Irak : les manifestants dans la « zone verte » illustrent la vulnérabilité de l’élite dirigeante du pays
27 mai 2016
Publié par Gilles Munier
27 Mai 2016,
Par Patrick Cockburn (revue de presse : Info-Palestine.eu – 25/5/16)*
La facilité avec laquelle les partisans de l’imam nationaliste Muqtada al-Sadr ont investi le parlement sans résistance de la part des forces de sécurité fait apparaître l’État encore plus faible et inefficace, écrit Patrick Cockburn.
Les citoyens irakiens qui ont fait irruption dans la Zone verte à Bagdad le week-end dernier, ont pu voir pour la première fois les maisons semblables à des palais et les bureaux de la direction irakienne corrompue et incapable qui a si mal gouverné le pays tout au long de ces 13 dernières années.
Alors que les forces de sécurité restaient à l’écart, les manifestants ont renversé une partie des murs de 15 pieds de haut et se sont déversés à travers cette enclave bien fortifiée et maintenue à l’écart sur les rives du Tigre et dans le centre de la capitale irakienne. Après avoir investi le bâtiment du Parlement, la foule a scandé le nom de Muqtada al-Sadr, le clerc chiite, populaire et nationaliste – dont nombre de manifestants appartiennent au mouvement – et a dénoncé les échecs du gouvernement du Premier ministre Haider al-Abadi.
La Zone verte, avec ses fontaines et pelouses bien arrosées, a longtemps été un symbole haï de l’isolement des dirigeants de l’Irak, qui ne sont ainsi jamais confrontés aux conditions de vie difficiles et aux diverses pénuries endurées par les Irakiens ordinaires. En renversant ses murs, les manifestants qui se sont éclaboussés dans les fontaines et pris en photos sur les pelouses, ont prouvé que l’élite irakienne est plus vulnérable que par le passé face à des manifestations de colère populaire.
Les objectifs déclarés de M. Sadr sont la réforme plutôt que la révolution : il ne veut pas que M. Abadi démissionne, mais que celui-ci désigne un cabinet de technocrates et mette fin au système de quotas par lequel les partis constitués sur une base sectaires ou ethnique imposent leurs représentants indépendamment de leurs capacités. Ceci s’oppose à ce que veulent les partis existants, qui exploitent de vastes systèmes de clientèles et de mécénats. Au moins 8000 des employés de l’État en Irak – certains avancent le chiffre de 25 000 – dépendent de nominations politiques, et sont connus pour leur corruption et leur incompétence.
Le but de M. Sadr peut être de renforcer l’État irakien et de le rendre plus efficace et honnête. Mais la très grande facilité avec laquelle les sadristes et leurs partisans ont pénétré la Zone verte et ont investi le parlement – le tout sans résistance de la part des forces de sécurité – rend L’État encore plus faible et inefficace.
Bien que les sadristes affirment que la plupart des manifestants ne font pas partie de leur mouvement, il semblerait que l’invasion de la zone verte était sous leur contrôle depuis le début. Les cadres du mouvement sadriste ont empêché que les équipements du parlement soient détruits et disent avoir veillé à ce que la chambre parlementaire soit nettoyée à la sortie. La sortie sans actes de pillage et bien encadrée des manifestants le dimanche, illustre combien l’action a été organisée par le mouvement sadriste.
« Les gens disent que si un nouveau gouvernement n’est pas nommé, ils reviendront [pour investir la Zone verte à nouveau], » dit à The Independent un dirigeant sadriste qui ne veut pas que son nom soit publié. Celui-ci estime aussi que les autres partis politiques avaient espéré que les manifestants échapperaient vite à tout contrôle et mettraient à sac la Zone verte, ce qui aurait fourni une excuse aux forces de sécurité irakiennes pour utiliser la force contre les manifestants.
« Les partis espéraient le chaos et que l’armée chasse alors les manifestants, » dit-il. Il ne pense pas que les autres mouvements chiites étaient en mesure d’utiliser leurs milices contre les manifestants qui disposent d’un soutien massif.
La plupart des Irakiens de toutes les classes éprouvent une profonde colère contre une élite dirigeante qui est considérée comme ayant dérobé une grande partie des recettes pétrolières de l’Irak depuis 2003. Le sentiment de crise a été exacerbé par la désintégration de la pléthorique et coûteuse armée irakienne en 2014, quand celle-ci a été défaite par les forces beaucoup moins nombreuses de l’État islamique (Daesh).
Mais l’alarme a aujourd’hui moins à voir avec Daesh qui a perdu du terrain, et plus à voir avec la baisse du prix du pétrole qui a comme conséquence que le gouvernement est en train de manquer d’argent. L’État est de loin le plus grand employeur en Irak et rémunère à titre d’employés ou retraités quelque sept millions de personnes sur une population de 33 millions. Cela coûte 4 milliards de dollars par mois, alors que les revenus générés par le pétrole sont actuellement plus près des 2 milliards dollars.
Le leader sadriste a déclaré que M. Sadr était conscient de la difficulté de réformer l’administration irakienne corrompue. Il dit aussi : « nous ne pouvons pas changer des centaines de directeurs généraux et des milliers de fonctionnaires, mais nous devons bien commencer quelque part. » Il a ajouté que les ministres indépendants pourraient faire pression pour des changements dans les institutions financières importantes comme la Banque centrale, où les responsables étaient souvent des fonctionnaires directement connectés au parti Dawa au pouvoir, bien que leur nomination ait été approuvés par le Parlement en vertu de la constitution irakienne.
M. Sadr, qui vient d’une famille cléricale célèbre pour son opposition à Saddam Hussein, bénéficie d’une très grande popularité parmi les chiites pauvres. Il a conduit sa milice de l’Armée du Mehdi contre l’occupation américaine en 2004, menant deux batailles contre les troupes américaines dans la ville chiite sainte de Najaf, mais il a ensuite dissous son armée sur fond d’accusations d’avoir joué un rôle central dans l’assassiner des sunnites pendant les massacres sectaires de 2006-7 qui ont fait des dizaines de milliers de victimes.
Dans un entretien avec The Independent dans la ville sainte chiite de Najaf en 2013, M. Sadr présageait que « l’avenir proche de l’Irak est sombre », en disant que l’unité et l’indépendance du pays ont été mis en danger par l’hostilité entre sunnites et chiites. Il mettait en garde contre la marginalisation des sunnites et affirmait que le danger était qu’en raison du sectarisme « le peuple irakien ne se désintègre et qu’il soit alors facile pour les puissances extérieures de contrôler le pays ».
Il reste catégoriquement opposé à l’intervention des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Iran, de la Turquie ou lde ’Arabie Saoudite et des États du Golfe, affirmant qu’ils ne font qu’empirer la crise en Irak. Les manifestants qui ont envahi la Zone verte ce week-end ont crié à la fois des slogans anti-américains et anti-iraniens.
M. Sadr apparaît comme politiquement astucieux et prudent dans ce qu’il dit et fait, ce qui est tout à fait contraire à son image en Occident où il a été dépeint il y a quelques années comme « un clerc incendiaire ». Il explique que le problème en Irak est que les Irakiens ont été traumatisés par le dernier demi-siècle et « son cycle constant de violence : Saddam, l’occupation, une guerre après l’autre, la première guerre du Golfe, puis la deuxième guerre du Golfe, puis la guerre d’occupation, la résistance. Tout cela a profondément bouleversé la psychologie des Irakiens ».
Patrick Cockburn est l’auteur de Muqtada : Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and the Struggle for Iraq