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23 novembre 2024

Libye : le projet occidental a échoué, il est temps de mettre les vrais joueurs autour de la table


 

 

Il est indispensable que l’Occident cesse d’essayer de faire danser la Libye sur l’air qu’il s’est choisi et se mette, entre autres, à prendre en considération les plus grandes tribus du pays, celles qui comptent

Fin octobre, Londres a accueilli une réunion internationale destinée à sauver le Conseil présidentiel libyen – l’organe de régulation, à bout de souffle – établi par l’ONU dans le cadre du processus de paix qu’il parraine en vue de remettre la Libye sur pieds.

Pour beaucoup de Libyens, la lutte contre l’EI est une bataille imposée par des pays étrangers qui méconnaissent les vraies questions qui déchirent le pays

Le but premier de cette réunion, parmi lesquels se trouvaient le ministre britannique des Affaires étrangères, Boris Johnson, et le secrétaire d’État américain John Kerry, consistait à tenter de persuader le gouverneur de la Banque centrale de Libye, Sadiq Al-Kebir, de débloquer plus de fonds en faveur du Conseil présidentiel.

Depuis son installation à Tripoli en mars 2016, ce conseil a essuyé de vives critiques, et à plusieurs reprises : il est accusé d’impuissance à résoudre les problèmes auxquels les Libyens ordinaires sont confrontés au quotidien, et l’on n’espère même plus qu’il ramène la sécurité dans la capitale.

Cette réunion servait aussi à essayer d’atténuer les tensions qui ont récemment surgi entre le Conseil présidentiel et certaines des institutions financières nationales libyennes, dont la Banque centrale, mais aussi la Compagnie nationale de pétrole (NOC), qui avaient au départ exprimé leur volonté de coopérer avec cet organe soutenu par la communauté internationale.

Paradoxalement, donc, cette réunion était destinée à arrondir les angles entre les parties prenantes censées appartenir au même camp dans l’interminable conflit libyen.

Insuffler une bouffée d’oxygène à un organe moribond

On aurait pu dire que cette réunion avait tout d’une farce – mais, pour la Lybie, il s’agit bien plutôt d’une tragédie. Se trouvaient là des puissances internationales, dont l’intervention de 2011 en Libye a contribué à faire s’abattre sur ce pays l’une de pires calamités dans l’Afrique du Nord post-Printemps arabe, et qui s’acharnaient désespérément à insuffler une bouffée d’oxygène à un organe moribond, dépourvu de tout pouvoir ou légitimité sur le terrain.

Cette réunion visait à persuader une personnalité, qui n’est plus juridiquement en fonction, de passer par-dessus des lois financières libyennes pour débloquer des fonds en faveur d’une institution dépourvue d’un statut légal légitime

Pas plus tard que le mois dernier, le chef d’un des autres gouvernements rivaux de la Libye a pris le contrôle de plusieurs ministères à Tripoli avec le concours de la propre garde du Conseil présidentiel, qui s’est révoltée parce qu’elle n’est plus payée. En l’état actuel des choses, voici un organe de régulation qui compte pour sa protection sur des milices présentes dans la capitale et qui, par-dessus le marché, risque de se faire dévorer en un clin d’œil par ses propres forces de sécurité.

Pire encore, la communauté internationale ne sait plus à quel saint se vouer pour soutenir un Conseil présidentiel qui ne peut toujours pas se prévaloir de la moindre autorité légale valable à l’intérieur de la Libye. Le conseil et l’accord politique qui l’ont engendré (signé en décembre 2015) n’ont toujours pas été approuvés par le parlement libyen, la Chambre des représentants (dont le mandat a expiré il y a plus d’un an), rejetant absolument ce qu’elle appelle une solution imposée de l’extérieur. En outre, le gouverneur de la Banque centrale participait à cette réunion à Londres, alors que son mandat a expiré en septembre.

Cette rencontre visait à persuader une personnalité – qui n’est plus juridiquement en fonction – de passer par-dessus des lois financières libyennes pour débloquer des fonds en faveur d’une institution dépourvue de statut légal légitime.

Certes, ce conseil a un criant besoin d’argent, c’est indéniable. Les Libyens ont attendu assez longtemps de voir s’améliorer leurs conditions de vie : cela fait des mois que nombre d’entre eux ne touchent pas de salaire en raison d’un sévère manque de liquidités.

Or, le Conseil présidentiel s’y prend si mal qu’il n’est pas près de résoudre les très graves problèmes économiques de la Libye ; on a plutôt l’impression qu’il s’agit essentiellement d’apaiser la colère des populations, à grand renfort d’argent.

Selon Sadiq al-Kebir, la seule stratégie économique du Conseil présidentiel a consisté à demander à la Banque centrale la liquidation d’une partie des réserves libyennes en devises fortes et en or (ce qu’elle ne peut guère se permettre) et de dévaluer le dinar. Acheter la population restera insuffisant, cependant. Comme l’a fait remarquer al-Kebir : « En 2016, nous avons mis des milliards de dinars en circulation et la crise n’est toujours pas résolue ».

Dos au mur

Cette situation, si ridicule, est non seulement symptomatique de la gravité de la crise libyenne, mais elle indique aussi comment la communauté internationale s’est fourvoyée dans une impasse en essayant de remettre de l’ordre dans le chaos de la Libye post-Kadhafi.

La communauté internationale s’est fixée ses propres priorités – d’abord combattre l’EI et réduire l’immigration clandestine – et ensuite seulement œuvrer à élaborer une solution réelle pour le pays. Elle s’est ainsi enfermée dans une impasse : soutenir en vain un vaisseau vide qui n’est pas équipé pour relever les défis actuels. Même le chef du Conseil présidentiel, Fayez al-Sarraj s’est ainsi plaint récemment : « Chaque fois que nous nous réunissons avec les représentants de la communauté internationale, on dirait qu’ils ne sont venus que pour régler ces problèmes-là [la lutte contre le terrorisme et la migration illégale] ».

Comment dès lors s’étonner que ce gouvernement soit ainsi largement discrédité aux yeux des Libyens et que les puissances internationales aient été incapables de changer la réalité du terrain.

Si l’on veut espérer avoir la moindre chance de remettre ce pays debout, il est temps que la Libye et l’Occident tournent la page de la révolution de 2011 et mettent en jeu toutes les parties prenantes qui jouent un rôle prépondérant

De toute évidence, il est urgent de changer d’approche. Ce qui ne signifie pas que la communauté internationale devrait peser en faveur d’un retour au processus de paix de l’ONU ; ni essayer de renégocier un accord politique entre les mêmes figurants, qui ont visiblement fait leur temps.

Ou plutôt, il est grand temps de tourner carrément la page du processus de l’ONU et de mettre en jeu les puissances qui comptent réellement dans le conflit libyen, et ainsi engager un processus de paix valable, avec une chance de redonner à ce pays une certaine stabilité.

Cette nouvelle approche exigera aussi de faire intervenir les tribus les plus grandes du pays, celles qui comptent, et dont beaucoup ont été tenues à l’écart de tout le processus de négociation parce qu’elles sont perçues comme favorables à l’ancien régime. Effectivement, si l’on veut donner à ce pays la moindre chance de se relever, il est temps que Libye et Occident voient plus loin que la révolution de 2011, et mettent en jeu toutes les parties prenantes qui jouent un rôle prépondérant.

Une guerre contre l’EI imposée par l’étranger

Par-dessus tout, cependant, il est indispensable que la communauté internationale s’occupe de la Libye et des Libyens, avec une approche toute différente. Tout au long du processus, elle a fait preuve d’une attitude tyrannique : elle a essayé d’imposer d’en haut ses propres solutions. En octobre 2015 par exemple, quand l’ancien représentant spécial de l’ONU en Libye, Bernardino León, a subitement annoncé la liste des candidats nommés au Conseil présidentiel ; ou encore quand elle s’est décrédibilisée, elle-même et, dans la foulée, les institutions qu’elle soutient, en imposant des sanctions contre quiconque refuse de se conformer à ses diktats.

Loin de faciliter le processus de paix, la communauté internationale s’est, aux yeux de nombreux Libyens, revêtue du manteau d’un maître autoritaire essayant de forcer la Libye à danser sur un air qu’il s’est choisi

Rien d’étonnant par conséquent que les Libyens appellent le Conseil présidentiel « un gouvernement de protectorat »,  et « guerre étrangère » sa guerre contre le groupe État islamique (EI).

Il est remarquable qu’à la différence de l’Irak la lutte contre l’EI en Libye n’a pas suscité l’enthousiasme qu’on aurait pu attendre de la part des populations locales. Non que les Libyens soient favorables à l’EI ; seulement, ils n’ont jamais estimé la lutte contre Daech comme l’une des priorités majeures de la Libye. Ils y voient plutôt une guerre qui leur est imposée de l’étranger et faisant fi des vraies questions qui déchirent leur pays.

Loin de faciliter le processus de paix, la communauté internationale s’est, aux yeux de nombreux Libyens, revêtue du manteau d’un maître autoritaire essayant de forcer la Libye à danser sur l’air qu’il s’est choisi.

Cette dernière conférence de Londres n’a pas fait exception. Voici même comment un membre du Conseil présidentiel, Ali Qatrani, décrit ce sommet de Londres : « il sape les capacités des Libyens et les prive de volontarisme politique ». D’autres ont accusé les puissances internationales d’essayer de spolier les libyens des richesses de leur pays.

Tout cela a entaché l’image du Conseil présidentiel, désormais totalement discrédité. Si cette nouvelle injection de fonds, celle sollicitée lors de la réunion de Londres, permettra certes de lever à court terme quelques obstacles, elle ne suffira guère à faire de ce conseil une institution légitime ou acceptable. Entre-temps, la Libye poursuivra sa déliquescence, ce qui éloignera d’autant la perspective de son rétablissement.

 

Alison Pargeter est experte de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, avec un intérêt particulier pour la Libye, la Tunisie et l’Irak, ainsi que les mouvements islamistes politiques. Elle est associée de recherches principale au Royal United Services Institute (RUSI) et associée principale dans un cabinet-conseil d’importance mondiale, Menas Associates. Ses livres incluent Return to the Shadows: The Muslim Brotherhood and An-Nahda since the Arab Spring (Retour aux ténèbres : les Frères musulmans et Ennahdha depuis le Printemps arabe, Saqi, 2016) ; Libya: The Rise and Fall of Qaddafi (Libye : l’ascension et la chute de Kadhafi, Presse universitaires de Yale, 2012) ; The Muslim Brotherhood: The Burden of Tradition (Les Frères musulmans : le fardeau de la tradition, Saqi, 2010 (édition 2013 actualisée) ; enfin, The New Frontiers of Jihad: Radical Islam in Europe (Les nouvelles frontières du djihad : islam radical en Europe, I.B.Tauris, 2008).

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo. Octobre 2015, manifestation contre le Gouvernement d’union nationale (GNA) sur la place des Martyrs de Tripoli (AFP)

 

Traduction de l’anglais (original) par dominique@macabies.fr.

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