabou dans ce pays en référence au Mur de la honte édifié par Israël et à celui de Berlin.
Nous présentons, ici, très brièvement, ce projet et ce dans la perspective de comprendre encore davantage ce qui anime les États nationaux à se confiner à l’intérieur de murs ou de bordures de protection.
Figure 1. La Tunisie
Source : http://newsbawoaa.890m.com/carte/carte-tunisie.html
I. Une brève rétrospective
La guerre de Libye et des centaines de milliers de personnes se réfugient en Tunisie – 2011
La guerre perpétrée par l’OTAN contre la Libye en 2011 a forcé l’exode de centaines de milliers de réfugiés et déplacés vers la Tunisie, pays d’accueil pour la majorité. Dans les faits, les deux espaces nationaux se sont soudés à ce moment-là ouvrant davantage la frontière. Selon l’European University Institute, « près de 900.000 personnes quittent le pays pour fuir les combats sanglants qui s’y déroulent et, durant plusieurs semaines, des milliers de personnes traversent les postes frontières de Ras Jdir et de Dhéhiba. Afin de faire face à cette arrivée massive de personnes, des camps sont montés dans l’urgence par l’armée tunisienne pendant que l’aide internationale s’organise. Une opération humanitaire d’urgence est décrétée par l’ONU et confiée au HCR, chargé de protéger les réfugiés et de leur apporter une aide humanitaire, et à l’OIM chargée d’aider à leur rapatriement vers leur pays d’origine. Une part de ceux qui sont entrés sur le territoire tunisien est de nationalité libyenne. Peu d’entre eux restent dans les camps. Ils logent chez des familles tunisiennes, dans des logements qu’ils louent ou dans des hôtels. Ils vont et viennent entre les deux pays au gré de l’évolution de la guerre dans leur pays » (http://cadmus.eui.eu/handle/1814/19876). La frontière entre les deux pays s’est donc estompée à ce moment-là et a donné lieu à une augmentation des échanges entre les deux pays. On peut penser que le grand nombre a provoqué des tensions dans les localités situées à proximité de la frontière et qu’un climat d’inquiétude est né avec le temps.
En outre, il importe de noter que le flot incessant de personnes en provenance des pays africains utilisant la Libye et les autres pays du Magreb comme lieux de passage vers l’UE a pu créer une atmosphère d’appréhensions vis-à-vis des réfugiés et même une certaine aversion. Il devenait ainsi plus facile, dans ces circonstances, pour le gouvernement tunisien de justifier sa décision de construire un mur sur sa frontière avec la Libye.
L’attentat de Sousse du 26 juin 2015 : Un élément déclencheur additionnel
L’attentat de Sousse serait l’élément déclencheur additionnel dans ce contexte. Selon le journal Le Monde, « douze jours après l’attentat de Sousse, où 38 personnes ont été tuées dans un hôtel le 26 juin par un djihadistes tunisien, le gouvernement tunisien a annoncé mercredi 8 juillet la construction d’un mur de 168 kilomètres le long de la frontière tuniso-libyenne. Une mesure destinée « à endiguer la menace terroriste », a déclaré Habib Essid, le chef du gouvernement ». Cette annonce est venue en juillet alors que la construction du mur projeté avait commencé en avril dernier. En vue de sécuriser le pays, après ce drame horrible, le gouvernement tunisien a décrété l’état d’urgence en juillet et vient de le prolonger pour une période de deux mois. Les défenseurs des droits humains craignent que cette situation entraîne une érosion des libertés et l’instauration d’un régime répressif.
II. Un environnement désertique
Construire un mur dans le désert semble une tâche relativement facile au droit des ergs (ensemble de dunes sableuses) (figures 2 et 3) et des glacis d’épandage et pédiments, mais pourrait s’avérer plus ardu dans les aires dominées par les regs (déserts rocheux) (figure 4).
Figure 2. Les ergs du Sahara
Source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_Erg_Oriental#/media/File:Saharan_topographic_elements_map.png
Figure 3. Le Grand Erg oriental du Sahara
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Grand_Erg_Oriental#/media/File:Dune_4.jpg
Figure 4. Le reg de l’Adrar
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Adrar-Reg_(2).JPG
III. Le mur de la Tunisie
De murs à lignes de défense et à lignes de protection. Redéfinition du concept
Selon Mohamed Nafti, un général tunisien à la retraite, ce mur que la Tunisie s’active à ériger sur sa frontière avec la Libye (entre Abu Kammash et Borj El-Khadra) sera long de près de 250 km et sera prêt, dans sa première étape, fin 2015. Ces « travaux de protection » seront prolongés dans un deuxième temps jusqu’à Borj El-Khadra au point triangulaire de la frontière commune entre la Tunisie, la Libye et l’Algérie. Au total, la ligne de protection sera édifiée sur une distance de près de 500 km). Enfin, selon ce général, cette ligne sera peu coûteuse et elle sera efficace (kapitalis.com). Cette déclaration nous indique que le mur serait bien vu par les militaires.
Pour ce général, les murs que l’on construit aux frontières interétatiques sont des lignes de protection : « édifier une ligne de protection à nos frontières, pour interdire aux terroristes de s’infiltrer dans notre pays pour commettre des exactions et semer le désordre («fassad»), est un acte de légitime défense. On ne l’appellera pas mur ni muraille ni même ligne de défense mais tout simplement une ligne de protection » (kapitalis.com). La Tunisie aura donc une ligne à sa frontière avec la Libye alors que le projet en cours de réalisation ressemble tout à fait au « mur des Sables » qui a été édifié par le Maroc à sa frontière méridionale avec le Sahara espagnol.
Figure 5. Localisation du mur de la Tunisie
Source : lemonde.fr
Le mur tunisien. Un autre mur de sables avec tranchée
Constituée de «bastion walls» (cubes en grillage remplis de gravats) et de miradors, cette séparation reliera le poste frontière de Ras Jedir, au bord de la Méditerranée, à celui de Dehiba, 150 kilomètres plus au sud (figure 5). «La première partie doit s’achever à la fin de 2015. Nous attendons le budget pour prolonger ces obstacles», explique Belhassen Oueslati, porte-parole du Ministère de la défense, qui refuse d’utiliser le terme de «mur», car «il rappelle celui de Palestine ou de Berlin» (figures 5 et 6). Selon la chaîne de télévision France 3 qui a réalisé un reportage à ce sujet ce « mur de séparation » sera érigé pour se protéger des terroristes. Pour elle, le gouvernement tunisien a décidé d’employer les grands moyens. Il s’agit, en fait, d’un remblai naturel, renforcé par une tranchée, dans laquelle coule une eau salée. À terme, le mur couvrira 168 kilomètres de frontière (espacemanager.com).
Figure 6. Le mur entre la Tunisie et la Libye en construction
Figure 7. Autre segment de la « ligne de protection » entre la Tunisie et la Libye en construction
Un autre mur de la discorde
On peut penser que le gouvernement tunisien, sachant très bien que ce projet allait semer la controverse, s’est appliqué à entreprendre le projet en catimini et à en faire l’annonce officielle devant les faits accomplis.
Libye. Le nouveau mur perçu comme une déclaration de guerre
Une forte opposition à la construction de ce mur est venue de la Libye : «Stupide», «irresponsable» et «ridicule». Pour les responsables de Fajr Libya (Aube de la Libye), c’est-à-dire la coalition de milices au pouvoir dans l’ouest du pays, il n’y a pas de mots assez durs pour qualifier la décision prise par le gouvernement de la Tunisie voisine: construire en plein désert un mur à la frontière entre les deux pays.
Le «mur de Berlin», c’est justement ainsi que l’appellent les autorités de Fajr Libya, qui contrôle une bonne partie de cette frontière. «La plupart des attaques menées en Libye sont le fait de Tunisiens, rappelle Jamal Zubia, porte-parole du gouvernement de Tripoli. Le pire, c’est que les services de renseignements tunisiens refusent de coopérer avec nous. Ils construisent un mur, mais ils laissent passer les terroristes par les postes-frontières officiels » (24heures.ch).
Selon Seif Soudani, « À court terme, c’est par ailleurs une quasi déclaration de guerre, côté libyen, qu’a provoqué le coup d’envoi de la construction du mur. Samedi 11 juillet, le « haut conseil des révolutionnaires libyens » a en effet publié un communiqué relayé par la « chambre des opérations » de Fajr Libya, principale force contrôlant le nord-ouest libyen, pour qualifier la mesure d’« occupation » et « d’atteinte flagrante au territoire national libyen », un territoire possiblement gazier et pétrolifère, tout en se réservant le droit de « riposter comme il l’entend » (nawaat.org).
Tunisie. Un projet d’une efficacité « non garantie » et très coûteux
En Tunisie, la remise en question de ce projet a été fort bien analysée par Seif Soudani :
« Loin de faire l’unanimité, annoncée de manière unilatérale, sans consultations parlementaires et encore moins de concertation avec le voisin libyen, la construction du très peu imaginatif mur frontalier est une mesure radicale qui entraînera des travaux titanesques, pour des résultats non garantis ». Il ajoute : « Une efficacité contestée. Depuis l’enlisement dans le bourbier des montagnes de Chaambi, c’est pourtant de la frontière algérienne que provient l’essentiel des menaces terroristes, comme en témoigne la récente opération de Gafsa qui a permis d’abattre, vendredi dernier, cinq éléments dont Mourad Gharsalli, l’un des chefs djihadistes d’AQMI les plus recherchés par les autorités ».
« De l’aveu même de Mohsen Hassen, chef du bloc parlementaire de l’UPL, le mur coûtera au contribuable tunisien la bagatelle de 150 millions de dinars, soit près d’un million de dinars par km de mur, et ce malgré le concours de l’armée mobilisée sans frais de main d’œuvre ».
« Inquiet de l’absence d’État en Libye, incapable de détecter les retours et les départs de Tunisiens vers de présumés camps d’entraînement d’Ansar al Charia, l’actuel gouvernement n’en démord pas : il s’agit pour lui d’une mesure d’urgence davantage destinée à juguler ces flux transfuges que de stopper une fantasmée future invasion terrestre de Daech ou encore de lutter contre un trafic d’armes dont l’existence reste à prouver » (nawaat.org).
Conclusion
Le continent africain vient de se doter d’un autre mur. Le projet de la Tunisie est un autre élément qui vient s’ajouter au processus de militarisation des frontières interétatiques de ce continent qui en comptait déjà sept : Le Mur des sables entre le Maroc et le Sahara espagnol, les murs autour des enclaves espagnoles de Melilla et de Ceuta, le mur entre le Zimbabwe et la Zambie, le mur entre le Botswana et le Zimbabwe aussi appelé le grillage de la discorde, le mur entre l’Afrique du Sud et le Zimbabwe et, enfin, le mur entre l’Afrique du Sud et le Mozambique.
Les attentats terroristes qui ont secoué la Tunisie, celui qui a lieu en mars 2015 au Musée national du Bardo, près de Tunis et celui de Sousse ont certes poussé le gouvernement tunisien à chercher à rassurer l’industrie touristique, l’un des fleurons de l’économie tunisienne. On peut alors comprendre ici un peu le bien-fondé de ce projet. Au début juillet, s’est ajoutée l’instauration de l’état d’urgence, un régime qui porte un fort préjudice aux droits fondamentaux. Selon l’ONG Human Rights Watch (HRW) « l’imposition de l’état d’urgence ne donne pas au gouvernement tunisien le droit de supprimer les droits humains et les libertés fondamentales…Les défis auxquels la Tunisie fait face en matière de sécurité justifient sans doute une réponse ferme, mais pas l’abandon de droits dont la garantie dans la Constitution promulguée après la révolution a été obtenue de haute lutte par les Tunisiens » (Journal Le Devoir, 1er août 2015, p. C 5).
Alors que la frontière entre les deux pays a été jusqu’à maintenant une ligne imaginaire le mur érigé constituera certes un obstacle de taille à franchir pour ceux qui oseront passer d’un pays à l’autre dans le désert et cela avec tous les risques que revêt l’environnement aride. Il sera, cependant, plus difficile pour les va-et-vient des populations qui vivent dans l’espace transfrontalier comme l’a si bien démontré Zeif Soudani. Celui-ci d’ailleurs conclut :
« Plus généralement, c’est enfin la symbolique véhiculée par cette contagion des murs qui importe le plus, nés d’états d’exception se prolongeant dans le temps. Le mur tuniso-libyen ne dérogera pas à la règle et traduit surtout un aveu de faiblesse en termes de politique sécuritaire publique. Au lieu d’œuvrer à rassembler les peuples du Printemps arabe, les gouvernants post révolutions s’inscrivent dans l’élan inverse, celui de leur division » (nawaat.org).
Jules Dufour
Centre de recherche sur la Mondialisation