Acteurs de l’économie-La Tribune : Quel est votre regard sur les événements tragiques qui ont touché Paris le 13 novembre dernier ?
Pierre Rabhi. Je suis ulcéré comme beaucoup de gens et je condamne fermement cette violence. Elle est planétaire et terrible. L’humanité doit de toute urgence suffisamment évoluer pour éradiquer toute violence, et pour cela, il faut changer de processus, en allant vers une plus grande reconnaissance de l’autre.
Ces violences sont, en général, reliées à des contentieux larvés, construits au cours de l’histoire : la colonisation, l’humiliation, la non-reconnaissance, l’iniquité mondiale.Toutes les sept secondes, selon les experts de l’ONU, un enfant meurt de faim. Pourtant, la planète est suffisamment riche pour que ce fléau ne se produise pas.
L’humanité est de nos jours confrontée à une mutation sans précédent. Et dans ces bouleversements, nous devons garder le cap, c’est-à-dire, construire une fraternité humaine en adéquation et en relation avec la nature, le berceau indispensable à tous êtres humains et toutes créatures.
Justement, la Cop 21 est censée éviter le pire en limitant à 2°c le réchauffement climatique. Vous êtes très pessimiste concernant cette conférence…
Je n’attends pas grand-chose de ces sommets internationaux. Ces rencontres sont censées rassembler des autorités afin qu’elles prennent des décisions importantes concernant notre rapport à la vie et à la nature. Mais depuis des années, aucune grande mesure ne sort de ces grandes messes.
L’inefficacité de ces rendez-vous du type de la COP21 – au-delà du danger qu’ils font courir à la planète,- engendre un autre mal : celui d’une manipulation de l’opinion. Les décideurs font croire à la population qu’ils s’occupent de ces grands enjeux climatiques, mais ils n’apportent pas une réponse à la hauteur de la gravité de la situation.
Le problème réside dans la division entre la nature et nous. Nous sommes la nature, et l’écologie devrait ainsi être la chose qui concerne absolument tout le monde, du président de la République au balayeur. Sauf qu’aujourd’hui, il y a un clivage initié par l’être humain. Il s’est ainsi installé dans un statut dans lequel il s’est donné tous les droits contre la nature. Avec un mot d’ordre : pillons et détruisons.
Pourtant, sur l’échelle du temps, si nous reprenons un ratio temporel de 24 heures, l’Homme n’est présent sur la planète que depuis une ou deux minutes. Et dans ce très court instant, l’Homme est devenu un fléau pour la planète. Mais aussi pour lui-même. Il est son premier fléau.
Les discours dominants portés par les grands États et leurs responsables politiques ne sont, pour le moment, que très rarement suivis d’actes majeurs. Quels sont les blocages que vous avez identifiés ?
La première nécessité et d’analyser où se trouve désormais l’autorité. La finance s’est accaparée cette autorité et cette toute-puissance dans le monde. De ce principe d’argent roi, concentré dans les mains d’une caste qui décide, se trouve les limites du pouvoir politique. Les responsables, pourtant élus, ont ainsi un espace de décision mince.
Par ailleurs, au sein même de la sphère politique, la question climatique est substituée, depuis de nombreuses années, à d’autres priorités, à l’instar du chômage. La question du climat passe également au second plan lorsque les luttes politiques, où triomphe parfois la démagogie aux dépens du réalisme, prennent le dessus, avec pour dessein de répondre à une logique personnelle de réélection électorale.
Pourtant, face à ces blocages, nous pourrions commencer à modifier la société dès demain.
Quels sont les moyens disponibles, selon vous, afin de bousculer ces paradigmes établis ?
L’un des enjeux majeurs résulte de l’éducation de nos enfants. Celle-ci devrait se focaliser, non pas sur la compétition, mais sur la sociabilité et la solidarité. En très peu de temps, nous pourrions créer des êtres solidaires, et non pas opposés.
Le système actuel de l’école introduit immédiatement la notion d’antagonisme, en poussant les enfants vers un élitisme insatiable. Cette conception est nauséabonde. D’une part, elle pare l’enfant d’angoisse. D’autre part, l’enfant est ainsi préparé à avoir une perception de l’autre comme l’antagoniste étant celui qu’il faut dominer.
Ce balancier entre dominant et dominé est une aberration au regard de l’histoire. Il y a toujours eu une catégorie opprimée, qui s’est ensuite révoltée contre son oppresseur. Puis, l’opprimé devient oppresseur. Il faut donc changer totalement de schéma.
Vous prônez particulièrement l’action locale et citoyenne pour changer le modèle. Celle-ci, aussi dynamique soit-elle, ne se heurte-t-elle pas à un niveau décisionnel qui étouffe, à un moment donné, toutes perspectives profondes de changement ?
Nous, simples citoyens, avons un pouvoir énorme, qui par notre action peut avoir des répercussions majeures. Mais nous ne l’exerçons pas. Nous devons aller vers un comportement frugal.
Certaines multinationales sont par leurs activités nocives à notre planète. Mais ces mêmes entreprises que nous pointons du doigt, nous les nourrissons tous les jours. Certes, il y a des faits que je ne peux pas renier. Je suis également en cause sur certains comportements, lorsque, par exemple, je fais le plein d’essence de ma voiture. Mais il y a des espaces dans lesquels je peux prendre des initiatives personnelles. C’est à ce titre que je parle de sobriété.
En devenant « simples », nous pouvons ainsi poser des soucis aux multinationales. En effet, elles fonctionnent sur une approche subliminale, qui est de mettre l’individu psychologiquement dans le manque. La marge du superflu qu’elles engendrent est sans limites. C’est face à cette tentation que grâce à notre comportement, nous pouvons jouer un rôle majeur. « Est-ce que je me comporte avec simplicité et sobriété qui me permet de répondre à mes besoins légitimes, où suis-je dans l’avidité permanente ?
La sobriété peut être heureuse, apporter de la joie en marquant un palier de satisfaction. Or nous sommes dans une société qui s’appuie sur l’insatiabilité avec le credo du « toujours plus ». Que ce soit au niveau de l’État ou de l’individu, le gaspillage est énorme. Ce comportement n’a pas pour seule conséquence, notre personne, mais il se répercute sur l’autre. Notre gaspillage peut affamer notre voisin. Il y a tout un pan de l’humanité qui est dans la précarité, et nous, on fabrique 30 à 40 % de déchets.
La solution est donc, selon vous, en chacun d’entre nous…
La solution se construit en chacun de nous. Si nous ne nous mettons pas dans une logique de transformation raisonnée et bénévole, celle-ci s’imposera à nous. Quel que soit le chemin, nous allons vers la précarité. Il faut, selon moi, la choisir et non pas la subir, en l’ordonnant, l’organisant pour qu’elle ne soit pas douloureuse. Mais la précarité, ce n’est pas ne rien avoir, c’est simplement posséder l’indispensable.
Pour atteindre cette sobriété, vous prôner notamment l’agroécologie. De plus en plus de personnes s’en réclament. Comment observez-vous cette évolution ? Redoutez-vous un risque de récupération, à l’instar de ce qui s’est fait pour l’agriculture biologique ?
Il y a toujours un risque. Dans mon dernier livre (La puissance de la modération, Hozhoni Eds), j’ai souhaité rappeler d’une manière claire, l’éthique et les fondements de l’agroécologie. Au-delà de son ambition initiale, être pourvoyeuse de produit bio, elle est avant tout une éthique. Elle impose de cultiver en conscience.
La dimension spirituelle est évacuée de notre monde. Nous devons retrouver le ressentiment que nous fassions partie de quelque chose qui est complexe, mais porteur d’une forme d’intelligence, c’est-à-dire l’esprit, sans pour autant comprendre le tout. L’agro-écologie permet cela.
Vous êtes à la fois agriculteur, écrivain, poète…que vous permettent ces multiples casquettes ?
L’agroécologie est une activité tangible, qui ne brasse pas à l’infini des théories. J’ai cette chance l’a pratiquer, c’est-à-dire d’être en mouvement. Cette activité est un test quotidien, alors que la société d’aujourd’hui est beaucoup trop dans les concepts. On brasse, on brasse, et pendant ce temps-là, le bateau coule.
Le dilemme est désormais le suivant : sommes-nous capables de changer l’histoire par une approche tangible de la réalité des choses, où allons-nous gloser alors que nous faisons naufrage?
Il est absolument nécessaire qu’aujourd’hui, dans la façon dont nous considérons la vie, elle puisse s’incarner dans nos gestes quotidiens ; et l’agriculture est magnifique pour cela, car elle permet de vivre. Sans elle, tout est fini.
Comment transmettre les valeurs que vous prônez vers d’autres domaines d’activités. Tout le monde ne peut pas revenir à l’exploitation de la terre…
Le grand problème de la société, aujourd’hui, c’est qu’elle est hors sol. L’individu est concentré dans des villes de plus en plus gigantesques, éloignant ainsi davantage les populations des problématiques de la vie.
Prenons un exemple extrême. Pendant les guerres, tout le monde se souvient du cousin à la campagne. Il était pourtant jusqu’alors catégorisé comme le « pauvre type » qui n’a jamais réussi. Sauf, qu’en réalité, c’est lui qui détient la vie. Le réalisme aujourd’hui, c’est une écologie pratique, qui incarne la vie.