Syrie. «Certains mangeaient les feuilles des arbres»
3 avril 2016
L’Humanité
Pierre Barbancey
Quatre longues années de souffrances, de peur, de morts..
Photo : Michael Alaeddin/Ria Novosti/Imageforum
Mercredi 30 mars 2016
Reportage. Les villes de Nubl et d’Al-Zahraa, au nord d’Alep, ont subi un siège de près de quatre ans, organisé par l’Armée syrienne libre puis le Front al-Nosra. Un siège « cruel et inhumain », dit le maire d’une des villes. Reportage.
Nubl, Al-Zahraa (Syrie), envoyé spécial.
Patiemment, le sourire aux lèvres, Ahmed Mahrieddin fait la queue pour acheter une bouteille de gaz, tout en devisant avec l’homme qui le précède. Pour Ahmed comme pour tous les habitants des villes de Nubl et d’Al-Zahraa, au nord d’Alep, à une quarantaine de kilomètres de la frontière turque, la vie reprend enfin, lentement. Le 3 février, l’armée syrienne, épaulée par les combattants du Hezbollah libanais et l’aviation russe, a mis fin au siège imposé depuis juillet 2012, d’abord par l’Armée syrienne libre (ASL) puis par différents groupes islamistes affiliés au Front al-Nosra. Pratiquement quatre longues années de souffrances, de peur, de morts. « On a eu très faim, raconte Ahmed Mahrieddin. Certains mangeaient même les feuilles des arbres. Quand on trouvait un peu d’avoine, on était content. » Il parle de ses tentatives pour aller couper du bois afin de procurer un peu de chaleur à ses cinq enfants. Des tentatives souvent avortées « parce que dès qu’ils nous voyaient, les rebelles nous tiraient dessus. J’espère qu’ils ne vont plus jamais revenir ».
Lorsque nous nous sommes rendus à Nubl et à Al-Zahraa, quelques jours seulement après qu’elles aient été libérées, les rebelles occupaient encore des villages alentour. À l’entrée de Nubl, sur un mur, l’organisation dite de l’« État islamique » (Daech) a laissé son empreinte : son sinistre drapeau noir et une phrase. Ce qui n’est pas sans maintenir une certaine inquiétude au sein des populations. D’ailleurs, les check-points traversés depuis Alep, la nervosité des soldats et les troupes massées témoignaient de ce calme précaire. Tout autant que les destructions dans les zones industrielles où les combats ont été rudes et sans répit. Des champs sont encore minés et interdits d’accès. Des dizaines de roquettes artisanales non explosées disent la pluie de mort qui s’est abattue sur la zone.
Pendant le siège, les prix avaient décuplé
« Avant le début du siège, déjà, plusieurs groupes ont essayé de couper les routes et kidnappaient les habitants dès lors qu’ils étaient de confession chiite, voire les tuaient, se souvient Mohammad Hassan Dib, le maire d’Al-Zahraa. Une fois, ils ont arrêté un bus qui faisait la liaison entre Alep et Afrin et ont emmené toutes les femmes et leurs enfants. Pendant quatorze mois, nous n’avons reçu aucune aide humanitaire et nos deux villes étaient pilonnées sans arrêt. Près de 4 000 rebelles ont tenté une centaine de fois de prendre les villes en multipliant les attaques avec des voitures piégées. Ceux venus du sud-est dépendaient de l’Armée syrienne libre alors que les autres groupes comme Jaich al-islam, venus d’Idlib, obéissaient au Front al-Nosra. Je pense que le but de certains était la création de la zone tampon voulue par la Turquie. » Après plus d’un an, des parachutages gouvernementaux ont évité la famine pour les 90 000 habitants qui vivent à Nubl et à Al-Zahraa et un convoi du Croissant-Rouge syrien en partenariat avec l’Unicef et l’ONU a été autorisé à pénétrer dans les deux villes. Des routes de contrebande se sont ouvertes permettant l’acheminement de provisions depuis Afrin. Les attaques ont été repoussées par les forces gouvernementales, les comités populaires de défense et des commandos du Hezbollah, héliportés dans les villes. « Mais les combats ont été très violents, rapporte Ahmed Mahrieddin, qui a également participé aux différentes batailles. Nous avons eu 34 tués à Al-Zahraa, lors d’une confrontation. Nous avons également récupéré les corps de 16 rebelles. La plupart étaient tchétchènes et turcs. » Une résistance quasi héroïque (plus de 1 000 morts civils) qui a affronté l’ASL, le Front al-Nosra puis, fin 2014, les troupes de Daech, qui se sont ensuite retirées incapables de progresser dans les deux villes malgré l’utilisation de près d’une vingtaine de chars.
Le 4 février 2016, à Nubl, les syriens célébraient la fin d’un siège imposé depuis juillet 2012.
Photo : Michael Alaeddin/Ria Novosti/Imageforum
Nubl et Al-Zahraa tentent maintenant de reprendre une vie normale. Pas facile. Si les produits de première nécessité commencent à arriver, tout est cher. Pendant le siège – « cruel et inhumain », selon les mots d’Ali Balawi, maire de Nubl –, les prix avaient décuplé, le lait pour les enfants manquait, les médicaments étaient rares. 30 % des habitants ont fui au début du siège, en premier lieu ceux qui étaient le plus exposés, en lisière des villes et qui se sont réfugiés en Turquie. Mais surtout, 65 hommes et 19 femmes et enfants sont toujours kidnappés. « Auparavant, nous vivions en bonne intelligence avec les villages alentour qui sont à majorité sunnite alors que nous sommes chiites, mais la confessionnalisation de la rébellion a tout brisé », raconte le maire d’Al-Zahraa. « Pour arriver à obtenir la libération des habitants, nous avons nous aussi capturé du monde. Mais surtout des rebelles. Nous avons ainsi attrapé un chef de Jaich al-Islam qui venait d’Idlib et nous l’avons échangé contre des femmes et des enfants. Dès que les rebelles tentaient d’entrer dans la ville, nous nous disposions pour en arrêter quelques-uns. Les échanges ont eu lieu grâce à la médiation des Kurdes, qui ont aussi fourni beaucoup de motos, permettant ainsi des déplacements plus rapides et plus sûrs dans la ville : les snipers avaient plus de mal », explique-t-il en riant.
Il y a comme un air de printemps
Fahdi Chahoud sait, lui, qu’il revient de loin. À l’été 2012, alors qu’il rentrait de Damas avec trois amis, sa voiture a été stoppée à la sortie d’Alep, près de l’aéroport. « Lorsque les hommes armés qui se disaient de l’Armée syrienne libre et qui tenaient le check-point ont vu que nous étions de Nubl, donc chiites, ils se sont mis à nous insulter et à nous frapper. Ils nous ont bandé les yeux et nous ont emmenés. » L’émotion se lit encore sur le visage de ce jeune homme de 25 ans, qui, visiblement, ne comprend toujours pas pourquoi on lui en voulait. « Nous avons été placés dans une école où flottait le drapeau d’al-Nosra. Là, on nous a rasé les cheveux puis battus à nouveau. Pour aller aux toilettes, on nous obligeait à marcher sur la photo du président Bachar Al Assad et a craché dessus. Je connaissais même certains de mes geôliers parce que j’étais à l’université avec eux », se souvient-il. Il rapporte également qu’un « photographe turc est venu pour montrer que nous étions bien traités, ce qui était faux ». Plus étonnant encore, Fahdi a été présenté à un juge islamique venu spécialement de Turquie, pour juger les prisonniers ! « Il était encore plus jeune que moi », souligne-t-il. Heureusement pour Fahdi, sa famille avait entrepris des démarches pour obtenir sa libération. « La rançon exigée était de 25 millions de livres syriennes (environ 50 000 euros – ndlr). Mais un des groupes de rebelles avait certains de ses hommes retenus à Al-Zahraa. Nous avons été échangés contre 12 de ces combattants. » Heureux Fahdi ! Tous n’ont pas eu cette chance. Beaucoup sont revenus de leur détention blessés et même mutilés.
Il reste que les liens existant avant la guerre avec les villages voisins sont maintenant coupés. Combien d’années faudra-t-il pour qu’une véritable réconciliation voie le jour ? Les combats sont loin d’être terminés en Syrie. Si la victoire de Palmyre ouvre de nouvelles perspectives pour l’armée syrienne, l’avancée vers Idlib est plus longue. Le Front al-Nosra y est solidement implanté et dispose encore de forces opérationnelles. Pour l’heure, l’urgence semble être de couper les lignes d’approvisionnement des insurgés. Ces derniers trouvent toujours en Turquie le soutien logistique nécessaire mais rencontrent des difficultés. Le commandement militaire syrien a affirmé que Palmyre serait « la base à partir de laquelle s’étendront les opérations contre le groupe terroriste, notamment à Deir ez-Zor et Raqqa (nord) », le but étant de « mettre fin à l’existence » de l’« EI » en Syrie.
À Nubl, comme ailleurs, on s’est évidemment réjoui de cette victoire dans la ville antique. Ahmed Mahrieddin comme les autres. C’est, d’ailleurs, son tour. Avant de récupérer sa bouteille de gaz, il balance deux ou trois plaisanteries qui font rire tout le monde et s’éloigne en ahanant, le corps ployant sous le poids de la bonbonne. Ahmed n’a plus sa camionnette. Au début de l’offensive des rebelles, une roquette de mortier l’a complètement détruite. Qu’importe ! Pour Ahmed, le principal réside dans la fin de ce siège terrible. Il espère que ses enfants pourront rapidement retourner à l’école et retrouver leur insouciance. Il y a comme un air de printemps à Nubl et à Al-Zahraa malgré les traces des combats qui rappellent le cauchemar subi pendant quarante-deux mois. La mobilisation est néanmoins toujours de mise. Des patrouilles de soldats sont toujours positionnées et scrutent sans cesse les collines environnantes. Le Front al-Nosra, comme Daech ou d’autres groupes islamistes, a conservé son pouvoir de nuisance et ne se trouve pas très loin de Nubl et Al-Zahraa. Ahmed en a conscience. Chez lui, sa kalachnikov est prête à l’emploi. « S’ils attaquent à nouveau, nous les recevrons comme il se doit », dit-il avec toujours ce petit sourire aux lèvres dont on ne sait s’il ne cache pas une certaine appréhension.
Paris reste sur sa ligne anti-Al Assad. « Le reflux de Daech à Palmyre est une nouvelle positive », a indiqué hier un porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, lors d’un point presse à Paris. Mais cela ne doit « pas faire oublier que le régime est le principal responsable du conflit et de ses 270 000 morts depuis cinq ans. »
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Publié le 3 avril 2016 avec l’aimable autorisation de L’Humanité