Annoncée à Rome le 27 juin, la réconciliation entre Israël et la Turquie semble combler d’aise de nombreux commentateurs. Manifestement ravis, ils ne cachent pas leur joie de voir cette puissance régionale rompre son isolement et se tailler un rôle sur mesure au bénéfice, disent-ils, d’un règlement du conflit israélo-palestinien. Mais que cette lune de miel entre Tel Aviv et Ankara couve de sérieuses désillusions semble leur échapper.
A l’évidence, les Etats-Unis sont les principaux bénéficiaires de ce réalignement d’Ankara sur un agenda qui est le leur. En mettant un terme à la querelle entre ses deux alliés, l’accord renoue les fils de la toile méticuleusement jetée par Washington sur la région. Il met fin à cette anomalie qui voyait, depuis six ans, la principale forteresse de l’OTAN et l’appendice colonial de l’Occident savourer les délices d’une surenchère qui, pour demeurer verbale, n’en était pas moins nuisible aux intérêts de la puissance dominante.
Conformément à la doctrine du « leading from behind », les USA consentent à sous-traiter à leurs relais régionaux le maintien d’une hégémonie devenue économe de ses moyens militaires. Mais ils exigent aussi de leurs affidés un minimum de cohésion face aux forces du mal. C’est désormais chose faite. Pour prix de son ralliement, Erdogan n’a obtenu qu’une indemnisation financière des familles des dix victimes du « Mavi Marmara ». Quand on pense aux diatribes proférées par Ankara contre la « barbarie israélienne » depuis 2010, on peut dire qu’Israël s’en tire à bon compte.
Pour Tel Aviv, l’opération est triplement bénéfique. En gommant ce contentieux, la Turquie ne réintègre pas seulement la normalité atlantiste de la « pax americana ». Elle offre aussi à l’occupant israélien une occasion de se refaire une virginité islamique. Soudain frappée d’inanité, la rhétorique vengeresse d’Ankara contre l’occupant s’est miraculeusement transformée en son contraire. Finis les anathèmes où Erdogan s’étranglait d’indignation devant les crimes sionistes ! On les remplace désormais par des discours lénifiants sur la paix et la coopération.
Mais surtout, place au business ! A Rome, on n’a pas manqué de faire miroiter les perspectives radieuses offertes par les gisements de gaz situés en Méditerranée orientale, dans les eaux territoriales de la Palestine occupée, et dont Israël entend bien s’approprier l’énorme potentiel. Afin d’assurer à cette production gazière des débouchés européens générateurs de profits vertigineux, la Turquie constitue alors une porte d’entrée incontournable, d’autant que sa rupture avec la Russie l’a elle-même privée de sa source d’approvisionnement habituelle.
De ce réalignement turc, qui n’est somme toute qu’un retour à la situation qui prévalait jusqu’en 2010, Israël touche des dividendes considérables sur le plan symbolique, puisqu’un grand pays musulman lui tend la main quasiment pour rien, et sur le plan économique, puisque ce pays lui offre sur un plateau le marché européen des hydrocarbures. Mais il pourrait aussi toucher les dividendes politiques d’une domestication de la résistance palestinienne dont Ankara entend lui fournir le moyen.
Car lors des négociations, la Turquie a effectivement demandé en guise de contrepartie la levée du blocus israélien de Gaza. Accréditant cette fable destinée à faire avaler aux Palestiniens la pilule de la normalisation avec l’occupant, elle a centré sa communication sur cette dimension du futur accord. Mais lorsque le partenaire israélien l’a pulvérisée en plein vol dans la phase finale des négociations, la Turquie s’est pliée au diktat.
C’est dans cette séquence qu’est intervenue la direction du Hamas. Elle n’a sans doute jamais cru à cette chimère. Mais il lui fallait donner le change pour ne pas froisser un protecteur turc vers lequel l’affinité idéologique et la crainte de son isolement l’ont poussée depuis la rupture avec Damas. Au sein de l’organisation palestinienne, la tendance au compromis a pris le dessus sur la tendance d’inspiration iranienne, rétive à des intrigues dont le bénéfice pour la résistance est inexistant. Tranchant dans le vif depuis Doha, Khaled Mechaal a finalement fait part de sa compréhension pour la politique turque et le Hamas a fait son deuil d’une levée du blocus.
Faute d’avoir pu obtenir l’essentiel, Ankara a cependant promis la mise en place d’un dispositif qui constitue la seule nouveauté de l’accord israélo-turc. La Turquie financerait à Gaza la construction d’un port, d’un hôpital et d’une centrale électrique, et elle acheminerait une aide humanitaire massive via le port israélien d’Ashdod. Impuissante à faire lever le blocus sioniste, elle offrirait ainsi, sous le contrôle de l’occupant, des compensations matérielles aux Palestiniens de Gaza. Evidemment, cette initiative en faveur de la population civile se paierait d’une injonction faite à la résistance armée de suspendre ses opérations. Dans un processus qui ressemble à des accords d’Oslo en miniature, la Turquie se proposerait-elle d’amadouer le Hamas, comme les puissances occidentales ont fini par domestiquer l’OLP ?
Bruno Guigue | 29 juin 2016
Haut fonctionnaire d’Etat français, essayiste et politologue, professeur de philosophie dans l’enseignement secondaire et chargé de cours en relations internationales à l’Université de La Réunion. Il est l’auteur de cinq ouvrages, dont « Aux origines du conflit israélo-arabe, L’invisible remords de l’Occident, L’Harmattan, 2002 », et d’une centaine d’articles.
Source : http://arretsurinfo.ch/les-palestiniens-dindons-de-la-farce-turque/
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