Aller à…
RSS Feed

24 novembre 2024

DÉPORTÉS D’ALGÉRIE Boumezrag Mokrani et la révolte canaque de 1878


RSS

DÉPORTÉS D’ALGÉRIE Boumezrag Mokrani et la révolte canaque de 1878

Mardi 07 Fevrier 2012

Par Rachid SELLAL

Défilé de Boumezrag Mokrani à la tête de ses cavaliers
Défilé de Boumezrag Mokrani à la tête de ses cavaliers

Lors d’une récente exposition / projection / conférence sur les Arabes et Berbères de Calédonie organisée à l’Institut du Monde arabe de Paris, le conférencier Barbançon a cité la participation de Boumezrag et de ses compagnons à la répression de la révolte canaque de 1878. Ce chercheur calédonien se dit lui-même spécialiste de la transportation mais moins de la déportation (d’origine politique). Il est d’usage dans pareille situation d’user de prudence, on ne peut pas citer des faits avérés ou pas complètement sans donner des détails sur cette participation. Il a aussi parlé de la non-participation de Aziz et de son frère M’hamed Ben Cheikh El Haddad à cette révolte, une meilleure connaissance de l’histoire de la révolte algérienne de 1871 lui aurait certainement permis de nuancer ses propos.
La colonisation de la Nouvelle-Calédonie par l’occupant français se fera sans répit, les tribus autochtones dépossédées de leurs terres sont cantonnées dans des réserves loin des grands centres. Les déportés issus de la métropole ainsi que ceux en provenance d’Algérie sont acheminés dans des centres pénitentiaires pour subir leurs peines. D’autres en fin de peine bénéficient de lots de terrain qu’ils exploiteront pour leur compte. Une manière d’éloigner ces indésirables de leur pays et de les inciter à fonder des foyers dans ce nouveau pays vierge.

Le soulèvement canaque: une conséquence de la colonisation de leur pays
L’occupation de la Nouvelle-Calédonie devient irréversible, elle finit par exaspérer les tribus canaques et inévitablement elles se soulèvent.
Le 19 juin 1878, Ataï le grand chef de la tribu de Uraï, conscient des méfaits que subit son peuple, lance la première insurrection canaque. Elle s’étendra à d’autres régions, cette date marquera l’esprit des nouvelles générations canaques. Dans leur lutte identitaire et socioculturelle, elles font souvent référence à cette insurrection, Ataï deviendra le symbole du rejet de l’occupant et de ses méthodes de déculturation du peuple canaque. Il était convaincu de ses faiblesses face à un adversaire puissamment armé, son but était plutôt la résistance afin d’éveiller son peuple aux risques de pertes de repères identitaires. Il lui fallait une étincelle pour déclencher la révolte, elle sera trouvée en la personne de Katia, jeune fille de la tribu de Uraï travaillant au service d’une famille de colons, les Chêne, qui refuse de la libérer malgré les demandes répétées de Ataï. Katia est finalement libérée par la force et ramenée à Dogny son village, le colon Chêne et toute sa famille seront assassinés par les guerriers de Ataï. Cette insurrection devenue aveugle n’épargnera pas les étrangers, des colons et des déportés libérés subiront le même sort. Les déportés algériens, au même titre que les autres déportés, étaient aussi menacés.Les autorités militaires prises au dépourvu au début de l’insurrection ne tarderont pas à la réprimer durement. Le chef de cette révolte Ataï sera finalement vaincu et décapité le 1er septembre 1878 par ses propres compatriotes, traîtres acquis à la France.
Quant à la participation de Boumezrag et de ses compatriotes à la répression de cette insurrection, les preuves existantes à ce sujet ne sont pas complètes et totalement irréfutables, elle doit être remise dans le contexte particulier de l’époque des faits. Les premiers éléments connus ont été les lettres retrouvées dans les archives par Mehdi Lallaoui rédigées par le gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, une datée du 8 mai 1904 adressée au gouverneur général de l’Algérie et une autre datée du 27 mars 1901 adressée au ministre des Colonies [1]. Dans ces lettres, Boumezrag est cité pour avoir pris part à la répression de cette révolte et que sa participation était spontanée et non rétribuée. Selon José-Louis Barbançon, un spécialiste des bagnes de Nouvelle-Calédonie, quarante-deux déportés arabes dont Boumezrag auraient pris part à la répression de cette insurrection de Ataï. Excellents cavaliers et guerriers aguerris, ils seront au côté d’auxiliaires canaques comme «cavaliers» ou «éclaireurs» de la brigade de Bourail.
Leur rattachement à Bourail n’est pas anodin, c’est le lieu choisi par les Arabes pour s’implanter et se regrouper. Leur défense sera assurée par cette brigade de compatriotes, la zone chaude de déclenchement de l’insurrection n’étant pas loin de ce village. A Nouméa, des rumeurs concernant une éventuelle invasion de la ville par les insurgés se propageaient d’une manière inquiétante, il fallait rassurer la population, mais les corps de défense mobile manquaient cruellement. Selon le pasteur canaque Apollinaire Anova [2], auteur de plusieurs études sérieuses sur la société canaque, le 2 juillet 1878 à Nouméa, après approbation du gouverneur, un corps équestre de défense des zones isolées est créé. Ce corps dirigé par le commandant Boutan est principalement chargé de la défense des colons et déportés se trouvant dans des zones isolées et sans défense. La nuit du 3 juillet, il rejoindra le poste de Teremba situé non loin des zones de combat, dont Bourail et sa région. Anova ne précise pas la composition de ce corps, mais il est possible que Boumezrag et ses compagnons aient fait partie de ce convoi équestre.

L’engagement de Boumezrag avec les autorités coloniales: une légitime défense
Leur prise de position en faveur de l’occupant est une réaction d’autodéfense. Boumezrag, en tant que chef militaire, avait la responsabilité morale de la protection de ses compatriotes.
On peut toutefois comprendre que cette prise de position soit en contradiction avec ses principes qui expliquent sa présence dans cette terre d’exil forcé, mais il est important de considérer le contexte particulier de la situation à cette époque-là.
Ce soulèvement, aussi justifié soit-il, n’avait rien d’une révolution structurée et réfléchie et ne peut en aucun cas occulter la menace qui pesait sur tous les étrangers du pays, y compris les déportés d’Algérie. Il a débuté par un affront causé à la tribu de Ataï pour se terminer dans une confusion totale et une guerre entre tribus canaques. La participation de Boumezrag et de ses compagnons aux opérations de recherche de Ataï et de ses guerriers n’est pas totalement prouvée. Ce sont les militaires français avec les guerriers de la tribu autochtone des Canala qui ont localisé et neutralisé Ataï et ses guerriers. Sur ce point, tous les historiens sont unanimes, Ataï a été assassiné et décapité à la hache par cette tribu canaque des Canala. Selon la coutume canaque, un chef de tribu ne peut être puni que par un autre chef ou par une personne ayant eu une procuration. Noudo, le chef de tribu à la solde de l’occupant français donne une procuration et des armes à Segou qui se chargera lui-même de décapiter Ataï. Ces faits sont cités par l’ancienne déportée communarde Louise Michel dans ses mémoires [3], une militante qui s’est beaucoup investie pour le peuple canaque. Même d’illustres déportés communards sensibles aux idées anticolonialistes participeront volontairement à cette répression, on peut citer: Humbert, Trinquet, Urbain, Da Costa, Maroteau, Brissac et Allemane. Aucun déporté communard n’a cité dans ses mémoires une quelconque participation de déportés algériens à la répression de cette insurrection canaque. Le déporté d’Algérie, Bachir Ben Ali Bouguerrah, membre de cette brigade équestre se fera remarquer en sauvant plusieurs familles en les prévenant à l’avance du danger qu’elles encouraient. Leur participation à cette répression se fera au détriment de leurs vies face à un ennemi féroce et invisible du fait de sa parfaite connaissance du terrain. Ce conflit ne devrait pas logiquement les concerner, la tournure prise par cette rébellion les a forcés à y prendre part, c’était un cas de légitime défense.

Leur sort après la répression du soulèvement canaque
Les deux amnisties de 1879 et 1880 ont permis à un grand nombre de communards de rentrer chez eux mais pas les Algériens Quelques déportés algériens seront graciés pour services rendus mais la plupart ne recevront rien en contrepartie.
Les années suivantes, d’autres Algériens seront graciés à titre individuel, l’étude des dossiers se faisait au cas par cas de façon arbitraire.
La décision du retour au pays était directement liée à l’avis émis par le gouverneur d’Algérie. C’est ce qui explique pourquoi Boumezrag Mokrani a été maintenu si longtemps en exil contre sa volonté, il ne sera autorisé à retourner à son pays natal qu’en 1904. Ne sont autorisés à rentrer en Algérie que ceux présentant des garanties de moindre danger.
Certains graciés de cette révolte, mais maintenus en Nouvelle-Calédonie au nombre de dix-huit, finiront par s’évader. Ils seront considérés comme évadés et donc susceptibles d’être renvoyés au cas où ils seront capturés. C’est ainsi que Si Raham Ben Mohamed Ou El Hadj, Ali Ou Saïd et Amar Ben El Ouenoughi capturés en Algérie seront renvoyés en Nouvelle-Calédonie. Mohamed Ben Belkassem évadé lui aussi ne subira pas le même sort, il sera relaxé le 8 juillet 1888. Aziz Ben Cheikh El Haddad, contrairement à Boumezrag, n’a pas participé à cette répression.
Ces deux chefs de guerre avec des caractères trempés se sont rarement entendus, leurs divergences datent du début de la révolte de 1871 après la mort de son instigateur Mohamed Mokrani.
Leurs ambitions personnelles ne pouvaient que déboucher sur cette lutte de leadership de la révolte, les décisions de l’un n’étaient pas nécessairement acceptées par l’autre.
Cette situation s’est même prolongée durant l’exil. M’hamed le frère de Aziz ne participera pas aussi à cette répression.

Référence:
[1] – Mehdi Lallaoui – Kabyles du Pacifique – Collection au nom de la mémoire 1994.
[2] – Apollinaire Anova – Calédonie d’hier, Calédonie d’aujourd’hui, Calédonie de demain. Bernard Gasser et Hamid Mokadem. Expressions, mairie de Moindou – 2005.
[3] – Louise Michel – Mémoires – Edition La Découverte Paris 2002.

Partager

Plus d’histoires deLibye