Aller à…
RSS Feed

24 novembre 2024

« Contre le réchauffement et pour la fuite en avant productiviste ? L’équation impossible… »


Entretien avec
Intellectuel, philosophe et politologue
« Contre le réchauffement et pour la fuite en avant productiviste ? L’équation impossible… »

La COP21 s’est terminée sur un accord qu’on nous a présenté comme « historique ». Vous qui n’êtes pas « climatosceptique », comment l’interprétez-vous ? Simple raout mondain et mondialiste ? Ou prise de conscience du fait que les problèmes planétaires ne peuvent finalement se résoudre qu’à cette même échelle planétaire ?

La question du climat (ou plus exactement des climats, car il n’y a pas qu’un seul et unique climat terrestre) est une question extrêmement complexe, et j’ai personnellement beaucoup de mal à prendre au sérieux l’« opinion » de ceux qui n’ont pas, en la matière, consacré au moins quelques dizaines d’heures à l’étude du dossier. De toute façon, que ce réchauffement soit ou non d’origine anthropique, il va bien falloir y faire face. L’objectif, vous le savez, est de maintenir en dessous de 2 °C le niveau de réchauffement climatique par réduction des émissions de gaz à effet de serre jusqu’en 2020. Les participants à la COP21 sont convenus d’y parvenir « dans les meilleurs délais », ce qui ne veut rien dire. De plus, les 187 pays représentés, dont les intérêts divergents se sont affrontés jusqu’à la dernière minute, n’ont accepté de signer l’accord final qu’à la condition qu’il ne soit pas juridiquement contraignant. Comment pourrait-il l’être, d’ailleurs ? Qui pourrait imposer les décisions prises aux États les plus forts et les plus pollueurs ? S’imagine-t-on qu’il existe des moyens de contraindre les Américains ou les Chinois à respecter un accord international ?

Le texte de l’accord est en fait clairement schizophrène. D’un côté, les pays signataires veulent réagir au réchauffement climatique – souci louable. De l’autre, ils adhèrent dans leur immense majorité aux thèses des économistes libéraux qui veulent augmenter sans cesse la production industrielle et les échanges commerciaux, encourager le tourisme de masse, fonder les économies sur les « avantages comparatifs » de chaque pays, etc. En d’autres termes, ils sont convaincus des vertus d’un capitalisme qui tend à supprimer tous les obstacles susceptibles de ralentir la fuite en avant dans le productivisme. D’un côté, ils veulent « sauver la planète », et de l’autre conserver ce qui la détruit. Il y a là de quoi rester sceptique sur les résultats que l’on peut attendre de cette grand-messe de l’expertocratie.

Durant la COP21, on a longuement parlé du réchauffement climatique, mais on n’a pas dit un mot des pollutions industrielles, de l’agriculture aux pesticides, de la déforestation, de la désertification, etc. Serions-nous passés à côté d’enjeux autrement majeurs ?

Ce n’était pas le sujet, mais vous avez raison d’en parler. On n’a pas non plus parlé de la croissance démographique, qui a toutes chances d’entraîner des migrations de masse de plus en plus incontrôlables. Pas un mot, non plus, des transports maritimes et aériens (taxer le kérosène nuirait aux intérêts des fabricants d’avions), pas d’indications sur les mécanismes de formation du prix du carbone, etc. De toute évidence, ce que les participants ne parviennent pas à intégrer, c’est la notion de limite, c’est l’idée que la nature impose des limites indépassables au développement. Cela ne fait pas partie de leur culture parce qu’ils adhèrent au « toujours plus » et qu’ils le confondent avec le « toujours mieux ». Ils ne se rendent pas compte que la véritable question qui se pose n’est pas de savoir si la planète peut être « sauvée », mais si la civilisation peut survivre à sa rencontre avec les limites que lui impose la nature.

Croyez-vous pour autant au « développement durable » ?

À la mode depuis les conférences de Stockholm en 1972, de Rio en 1992 et de Copenhague en 2009, le « développement durable » (ou « soutenable ») n’est qu’un oxymore. C’est une posture médiatique destinée à se rassurer à bon compte et qui, dans le meilleur des cas, ne fait que retarder les échéances : on réduit la vitesse sans changer de cap ! On le définit habituellement comme un « mode de développement qui permet la satisfaction des besoins présents sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs ». En clair, il s’agit de concilier le souci écologique avec les exigences de la croissance, la protection de l’environnement avec les intérêts de l’économie, soit la quadrature du cercle, puisque la croissance est la source principale de la détérioration des écosystèmes et de l’épuisement des réserves naturelles.

C’est dans cet esprit, par exemple, que l’on a adopté le principe « pollueur-payeur », inspiré du théorème de Ronald Coase (1960), qui revient à instaurer un véritable marché du droit de polluer, dont les entreprises capables d’acquitter le prix de leurs pollutions sont les premières à bénéficier, alors que ce sont aussi celles qui polluent le plus : elles intègrent seulement le coût des pollutions dans leur prix de revient. Ces « permis de polluer » sont en outre totalement inadaptés pour ce qui concerne les risques technologiques majeurs ou les atteintes irréversibles à l’environnement, car il n’existe pas de capital substituable pour des ressources non renouvelables. Quant aux énergies renouvelables, dont on parle tant, elles ne sont tout simplement pas en mesure de prendre le relais des énergies fossiles.

En réalité, on ne peut faire face à la crise écologique sans rompre avec l’ordre néolibéral mondial, c’est-à-dire avec le libre-échangisme, la surconsommation, le productivisme et les délocalisations. Cela passe par la limitation des échanges à grande distance, la relocalisation de la production d’énergie et de marchandises, la promotion de la sobriété énergétique, et donc par la démondialisation. Ce n’est pas pour demain.

Entretien réalisé par Nicolas Gauthier

Partager

Plus d’histoires deLibye