C’est ainsi que nous étions, bien avant que Naftali Bennet soit ministre de l’Éducation : des enfants de nationalistes, enfermés, tout à fait ignorants ; nous ne le savions tout simplement pas. C’est ainsi que les choses allaient durant des merveilleuses années où les ministres de l’Éducation étaient de gauche, des années qu’il est de bon ton de regretter.
Le lavage de cerveaux, la censure et l’endoctrinement étaient bien pires alors que ce qu’ils sont aujourd’hui, seulement ils rencontraient beaucoup moins de résistance. Nous pensions que tout allait bien avec notre système d’éducation. Le vendredi, nous devions porter du bleu et du blanc, les couleurs nationales; nous donnions de l’argent au Fonds National Juif (Keren Kayemet LeIsrael) [1], pour qu’il puisse planter des forêts destinées à recouvrir les ruines des villages arabes qu’ils ne voulaient pas que nous puissions voir.
A une époque où l’écrivaine Dorit Rabinyan [2] n’était même pas née, nous n’avions jamais rencontré un Arabe. Ils vivaient sous la loi militaire [3] et ils n’étaient pas autorisés à nous approcher sans autorisation. Une histoire d’amour entre une Juive et un Arabe n’aurait même pas été envisageable dans une histoire de science fiction, dans une galaxie lointaine, très loin de là où nous grandissions. Les Druzes étaient légèrement plus acceptables : ils servaient dans l’armée. Je me souviens du premier Druze que j’ai rencontré, c’était en 11ème année [4].
Nous n’avions jamais entendu parler de Nakba [5] non plus, le mot palestinien pour désigner la formation de l’État d’Israël. Nous voyions les ruines de maisons – et nous ne voyions rien. Longtemps avant le “mariage de la haine” [6], dans notre feu de camp de Lag Ba’omer [7] nous brûlions des effigies du Président égyptien Gamal Abdel Nasser – nous l’appelions “le tyran égyptien”. Dans les écoles non confessionnelles de Tel Aviv, nous embrassions les Bibles, si – Dieu nous en garde ! – elles tombaient sur le sol. Nous portions des kippas durant les leçons d’études bibliques, c’était bien avant la création des “centres pour l’approfondissement de l’identité juive”. Nous entendions à peine parler du Nouveau Testament. Personne n’aurait imaginé l’étudier à l’école : il était considéré comme presque aussi dangereux que “Mein Kampf” [8].
Beaucoup d’entre nous crachaient en passant devant la porte d’une église. Peu d’entre nous osaient s’aventurer à l’intérieur, et si nous le faisions nous nous en sentions extrêmement coupables. Faire le signe de la croix, même en plaisantant, était considéré comme un acte suicidaire. Pour nous, les chrétiens étaient “idolâtres”, et les idolâtres, d’après ce que nous savions, était ce qu’il y a de plus bas.
Nous savions qu’il y avait une “mission” à Jaffa, dont nous devions nous tenir à l’écart comme du feu. Un enfant qui s’y rendait pour étudier était considéré comme perdu. La première génération de l’indépendance [d’Israël] savait que tous les chrétiens étaient antisémites. Nous savions, bien entendu, que nous étions le peuple élu, et tout était dit. C’est ce que nous inculquait le système d’éducation éclairé de l’État naissant.
L’assimilation était considérée comme le plus grand des péchés — plus grave encore que de quitter le pays pour aller vivre ailleurs. La rumeur disant que l’oncle d’un des enfants avait épousé une non-juive était un déshonneur qu’il fallait garder secret. La signification effrayante du concept morbide d’«assimilation» ne nous effleurait même pas. Nous grandissions dans une société unifiée, racialement pure, dans ce petit Tel Aviv : sans étrangers, sans Arabes, presque sans Juifs originaires du Moyen Orient.
Jaffa [9] était le bout du monde, et personne ne pensait y aller : c’était dangereux.
Ils nous ont appris à penser de manière uniforme, et à nous méfier de toute déviation. La discussion la plus subversive dont je me rappelle, à cette époque, était de savoir si les Juifs étaient “allés à l’abattoir comme des moutons”.
Un jour, je me suis arrêté près d’une petite manifestation de l’organisation de gauche Matzpen, sur les marches du siège de l’association des journalistes, afin de parler avec N., qui était dans ma classe à l’école. Le lendemain, à l’école, j’ai été convoqué d’urgence au bureau du Principal : il brandit une photo de moi à cette manif qui lui avait été transmise par le Shin Bet [10], et exigea des explications. C’était bien avant la “loi sur les ONG” [11] et la “loi sur le boycott” [12].
Bien avant le Premier ministre Benjamin Netanyahou, la Ministre de la Justice Ayelet Shaked et l’interdiction du roman “Borderlife” de Dorit Rabinyan [2], il n’y avait pas ici de réelle démocratie. Bien avant l’anti-assimilationniste Bentzi Gopstein [13] et l’activiste d’extrême-droite Itamar Ben-Gvir [14], il y avait de la xénophobie et beaucoup de haine des Arabes. Mais tout était caché, enveloppé dans le bruyant cellophane des excuses, enterré profondément sous terre.
Qu’est-ce que vaut le mieux ? La question reste ouverte.
Gideon Levy | 3 janvier 2016
[1] le Fonds national juif est connu du grand public comme étant une organisation caritative, environnementale ou d’utilité publique, ce qui lui vaut de jouir en général d’une excellente réputation. Peu savent que c’est en réalité un organisme para-étatique dont la mission est avant tout politique: agent historique de colonisation de la Palestine, le FNJ a joué et joue encore un rôle déterminant dans la forme que prend la politique foncière – discriminatoire – israélienne. Le FNJ excelle dans le « greenwashing »: arbres plantés, parcs récréatifs et centres touristiques sont autant d’outils qui lui servent à « blanchir » par l’écologie les activités coloniales dans lesquelles il est impliqué. Voir ce dossier sur le site de l’Association Belgo-Palestinienne. –
[2] Dorit Rabinyan est l’auteure d’un roman que le Ministre de l’éducation israélien a interdit d’utiliser dans les cours de littérature dans les écoles israéliennes, car il narre une histoire d’amour entre une juive israélienne et un Palestinien, et à ce titre constitue selon lui “une menace pour l’identité juive”. – NDLR
[3] Au cours de la guerre de 1948 les autorités civiles israéliennes ont délégué leurs pouvoirs à l’armée dans toutes les “régions stratégiques” contiguës aux frontières des pays voisins à prédominance arabe. Il en a été de même dans toutes les agglomérations caractérisées par une forte concentration d’arabes. L’administration militaire s’y est laissée guider par le principe que les arabes en territoire israélien, que des liens familiaux rattachaient fréquemment aux réfugiés installés en «territoire ennemi» étaient unecinquième colonne en puissance. Après la fin des hostilités, le régime a été perpétué “pour des raisons de sécurité” (motivation universelle qui depuis 70 ans bientôt sert d’explication définitive à toutes les violations des droits humains des Palestiniens). A partir de 1951, comme on l’a vu, le système a été aboli en faveur des arabes résidant dans les régions à forte densité juive, telle que les agglomérations de Tel Aviv – Jaffa, Haïfa, Lydda et Ramlè. De sorte que vers de 1956 160.000 à 180.000 des 200.000 arabes israéliens subissaient encore toutes les rigueurs de l’administration militaire. L’administration militaire est habituellement justifiée par une série de considérations qui se ramènent toutes en dernière analyse à la sécurité de l’État d’Israël. En fait, ces explications recouvrent souvent des intérêts politiques et économiques bien précis. Voir à ce propos dans l’excellent ouvrage (quoique répudié par l’auteur, devenu sur le tard sioniste) de Nathan Weinstock «Le sionisme contre Israël» (Ed. Maspéro – 1969) le chapitre «Le sort de la minorité arabe» et particulièrement les pages 394 et suiv. auxquelles l’essentiel des lignes qui précèdent est emprunté. – NDLR
[4] vers 17 ans – NDLR
[5] le mot arabe “nakba” désigne littéralement un désastre naturel (tremblement de terre, éruption volcanique,…) mais dans le cas des Palestiniens de 1948 il s’agit de l’exode de centaines de milliers de personnes chassées de chez elles par la force armée. Voir par exemple cet article. – NDLR
[6] référence à un mariage juif au cours duquel des colons extrémistes ont célébré avec exubérance (et des armes) la mort des Palestiniens, et particulièrement d’un bébé, dont la maison a été incendiée dans le village de Duma. Voir par exemple cet article. – NDLR
[7] Lag Ba’omer : fête juive d’institution rabbinique, donnant lieu à des feux de joie et, pour certains, à des pèlerinages sur les tombes des “justes”. Voir Wikipédia. – NDLR
[8] “Mein Kampf” : (en français : “Mon combat” ) est un livre rédigé par Adolf Hitler entre 1924 et 1925. Tombé dans le domaine public en 2016, il est sur le point d’être réédité. – NDLR
[9] Jaffa, anciennement ville arabe, après l’exode de sa population, a été fusionnée en 1950 avec Tel Aviv, dont elle constitue maintenant la partie ancienne, au sud. Jaffa, dont l’existence est attestée depuis plus de 3.500 ans est un des plus vieux ports de la Méditerranée.
[10] Shin Bet : service de sécurité intérieure, aussi connu sous le nom de Shabak. – NDLR
[11] “loi sur les ONG” : loi récemment adoptée qui oblige les représentants des ONG qui reçoivent des fonds de l’étranger à arborer un badge spécial pour se rendre au Parlement israélien. Cette loi vise essentiellement les ONG réputées “de gauche” (classification discutable, comme on peut le lire ICI), celle qui sont classées à droite tirant quant à elles leurs ressources (abondantes) de dons d’entreprises israéliennes (y compris des entreprises publiques). Voir par exemple cet article. – NDLR
[12] loi sur le boycott : il y a en fait plusieurs lois israéliennes concernant le boycott. La première interdit le boycott des produits israéliens, et comporte essentiellement des sanctions civiles (les entreprises qui auraient été lésées par un appel au boycott peut réclamer des compensations sans avoir à apporter la preuve de leur dommage). Une autre, en projet, vise à interdire l’accès au territoire à toute personne ayant appelé au boycott des produits des colonies. – NDLR
[13] Gopstein a récemment réclamé l’interdiction de la célébration de Noël en Israël, et traité les chrétiens de “vampires qui sucent notre sang”. Voir ICI
[14] Porte-parole de l’organisation d’extrême-droite “Front National Juif”, ancien activiste du Kach, la branche la plus à droite du nationalisme israélien. – NDLR
Cet article a été publié par Haaretz : «Israel Has Always Been Xenophobic, It Just Used to Be Better at Hiding It»
Traduction : Luc Delval
Source: http://www.pourlapalestine.be/israel-a-toujours-ete-xenophobe/