Saker US
Cette semaine a été marquée par deux événements majeurs : les États-Unis et la Russie se sont mis d’accord sur un plan commun de coordination militaire en Syrie et le coup d’État manqué en Turquie a été suivi par une purge massive des élites turques.
Syrie
Les Russes n’avaient vraiment pas d’autre choix que d’accepter de travailler avec les États-Unis en Syrie. La manière dont ils l’ont fait est toutefois très élégante : Lavrov et Kerry se sont mis d’accord sur un cessez-le-feu commun à long terme, dont les termes exacts doivent rester secrets, ce qui m’indique que les Russes ont forcé les États-Unis à des concessions que ces derniers ne veulent pas voir divulguées publiquement. Comment savons-nous que ce sont les Russes qui ont forcé les États-Unis à des concessions et non l’inverse ? C’est simple : il n’y a pas eu de fuite dans les médias et les bombardiers russes ont repris leurs opérations avec une intensité renouvelée. Outre cela, il est assez évident, qu’en Syrie du moins, Moscou détient toutes les cartes aujourd’hui et Kerry n’a donc aucun moyen pour faire pression sur la Russie, même s’il le voulait.
Mais le développement principal pour la Syrie est encore le coup d’État en Turquie.
Turquie
Ce qui est arrivé en Turquie est énorme. Tellement grand, en fait, que je soupçonne même que les nombreuses rumeurs sur l’opération sous fausse bannière orchestrée par Erdogan pourraient avoir été lancées par la machine de propagande étasunienne (depuis quand les grands médias discutent-ils de fausse bannière ?). Tout le monde n’a pas gobé la théorie de la fausse bannière, pas Sibel Edmonds et pas M. K. Bhadrakumar. Non seulement les deux rejettent cette théorie, mais ils expliquent aussi en détail le rôle des États-Unis dans ce coup d’État. Je peux seulement ajouter à leur témoignage que j’ai été contacté par plusieurs lecteurs bien informés, habitants de pays voisins de la Turquie, qui m’ont aussi dit qu’au moins une faction à l’intérieur des États-Unis avait eu connaissance à l’avance du coup d’État.
Il y a maintenant des articles selon lesquels la Russie avait été avertie à l’avance et que Poutine a personnellement alerté Erdogan. Je ne republierai pas ici l’article complet de Fars, mais je vous recommande fortement de le lire.
Si tout ce qui précède est vrai, cela pourrait aussi expliquer pourquoi certains ont sincèrement pensé que cela aurait pu être une opération sous fausse bannière. Si les Russes ont vraiment averti Erdogan, alors son meilleur geste aurait été de laisser le coup d’État commencer pour démasquer tous les conspirateurs et leurs sympathisants et ensuite seulement les écraser.
L’ampleur de la purge en Turquie est tout simplement incroyable : Erdogan est clairement engagé dans une campagne massive et brutale pour purger impitoyablement des classes sociales entières qu’il perçoit, probablement à raison, comme hostiles à son règne. Donc, alors que nous pouvons nous réjouir qu’un coup d’État soutenu par les États-Unis ait échoué, nous ne devons nous faire aucune illusion sur qui est maintenant au pouvoir en Turquie : un mégalomane impitoyable et imprévisible à qui il ne faut jamais, jamais faire confiance.
Il y a cependant des raisons objectives pour saluer aussi ces développements.
Tout d’abord, l’armée turque est aujourd’hui décapitée et ne sera pas du tout en condition pour tenter d’écraser la résistance kurde ou, encore moins, d’envahir le nord de la Syrie.
Deuxièmement, Erdogan et Daech vont apparemment entrer en collision (la version turque officielle est qu’ils ont bombardé l’aéroport) et cela signifie que Daech a perdu un soutien essentiel.
Troisièmement, maintenant que la menace turque a été neutralisée pour l’avenir prévisible (au moins 5 ans), la Russie est dans une bien meilleure position pour faire face aux cinglés takfiris en Syrie et à leurs soutiens wahhabites en Arabie saoudite et dans d’autres pays du Golfe.
Quatrièmement, il y a une possibilité non négligeable que la Turquie déclare maintenant ouvertement les USA/OTAN/UE comme ennemis du régime. Non seulement les États-Unis hébergent Gülen, qui est contrôlé par la CIA, mais il s’avère que certains des avions impliqués dans le coup d’État ont décollé d’Incirlik. Considérant qu’Incirlik est administré à la base par les États-Unis, cela signifie que les empreintes digitales des États-Unis sont partout sur le coup d’État. En ce moment, Erdogan est encore trop faible pour défier les États-Unis et l’OTAN, mais s’il réussit à éliminer complètement ses ennemis des centres de pouvoir en Turquie, je pourrais m’attendre à ce qu’il sorte tout simplement de l’OTAN. C’est peu probable, c’est seulement possible, mais si cela arrivait, ce serait une perte énorme pour l’Empire.
Cinquièmement, des discussions intéressantes ont lieu dans le débat public en Russie. Jirinovski, qui est souvent utilisé par le Kremlin pour tâter le terrain sur diverses idées soutenues par ledit Kremlin, suggère maintenant que la Russie pourrait former une alliance militaire trilatérale avec l’Iran et la Turquie. De nouveau, il faudra surmonter d’immenses obstacles avant que quelque chose de ce genre se produise, mais c’est maintenant au moins possible (peut-être pas une alliance, mais une sorte de coopération est probable).
Sixièmement, pour le gouvernement syrien, le coup d’État manqué est littéralement un don de Dieu. Non qu’Assad et Erdogan connaissent jamais une nouvelle lune de miel, mais Assad doit maintenant réaliser que son plus redoutable adversaire a été neutralisé et que cela change totalement la dynamique stratégique de la guerre pour la libération de la Syrie des takfiris. Ajoutez à cela l’accord entre la Russie et les États-Unis qui, quoique non sincère et provisoire, empêche au moins une attaque directe des États-Unis sur la Syrie (comme l’ont exigé 51 cinglés néocons à Foggy Bottom [le siège du ministère américain des Affaires étrangères, NdT]). Ajoutez encore à cela la très réelle possibilité que Trump soit à la Maison Blanche l’an prochain et je suggérerais que, dans l’ensemble, les choses semblent aller beaucoup mieux pour la Syrie qu’elles ne l’étaient il y a seulement quelques semaines.
Septièmement, peu importe ce qui arrivera prochainement, la Turquie dans son ensemble a été considérablement affaiblie par ce coup d’État et la purge qui a suivi. Non seulement cela, mais celui-ci est loin d’être terminé, Edmonds parle même d’une possible seconde vague de coup d’État. Même si cela n’arrive pas, et même si Erdogan reste au pouvoir, les Kurdes affronteront désormais un ennemi très affaibli et décideront peut-être que c’est maintenant ou jamais pour eux d’essayer de se libérer du joug turc. Donc il y a une possibilité très réelle que la Turquie se désagrège tout simplement (de nouveau, possibilité n’équivaut pas à probabilité). Mais puisque nous sommes encore loin de la matérialisation effective de cette possibilité, il est prématuré d’y aller. Cependant, même si elle ne se brise pas, une Turquie très affaiblie est susceptible de devoir accepter le genre de concessions qu’une Turquie puissante n’aurait jamais admises : c’est vrai non seulement pour les Kurdes, mais aussi pour les Russes et les Iraniens. Autrement dit, c’est maintenant le moment idéal pour entamer des négociations intenses et de grande envergure pour forcer la Turquie à devenir un acteur responsable et prévisible dans la région.
Le plus gros problème avec tout cela, c’est bien sûr la montée du genre d’islamisme néo-ottoman que Erdogan a promu pour arriver au pouvoir et qui infecte maintenant de larges segments de la société turque. Il y a maintenant un risque réel que la Turquie emprunte le terrible chemin que l’Algérie a dû parcourir pour affronter le FIS et, plus tard, le GIA (la grande différence étant que le FIS n’a jamais accédé vraiment au pouvoir). C’est pourquoi les islamistes néo-ottomans pratiquent une purge impitoyable à la fois contre les kémalistes laïques et les islamistes gülenistes (une étrange alliance de facto, assurément).
La Russie et l’Iran devront être extrêmement entreprenants et actifs pour essayer de canaliser Erdogan dans une sorte de forme à peu près saine d’islamisme d’État qui ne serve pas de bouillon de culture pour le genre d’horreurs qui ont coûté tant de vies en Algérie. La bonne nouvelle est que la Turquie a certainement le potentiel pour trouver une forme unique d’islam sunnite conservateur qui n’aura pas à chercher son inspiration chez les fous wahhabites de Daech ou les Frères musulmans en Égypte. Peut-être la Tchétchénie sous Kadyrov pourrait-elle, au moins sous certains aspects, inspirer une forme moderne du traditionalisme musulman moderne ?
Encore une fois, le principal problème est Erdogan lui-même. Mais puisqu’il est peu probable que cela change dans un avenir prévisible, tous les pays voisins de la Turquie doivent accepter cette réalité, même si elle est inconfortable, et tenter de tirer le meilleur parti d’une situation radicalement nouvelle.
Pour le moment, nous pouvons raisonnablement supposer qu’Erdogan l’emportera. Si c’est en effet ce qui se produit, il sera bien trop occupé pour traiter des problèmes internationaux importants. Ce qui est certain c’est qu’Erdogan a imposé un état d’urgence de trois mois et qu’il rencontrera Poutine début août. Que Poutine ait sauvé Erdogan, comme certains l’affirment, ou que la Russie l’ait simplement alerté juste avant le coup d’État, il est tout à fait clair qu’Erdogan a maintenant un besoin vital du soutien de Poutine et que celui-ci le sait. Bientôt le monde découvrira ce que Poutine avait exactement à l’esprit lorsque, après que le SU-24 a été abattu, il a annoncé des sanctions contre la Turquie, puis a ajouté : « Одними помидорами вы не отделаетесь » (Vous n’irez pas loin avec seulement des tomates). Il y aura un prix à payer pour Erdogan et celui-ci le sait. Mais Poutine sait aussi qu’il est temps maintenant de négocier avec Erdogan, donc le prix sera important, mais raisonnable. En fin de compte, la Russie et la Turquie ont besoin l’une de l’autre, au moins pour empêcher une nouvelle guerre, qui serait la 13e guerre russo-turque.
The Saker
L’article original est paru sur The Unz Review
Traduit par Diane, vérifié par Wayan, relu par Catherine pour le Saker francophone