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26 décembre 2024

Pourquoi la Turquie a poignardé la Russie dans le dos


Pourquoi la Turquie a poignardé la Russie dans le dos

par Salah Lamrani –

lundi 7 décembre 2015

Les objectifs de la Russie et de la Turquie dans la lutte contre le groupe État islamique sont diamétralement opposés.

Il est absolument impossible de comprendre pourquoi le gouvernement turc s’est engagé dans la stratégie suicidaire d’abattre le chasseur russe Su-24 sur le territoire syrien – techniquement une déclaration de guerre de l’Otan à la Russie – sans mettre en contexte le jeu de la puissance turque dans le nord de la Syrie.

Le Président Vladimir Poutine a déclaré après la chute de l’avion de chasse russe qu’il s’agissait d’un « coup de poignard dans le dos ». Donc, nous allons voir comment les faits sur le terrain ont permis que cela se produise.

Ankara utilise, finance et arme le cas désespéré des extrémistes au nord de la Syrie, et doit garder par tous les moyens le corridor des lignes d’approvisionnement ouvertes pour eux au sud de la Turquie ; après tout, ils ont besoin de conquérir Alep, ce qui ouvrirait la voie au Saint-Graal d’Ankara : un changement de régime à Damas.

Dans le même temps, Ankara est terrifié par l’YPG – les unités de protection du peuple kurde syrien – une organisation sœur du parti de gauche PKK. Ceux-ci doivent être contenus à tout prix.

Donc, le groupe État islamique – contre lequel les Nations Unies ont déclaré la guerre – est un simple détail dans la stratégie globale d’Ankara, qui est essentiellement de combattre, contenir ou même bombarder les Kurdes ; soutenir toutes sortes de takfiris et salafistes-jihadistes, dont le groupe État islamique ; et obtenir un changement de régime à Damas.

Sans surprise, les Kurdes syriens du YPG sont largement diabolisés en Turquie, accusés de rien moins que vouloir nettoyer ethniquement les villages arabes et turkmènes dans le nord de la Syrie.

Pourtant, ce que les Kurdes syriens tentent – soutenus par les États-Unis au grand dam d’Ankara – est de relier trois parcelles de terre dans le nord de la Syrie kurde, actuellement isolées.

Un regard sur une carte turque (de mauvaise qualité) révèle comment deux de ces parcelles de terre (en jaune) sont déjà liées, au nord-est. Pour accomplir cela, les Kurdes syriens, aidés par le PKK, ont défait le groupe État islamique dans Kobani et ses environs. Pour atteindre le troisième lopin de terre, ils ont besoin d’arriver à Afryn. Pourtant, sur le chemin (en bleu), il y a une collection de villages turkmènes au nord d’Alep.
L’importance stratégique de ces terres turkmènes ne peut pas être assez soulignée. C’est exactement dans cette zone, s’étendant jusqu’à 35 km à l’intérieur de la Syrie, que Ankara veut installer sa prétendue zone de sécurité, qui serait en fait une zone d’exclusion aérienne sur le territoire syrien, apparemment pour accueillir les réfugiés syriens avec l’argent de l’UE, qui a déjà débloqué 3 milliards d’euros, à compter du 1er janvier 2016, par l’intermédiaire de la Commission européenne (CE).

Pour la Turquie, l’obstacle insurmontable à la mise en place de cette zone d’exclusion aérienne est maintenant évidemment la Russie.

Utilisation des Turkmènes

Qui sont les Turkmènes ? Ici, nous devons replonger dans l’histoire ancienne de la Route de la Soie. Environ 200 000 Turkmènes vivent dans le nord de la Syrie. Ils sont les descendants des tribus turkmènes qui se sont installées en Anatolie au XIe siècle.

Les villages turkmènes sont nés également au nord de la province d’Idlib, à l’ouest d’Alep, ainsi que de la province de Lattaquié au nord, à l’ouest d’Idlib. Et c’est là que l’on trouve des gens dont on ne parle jamais : une tripotée de milices turkmènes.

Le mythe de civils innocents turkmènes abattus par le régime Assad est donc… un mythe. A Washington, ces milices sont considérées comme des rebelles modérés dans la mesure où elles ont fusionné avec toutes sortes de bandes djihadistes qui les ont avalées, de la peu regardante Armée syrienne libre à Jabhat al-Nusra, alias al-Qaida en Syrie (que Vienne a finalement défini comme un groupe terroriste).

On pouvait s’y attendre, les médias turcs saluent tous ces Turkmènes comme des combattants de la liberté, à la Ronald Reagan dans les années 1980 à propos du djihad afghan. Les médias turcs racontent que l’ensemble de ce territoire est contrôlé par une innocente opposition turkmène, et non par le groupe État islamique. Effectivement, pas le groupe État islamique, mais surtout al-Nusra, ce qui est pratiquement la même chose.

Pour la Russie, il n’y a aucune distinction, en particulier parce qu’un ramassis de Tchétchènes, Ouzbeks et Ouïghours (les Chinois les surveillent) ont cherché refuge chez ces modérés. Pour la Russie, ce qui importe est de briser toute possibilité d’une future autoroute djihadiste de 900 km entre Alep et Grozny.

Et cela explique le bombardement russe du nord de la province de Lattaquié. Ankara, comme prévu, a grimpé au rideau. Le ministère des Affaires étrangères avait même menacé la Russie il y a seulement quelques jours : « Les actions collatérales de la Russie ne sont pas une lutte contre le terrorisme, ils ont bombardé des villages turkmènes civils, ce qui pourrait entraîner de graves conséquences. »

Ankara soutient directement les milices turkmènes avec l’aide humanitaire, mais ce qui compte vraiment, ce sont les armes ; les livraisons de camions contrôlés par le MIT – le Service de renseignement turc.

Tout cela s’inscrit dans la mythologie de l’AKP, le parti d’Erdogan, de défendre même les populations pré-ottomanes ; après tout, ils toujours rendu de bons services à l’islam. Les Turkmène syriens sont aussi pieux que la direction de l’AKP à Ankara.

L’affaire se corse

Pour la Russie, la zone connue comme Montagne turkmène, ou les hauteurs que les Turcs appellent Bayirbucak au nord de la province de Lattaquié, est une cible majeure. Parce que c’est là que passe l’Autoroute des armes par laquelle Ankara, côte à côte avec la CIA, approvisionne ces milices.

Pour la Russie, toute possibilité que les milices alliées avec les salafistes et les salafistes-djihadistes tentent de conquérir massivement la province alaouite de Lattaquié est une ligne rouge, parce que cela menacerait la base aérienne de la Russie à Khmeimim et finalement même le port de Tartous.

Donc, pour l’essentiel, nous avons la CIA qui fournit les armes – ces fameux missiles antichars TOW – en utilisant une route de contrebande à travers le territoire turkmène, qui se trouve être une base d’Al-Qaïda en Syrie aux ordres d’Ankara. C’est un territoire de choix pour les États-Unis, la Turquie et l’Arabie saoudite qui sapent le pouvoir de Damas, et surtout le territoire principal de la guerre par procuration : l’Otan (US-Turquie) contre la Russie.

Les racontars de la CIA prétendent que les missiles anti-char TOW vont à 45 groupes sélectionnés, donc rebelles modérés. Une ânerie, les armes ont été saisies par les djihadistes les plus expérimentés d’al-Qaida en Syrie, ainsi qu’aux nébuleuses connues sous le nom de l’Armée de la conquête, soutenues par l’Arabie saoudite.

Donc, pour briser Jabhat al-Nusra et l’Armée de la conquête pour de bon, la Russie a commencé à bombarder les contrebandiers turkmènes, qui ne sont guère modérés, ils sont infiltrés partout par les islamo-fascistes turcs – tels que ceux qui ont mitraillé le pilote russe, le lieutenant-colonel Oleg Pershin, lorsqu’il s’est éjecté de son avion, un crime de guerre selon les Conventions de Genève.

Les enjeux pour la Russie ne pouvaient pas être plus lourds, car en utilisant des tribus turkmènes, la Turquie est déjà implantée profondément au nord de la Syrie.

Donc attendons nous à ce que la Russie augmente sensiblement ses bombardements des zones turkmènes – bien au-delà d’une simple mesure de représaille pour le meurtre du pilote russe.

D’ailleurs, la Russie a beaucoup d’autres options, comme militariser le YGP, les Kurdes syriens ; ce qui leur permettrait de prendre enfin le contrôle du tronçon de la frontière entre Afryn et Jarablus qui est toujours occupé par le groupe État islamique. Ankara sera apoplectique si les Kurdes syriens arrivent à unir leur territoire en ce qu’ils appellent le Kurdistan syrien, jusqu’à présent séparé.

Le fond de la question est que la Turquie et la Russie ne peuvent tout simplement pas appartenir à une même coalition luttant contre le groupe État islamique parce que leurs objectifs sont diamétralement opposés.

L’historien Cam Erimtan, basé à Istanbul, décrit le panorama :

« Le nouveau gouvernement de la Turquie a pris les rênes le jour où le jet russe a été abattu. Et maintenant, le rusé Premier ministre Davutoglu et le maladroit président Erdogan sont engagés dans le contrôle des dommages et la mobilisation nationale, abandonnant même pour l’instant leur rhétorique favorite sur la solidarité islamique et jouant à fond la carte nationaliste. Même si l’action militaire conduira sans doute à des gains énormes en popularité nationale, les conséquences économiques ont déjà commencé à se faire sentir, avec la Russie freinant l’importation de marchandises turques. Cela peut indiquer que le gouvernement de l’AKP n’a agi que comme laquais de l’Otan, en ignorant les réalités sur le terrain et en se complaisant dans une démagogie bruyante. »

La démagogie ne durera pas longtemps parce que la Russie va réagir de manière calculée, froide et rapide par des moyens multiples et inattendus à la chute du Su-24.

Le croiseur lance-missiles russe Moskva – bourré de systèmes de défense aérienne – couvre désormais l’ensemble de la région. Deux systèmes S-400 couvriront tout le nord-ouest de la Syrie et la frontière turque au sud. La Russie est en mesure de brouiller électroniquement l’ensemble du sud de la Turquie. Il n’y a aucun moyen pour Erdogan d’obtenir sa zone de sécurité à l’intérieur de la Syrie, payée par l’UE, à moins d’entrer en guerre contre la Russie.

La certitude est que la priorité numéro un de la Russie à partir de maintenant sera de briser, pour de bon, la stratégie extrémiste de la Turquie dans le nord de la Syrie.

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