Suite à la victoire de l’opposition libérale aux législatives du Venezuela (tssss, ces dictateurs, pas efficaces quand même…), un petit rappel.
Source : Le Grand Soir, José Manuel Martín Medem, 11-12-2015
Quand Felipe Gonzalez dit que le Venezuela vit sous un régime tyrannique, personne ne demande à l’ancien chef du gouvernement espagnol qu’il expose ses arguments qui soutiendraient un mensonge aussi éhonté. Et lui de rajouter que le Chili de Pinochet respectait plus les droits de l’homme que le Venezuela de Maduro. Par contre quiconque voudrait lui répondre se verrait obligé d’apporter milles et une preuve, lesquelles n’auraient de toute façon aucun effet contre la mauvaise foi. Le Venezuela n’est pas une démocratie jusqu’à ce que l’on démontre le contraire, c’est une tyrannie bien que cette accusation ne tienne que… “parce que tout le monde le sait“.
Pour Fernando Casado, parler de “tyrannie au Venezuela” est un parfait exemple de sound bites, des messages courts qui résument des idées complexes et dont le but est d’être injectés l’opinion publique internationale. Spécialiste en droit et communication, Casado vient de publier à Madrid un livre (1) qui reprend ses conclusions après cinq années de recherches sur le rôle des informations contre le gouvernement du Venezuela dans les médias les plus influents d’Espagne et d’Amérique latine.
Il explique le système de triangulation mis en place pour tergiverser l’information et se base sur ses interviews de plusieurs journalistes reconnus travaillant pour de grands médias, qui reconnaissent l’influence que joue la ligne éditoriale antigouvernementale dans leurs articles.
La triangulation consiste à semer des informations de la CIA dans la presse madrilène, provenant toujours de “sources confidentielles”, pour ensuite les reproduire à Miami et par le biais du Groupe de Journaux d’Amérique. Ces informations sont ensuite rediffusées à Caracas par le journal El Nacional,comme s’il s’agissait de la parole divine.
Il est important de souligner ici qu’il ne s’agit pas de l’opinion de Casado ou de la mienne, mais de l’expérience vécue et racontée par des journalistes qui travaillent pour les médias impliqués. Le Groupe de Journaux d’Amérique est constitué de O Globo (Brésil), El Mercurio (Chili), La Nación(Argentine), El Tiempo (Colombie), El Comercio (Equateur et Pérou), El Universal (Mexique), El País(Uruguay) et El Nacional (Venezuela). Des journaux comme El Nuevo Herald (Miami), El Espectador(Colombie) et ABC, El Mundo et El País (Madrid) sont sur la même longeur d’onde.
Les faits que révèlent les journalistes interviewés par Casado lèvent le voile sur un supposé journalisme de qualité qui laisse en fait fort à désirer. Angelica Lagos, éditrice de la rubrique internationale du journal El Espectador, parle d’une “construction dévastatrice pour l’image du Venezuela”. Maye Primera et Clodovaldo Hernández, tous deux collaborateurs d’El País à Caracas, parlent d’un “effort pour créer une opinion publique défavorable” et d’ “une pression insupportable pour raconter les choses comme eux voulaient les voir”. Miguel Angel Bastenier : “Nous savons tous qui est notre propriétaire ; l’immense majorité de ceux qui se trouvent à l’intérieur du système ne sortent pas de ce cadre”. Angel Expósito, directeur du journal ABC : « Nous avons accès à des informations de la CIA ».
La CIA sème des infos dans la presse à Madrid
Le 6 janvier, la DEA et la CIA ont offert un petit cadeau au journal madrilène ABC. Ils ont exfiltré de Caracas le déserteur Leasmy Salazar -présenté comme un officier membre des gardes du corps d’Hugo Chavez et de Diosdado Cabello, le président de l’Assemblée Nationale- ils l’ont emmené à Madrid afin qu’il se fasse interviewer par Emili J. Blasco, correspondant à Washington du journal. Salazar lui a relaté en exclusivité les chefs d’accusation qu’il allait négocier avec le procureur aux Etats-Unis : “le Venezuela est un narco-état construit par Hugo Chavez et aujourd’hui dirigé par Diosdado Cabello”. Je n’invente pas cette histoire. Blasco la raconte lui-même dans le livre (2) qu’il a écrit à partir des révélations de Salazar, mis à sa disposition par la DEA et la CIA. Expósito [le directeur du journal ABC] a admis à Casado que l’information “provenait de la CIA” et Blasco confirme dans son ouvrage qu’il a eu accès à des rapports des services secrets. Le correspondant d’ABC est devenu la référence de base pour tous les médias qui sont disposés à utiliser l’information des services secrets des Etats-Unis préalablement blanchie par ABC.
Le livre de Blasco assure aussi que le Venezuela a mis en place un système de fraude électorale permanent grâce à l’intervention d’assesseurs cubains. Ses seules preuves sont les “accusations de témoins protégés par la Justice américaine” et des révélations de “figures du chavisme qui ont établi des contacts avec les autorités américaines mais qui préfèrent attendre encore avant de prendre la fuite”.
Le Wall Street Journal a participé à la légitimation de l’intervention de la CIA dans les médias, en l’auréolant de son prestige de Mecque du journalisme international. Pourtant, il est intéressant de lire avec attention les articles au sujet du Venezuela. En effet, le WSJ reconnaît que toute l’information utilisée provient de fonctionnaires du gouvernement des Etats-Unis et de ses services secrets. Le journal reconnaît aussi que les Etats-Unis tentent depuis dix ans de monter des affaires judiciaires liées au narcotrafic contre le gouvernement du Venezuela sans y parvenir faute de preuves indiscutables, et qu’une opération en cours consiste en provoquer des désertions de fonctionnaires et de militaires afin de leur donner le statut de témoins en échange de compensations comme un titre de séjour aux Etats-Unis. “Les services secrets américains –reconnaît le WSJ- ont accéléré le processus de recrutement de déserteurs qui offrent des informations utiles”. Des agents de ces services ont expliqué au journal que des exilés vénézuéliens les aident à contacter des fonctionnaires gouvernementaux afin de leur proposer qu’ils deviennent des déserteurs et partent se réfugier aux Etats-Unis.
« Tout le monde sait que »
Un second livre (3) récemment publié a lui aussi alimenté les accusations de supposée complicité entre Cuba et le Venezuela. Son auteur est un vénézuélien, Gustavo Azócar, conseiller électoral de l’opposition, et ses sources proviennent aussi d’informations récoltées par le journal espagnol ABC. Il réitère les accusations de Blasco, utilise les mêmes “rapports des services secrets” et a souvent recours au “tout le monde sait que“, assurant ainsi que les militaires cubains contrôlent l’Université des Forces Armées dans le cadre de la formation des officiers vénézuéliens pour réprimer les protestations populaires qui auront lieu suite à la fraude électorale lors des prochaines législatives du 6 décembre.*
The Guardian (et qui oserait prétendre qu’il s’agit d’un journal chaviste et bolivarien ?) a envoyé au Venezuela l’économiste américain Mark Weisbrot afin qu’il informe au sujet des mobilisations de l’opposition. Après deux semaines d’observation sur place, il a publié une chronique intitulée La vérité sur le Venezuela : une révolte des riches**, dans laquelle il explique que la vérité n’a pas grand-chose à voir avec celle décrite par les médias qui ont le plus d’influence auprès de l’opinion publique internationale. Weisbrot en arrive à la conclusion suivante : une stratégie insurrectionnelle de l’extrême droite vénézuélienne est en cours, avec le soutien des Etats-Unis.
José Manuel Martín Medem
L’auteur a été correspondant de RTVE au Mexique, en Colombie et à Cuba. Membre de la Commission Exécutive du Syndicat des Journalistes de Madrid (SPM).
Source : Le Grand Soir, José Manuel Martín Medem, 11-12-2015
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Texte de 2014..
La vérité sur le Venezuela : une révolte des classes aisées, pas une « campagne de terreur » (The Guardian)
Source : Le Grand Soir, Mark WEISBROT, 26-03- 2014
La rhétorique de John Kerry est déconnectée de la réalité sur le terrain, où la vie continue – même sur les barricades.
Les images forgent la réalité et octroient un pouvoir à télévision et aux vidéos et même aux photos qui peuvent s’enfoncer profondément dans la conscience des gens sans même qu’ils s’en rendent compte. Moi aussi j’ai pensé que j’étais à l’abri de ces représentations répétitives du Venezuela comme un état défaillant pris dans les affres d’une révolte populaire. Mais je ne m’attendais pas à ce que j’ai vu à Caracas ce mois-ci : combien peu de la vie quotidienne semble être affectée par les manifestations et combien la normalité prévalait dans la grande majorité de la ville. Moi aussi, j’avais été happé par les images des médias.
De grands médias ont déjà indiqué que les pauvres du Venezuela n’ont pas rejoint les protestations de l’opposition de droite, mais c’est un euphémisme : ce ne sont pas seulement les pauvres qui s’abstiennent – à Caracas, c’est pratiquement tout le monde à l’exception de quelques zones riches comme Altamira, où de petits groupes de manifestants se livrent à des batailles nocturnes avec les forces de sécurité, jetant des pierres et des bombes incendiaires et fuyant les gaz lacrymogènes.
En marchant dans le quartier de la classe ouvrière de Sabana Grande au centre de la ville, il n’y avait aucun signe que le Venezuela est en proie à une « crise » qui nécessite une intervention de l’Organisation des États américains (OEA), et peu importe ce que John Kerry vous raconte. Le métro fonctionnait normalement aussi, même si je n’ai pas pu descendre à la gare d’Alta Mira, où les rebelles avaient établi leur base d’opérations avant leur expulsion cette semaine.
J’ai eu mon premier aperçu des barricades à Los Palos Grandes, une zone de revenus supérieurs où les manifestants ont le soutien populaire, et où les voisins s’en prennent à ceux qui tentent de démonter les barricades – une opération risquée (au moins quatre personnes ont apparemment été abattues en tentant de le faire). Mais même ici, sur les barricades, la vie est à peu près normale, à part quelques embouteillages. Le week-end, le Parque del Este était plein de familles et de coureurs en sueur dans la chaleur étouffante – avant Chávez, on m’a raconté qu’il fallait payer pour y entrer, et les résidents ici étaient déçus quand les moins bien lotis ont été autorisés à entrer gratuitement. Le soir, les restaurants sont toujours pleins.
Voyager permet plus qu’une simple vérification de la réalité, bien sûr, et j’ai visité Caracas principalement pour recueillir des données sur l’économie. Mais je suis revenu très sceptiques quant aux récits rapportés chaque jour dans les médias et selon lesquels les pénuries croissantes de produits alimentaires de base et des biens de consommation sont une motivation sérieuse pour les manifestations. Les gens qui sont les plus incommodés par ces pénuries sont, bien sûr, les pauvres et les classes ouvrières. Mais les habitants de Los Palos Grandes et Altamira, où j’ai vu de véritables manifestations, ont des serviteurs qui font la queue pour eux et ils ont les moyens et l’espace pour faire des stocks.
Ces gens-là ne souffrent pas – ils s’en sortent très bien. Leur revenu a augmenté à un rythme constant depuis que le gouvernement Chávez a pris le contrôle de l’industrie pétrolière, il y a dix ans. Ils bénéficient même d’une mesure coûteuse pour le gouvernement : n’importe qui avec une carte de crédit (ce qui exclut les pauvres et les millions de personnes qui travaillent ) a droit à 3000 $ par an à un taux de change subventionné. Ils peuvent ensuite vendre ces dollars à 6 fois le prix qu’ils ont payé, ce qui équivaut à une subvention annuelle de plusieurs milliards de dollars pour les privilégiés – mais ce sont eux qui fournissent la base et les troupes de la rébellion.
La nature de classe de cette lutte a toujours été évidente et incontournable, aujourd’hui plus que jamais. En passant devant la foule qui s’est présentée pour les cérémonies du 5 Mars pour marquer l’anniversaire de la mort de Chávez, c’était une marée humaine de Vénézuéliens de la classe ouvrière, des dizaines de milliers d’entre eux. Il n’y avait pas de vêtements de luxe ou de chaussures à $300. Quel contraste avec les masses mécontentes de Los Palos Grandes, avec leurs Jeeps Grand Cherokee à $40 000 affichant le slogan du moment : SOS VENEZUELA.
Quand il s’agit du Venezuela, John Kerry sait de quel côté de la guerre de classe il se situe. La semaine dernière, alors que je quittais la ville, le secrétaire d’État des États-Unis a redoublé de violence dans sa rhétorique contre le gouvernement, accusant le président Nicolás Maduro de mener une « campagne de terreur contre son propre peuple ». Kerry a également menacé d’invoquer la Charte démocratique interaméricaine de l’OEA contre le Venezuela, ainsi que des sanctions.
Brandissant la Charte démocratique contre le Venezuela est un peu comme menacer Vladimir Poutine avec un vote parrainé par l’ONU sur la sécession en Crimée. Peut-être que Kerry ne l’a pas remarqué, mais quelques jours avant ses menaces, l’OEA s’est saisi d’une résolution que Washington a présenté contre le Venezuela en l’a retourné contre lui, en déclarant « la solidarité » de l’organisme régional avec le gouvernement de Maduro. Vingt-neuf pays l’ont approuvé, seuls les gouvernements de droite de Panama et le Canada se sont rangés du côté des États-Unis.
L’article 21 de la Charte démocratique de l’OEA s’applique à l’ « interruption inconstitutionnelle de l’ordre démocratique d’un Etat membre » (comme le coup d’état militaire de 2009 au Honduras que Washington a contribué à légitimer, ou le coup d’État militaire de 2002 au Venezuela, appuyé encore plus par le gouvernement des Etats-Unis). Compte tenu de son récent vote, l’OEA serait plus susceptible d’invoquer la Charte démocratique contre le gouvernement américain pour ses meurtres sans procès de citoyens américains par drones que de condamner le Venezuela.
La rhétorique de Kerry sur la « campagne de terreur » est également déconnectée de la réalité, et de façon prévisible a provoqué une réaction équivalente du ministre des Affaires étrangères du Venezuela, qui a qualifié Kerry d’ « assassin ». Voici la vérité sur ces accusations de Kerry : depuis que les manifestations au Venezuela ont commencé, il semble que plus de gens ont été tués par des manifestants que par les forces de sécurité. Selon les décès signalés par le CEPR le mois dernier, en plus de ceux tués pour avoir tenté de démonter des barricades, environ sept ont apparemment été tués par des obstacles installés par les manifestants – dont un motard décapité par un fil tendu à travers la route – et cinq officiers de la Garde nationale ont été tués.
Quant à la violence de la répression, au moins trois personnes semblent avoir été tués par la Garde nationale ou d’autres forces de sécurité – dont deux manifestants et un militant pro-gouvernemental. Certains blâment le gouvernement pour trois meurtres supplémentaires par des civils armés ; dans un pays avec une moyenne de plus de 65 homicides par jour, il est tout à fait possible de ces gens aient agi de leur propre chef.
21 membres des forces de sécurité sont en état d’arrestation pour abus, y compris pour certains des meurtres. Il n’y a pas de « campagne de terreur ».
Dans le même temps, il est difficile de trouver une dénonciation sérieuse de la violence des principaux dirigeants de l’opposition. Les sondages indiquent que les protestations sont très impopulaires au Venezuela, même si elles font beaucoup mieux à l’étranger où elles sont présentées comme des « manifestations pacifiques » par des gens comme Kerry. Les sondages indiquent également que la majorité des Vénézuéliens voient ces perturbations pour ce qu’elles sont : une tentative de renverser le gouvernement élu.
La politique intérieure de la posture de Kerry est assez simple. D’une part, vous avez le lobby de la droite cubano-américaine en Floride et leurs alliés néo-conservateurs qui réclament à cors et à cris le renversement du gouvernement. A gauche de l’extrême droite, il n’y a… rien. Cette Maison Blanche se soucie très peu de l’Amérique latine, et il n’y a pas de conséquences électorales à faire en sorte que la plupart des gouvernements du continent soient un peu plus dégoûtés de Washington.
Peut-être que Kerry pense que l’économie vénézuélienne va s’effondrer et que cela entraînera quelques Vénézuéliens pas-si-riches dans les rues contre le gouvernement. Mais la situation économique se stabilise – l’inflation a diminué en Février, et le dollar sur le marché noir a fortement baissé à l’annonce que le gouvernement mettait en place un nouveau taux de change, basé sur le marché. Les obligations souveraines du Venezuela ont eu un rendement de 11,5% entre le 11 Février (veille des manifestations) et le 13 Mars, soit le rendement les plus élevé de l’indice du marché Bloomberg en dollars des pays émergents. Les pénuries seront probablement réduites dans les semaines et mois à venir.
Evidemment, c’est justement là le problème principal de l’opposition : la prochaine élection est prévue dans 18 mois, et à ce moment, il est probable que les pénuries économiques et l’inflation qui avaient tellement augmenté au cours des 15 derniers mois auront diminué. L’opposition perdra alors probablement les élections législatives, car elle a perdu toutes les élections de ces 15 dernières années. Et la stratégie insurrectionnelle actuelle n’aide pas sa cause et semble avoir divisé l’opposition et réuni les chavistes.
Le seul endroit où l’opposition semble recueillir un large soutien est Washington.
Mark Weisbrot
Traduction « de Kiev à Caracas, les mêmes stratégies ne produisent pas forcément les mêmes résultats » par VD pour le Grand Soir avec probablement toutes les fautes et coquilles habituelles.
VENEZUELA : PAYSAGE AVANT LA BATAILLE
Avec l’élection de deux tiers de députés de droite vient de se répéter le scénario médiatique qui accompagna la défaite électorale des sandinistes au Nicaragua en 1990. Le pays semble rentrer dans l’ordre néo-libéral, on reconnaît que la « dictature » est une démocratie, on félicite les perdants pour leur reconnaissance immédiate des résultats.
Mais pourquoi Caracas, au lendemain du scrutin, était-elle si triste ? Pourquoi une telle victoire n’a-t-elle déclenché la moindre liesse dans le métro, dans les rues ? Comment comprendre la mobilisation de collectifs populaires, ou que les syndicats se déclarent en « état d’urgence », alors qu’il y a trois jours une partie de même cette base populaire ne s’est pas mobilisée en faveur des députés bolivariens ?
Dès l’élection de Chavez en décembre 1998, nombre d’institutions révolutionnaires se sont peuplées du « chiripero » – surnom donné à la masse d’employé(e) qui troquèrent en 24 heures la casquette du populisme des années 90 pour une chemise rouge (alors que souvent les révolutionnaires authentiques étaient écartés). L’angoissante guerre économique a rendu insupportables la corruption et la surdité de ce secteur de fonctionnaires face à l’exigence d’une protection forte, d’un État plus efficace, plus participatif, travaillant à écouter les citoyen(ne)s.
Parallèlement, le « changement » promis par la droite a été interprété comme la fin de la guerre économique : les rayons des magasins se rempliraient de nouveau, les files disparaîtraient avec le retour du secteur privé au pouvoir. Or les leaders de l’opposition ont d’ores et déjà annoncé qu’il ne sera pas possible de régler le « problème économique » à court terme et que la priorité sera d’appliquer un programme visant à « modifier » les lois et acquis sociaux. Fedecámaras, organisation des commerçants et des chefs d’entreprises du secteur privé, demande à l’assemblée nationale d’annuler la Loi du Travail (1).
En ligne de mire : les hausses de salaire, la protection des travailleurs contre les licenciements, les conditions trop favorables des congés de maternité, la réduction de la durée du travail, les samedis libres, le paiement des heures sup, les bons d’alimentation. Les syndicats annoncent déjà des mobilisations de rue, réclament la nationalisation de la banque. Menacée et traitée de « cloaque » par le leader de l’opposition Ramos Allup, la chaîne parlementaire ANTV vient d’être remise intégralement à ses travailleurs par le gouvernement, et le président Maduro décrètera une loi pour protéger les travailleurs du service public, en étendant l’interdiction de licenciement de 2016 à 2018.
Faire la révolution n’est pas simple.
On voit la difficulté de construire une révolution socialiste sans démocratiser la propriété des médias, sans s’émanciper de cette prison culturelle de consommation massive, d’invisibilisation du travail, de fragmentation du monde, de passivité du spectateur. Le récent « rapport sur l’imaginaire et la consommation culturelle des vénézuéliens » réalisé par le ministère de la culture est en ce sens une excellente analyse politique. Il montre que la télévision reste le média préféré et que la majorité associe le Venezuela à l’image de Venevision ou Televen : « jolis paysages/jolies femmes ». Comment mettre en place une production communale à grande échelle, sans la corréler avec un imaginaire nouveau où la terre n’est plus la périphérie de la ville mais le centre et la source de la vie, de la souveraineté alimentaire ? Comment transformer des médias en espaces d’articulation et d’action populaire, de critique, de participation, si le paradigme anglo-saxon de la communication sociale (« vendre un message à un client-cible ») reste la norme ?
En conclusion
Une immense bataille commence, et deux issues sont possibles : soit un repli du camp bolivarien, avec répression des résistances sociales (l’histoire répressive (2) et les liens de la droite vénézuélienne avec le paramilitarisme colombien et la CIA sont bien documentés (3) ), vague de privatisations, retour à l’exploitation et à la misère des années 90, et silence des médias internationaux – comme lors du retour des néo-libéraux au Nicaragua de 1990 à 2006.
Soit les politiques de la droite serviront de fouet à la remobilisation populaire que Nicolas Maduro a appelée de ses vœux en provoquant la démission du gouvernement et en organisant une réunion avec les mouvements sociaux et le Parti Socialiste Uni (PSUV). Malgré l’usure de 16 ans de pouvoir et ces deux dernières années de guerre économique, la révolution bolivarienne conserve un socle remarquable de 42 % des suffrages. Même si les deux tiers des sièges parlementaires donnent à la droite une grande marge d’action, le chavisme dispose pour l’heure du gouvernement et de la présidence, de la majorité des régions et des mairies, et de l’appui d’un réseau citoyen – conseils communaux, communes, mouvements sociaux. Si le président réussit à repartir rapidement sur des bases nouvelles, sans diluer ses décisions dans une négociation interne entre groupes de pouvoir, si toutes ces énergies de transformation se reconnectent et agissent en profondeur, la leçon aura été salutaire.
Thierry Deronne, Caracas, 9 décembre 2015
Notes :
(1) Lire « La nouvelle loi du travail au Venezuela »,https://venezuelainfos.wordpress.com/2012/05/04/nouvelle-loi-du-travai…
(2) Lire « la jeunesse d’aujourd’hui ne sait rien de ce qui s’est passé il y a trente ou quarante ans »https://venezuelainfos.wordpress.com/2013/01/19/la-jeunesse-daujourdhu… et « comment la plupart des journalistes occidentaux ont cessé d’appuyer la démocratie en Amérique Latine »https://venezuelainfos.wordpress.com/2014/03/16/comment-la-plupart-des…
(3) Lire « Venezuela : la presse française lâchée par sa source ? »https://venezuelainfos.wordpress.com/2015/08/04/venezuela-la-presse-fr…
Source : Le Grand Soir 10/12/2015