La Révolution des esclaves. Haïti 1763-1803
31 mai 2017
Jean-Pierre Bat 31 mai 2017
L’histoire Atlantique de l’Afrique, du XVIe siècle à nos jours.
Histoire de la révolution d’Haïti #6
Questions à… Bernard Gainot, maître de conférences honoraire de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne qui vient de publier aux éditions Vendémiaire un travail inédit intitulé La Révolution des esclaves. Haïti, 1763-1803.
Que représente la colonie de Saint Domingue dans l’espace Atlantique à la fin du XVIIIe siècle ?
La colonie de Saint-Domingue, c’est la perle des Antilles, le fleuron de l’économie de plantation, qui repose sur trois piliers; la monoculture sucrière, le recours massif à la main d’oeuvre servile, une économie totalement extravertie, qui épuise l’écosystème antillais pour le seul profit des grandes maisons de commerce de la façade européenne atlantique.
Ce système fonctionne selon le principe de l’Exclusif colonial, qui maintient une dépendance stricte. Les productions tropicales sont exportées sans transformations majeures (ce qui interdit le développement d’une activité manufacturière) ; la population locale importe la majeure partie de ses biens de consommation (y compris la subsistance des esclaves). En dépit de quelques aménagements (ouverture de quelques ports au commerce étranger, ébauche de diversification en faveur de quelques produits, toujours commerciaux, comme le café ou le coton) le système est toujours la règle à la fin du XVIIIe siècle.
Dans ce cadre, Saint-Domingue reste sans rivale, elle est bien plus avancée que les colonies semblables relevant d’autres empires Européens. Si on laisse de côté les petites Antilles, qui ne font que reproduire le modèle à leur échelle, on trouve la Jamaïque dans l’Empire britannique, incomplètement mise en valeur et secouée périodiquement par des rebellions massives ; et Cuba dans l’empire espagnol, qui n’est encore qu’une base militaire adossée à des haciendas d’éleveurs.
C’est la partie française de l’île d’Hispaniola qui se présente comme un immense atelier d’esclaves à la veille de la Révolution : 550 000 esclaves y résident, ce qui est un record, dont les deux-tiers sont nés en Afrique. Vers 1790, les migrations forcées intercontinentales représentent annuellement 80 000 individus, un record.
Un deuxième clivage, porteur de forte conflictualité, oppose les 27 000 libres de couleur (sang-mêlés et affranchis), qui équilibrent partiquement les 30 000 Blancs.
En quoi Haïti représente une Révolution dans la Révolution française ?
La Révolution de Saint-Domingue offre plusieurs dimensions narratives et interprétatives.
Elle présente un certain nombre de traits communs avec la Révolution française, outre le fait que la secousse vient de la métropole ; l’Assemblée qui se déclare Nationale en juin 1789 doit-elle admettre une représentation des territoires coloniaux? Et, si oui, dans les limites de quel corps politique ? La couleur de la peau est-elle une de ces limites ? La déclaration des droits de l’homme qui est discutée à partir de juillet 1789 peut-elle s’adresser à « l’universalité du genre humain » tout en faisant l’impasse sur la question de l’esclavage ?
Les assemblées coloniales, qui contrôlent le pouvoir aux colonies depuis 1787, cherchent à verrouiller le débat. Elles réaffirment la suprématie blanche et la défense de l’institution esclavagiste, ferment le territoire colonial à toute influence qui viendrait de métropole.
Mais, en leur sein, s’affrontent les représentants de l’oligarchie des grandes familles de planteurs, et ceux d’une couche moyenne et populaire blanche. Ces « petits blancs » sont les « sans-culottes des tropiques », reprenant une rhétorique radicale et populiste, mais avec des visées explicitement favorables au maintien de la suprématie blanche.
Outre le populisme, la radicalité coloniale est également empreinte d’une grande violence. On retrouve des faits de psychologie collective familiers aux historiens qui travaillent sur la Révolution française, comme la hantise du complot et la crise des subsistances. Ceux-ci s’inscrivent cependant dans un contexte de violence paroxystique, violence maintenue à l’état latent dans la société coloniale, désormais libérée par l’effondrement de l’autorité tutélaire.
Selon les configurations socio-ethniques, et les traditions locales, il n’y a pas un processus révolutionnaire, mais au moins trois, la grande insurrection des ateliers d’esclaves de la Plaine du Nord d’août 1791 n’étant que l’un d’eux. Il y eut également une révolution sudiste, marquée par l’action des propriétaires mulâtres ; et une révolution occidentale, où des rapports plus équilibrés entre groupes socio-ethniques, et des prises d’armes plus précoces, ont fait monter le niveau de complexité et de violence.
Sur quelle bases se fonde l’État d’Haïti à l’aube du XIXe siècle ?
L’abolition de l’esclavage de 1793-1794 unifie provisoirement les différents processus, en modelant le rythme de la révolution coloniale sur celui du centre métropolitain, et en réconciliant la portée des faits (établissement d’un état-civil, ouverture des emplois) et le sens des discours (liberté générale, égalité des couleurs). Mais cette brutale et rapide révolution des choses autour de son axe se produisit dans un contexte militaire, de guerre avec les deux Empires voisins et rivaux, l’Espagnol et le Britannique. Cette internationalisation de la question, sensible à partir de 1793, va considérablement peser sur le processus révolutionnaire lui- même.
Le pouvoir Blanc fracturé et dispersé, les autorités républicaines ne peuvent plus se reposer que sur les officiers de couleur. Ils se constituent en couche dominante, et bientôt exclusive, quoique divisée. L’opposition aux visées restauratrices, et parfois exterminatrices, du corps expéditionnaire envoyé par Bonaparte, en 1802-1803, fait de l’unité des chefs militaires noirs et de couleur la condition de leur survie. Toutefois, le pouvoir qui émerge à l’indépendance n’est pas une république constitutionnelle, c’est une dictature militaire.
En raison du mode passé d’exploitation, mais aussi par suite de l’hostilité des puissances extérieures et des Etats-Unis, la rupture voulue par le nouvel Etat est aussi une fermeture au monde.
Le lien entre insurrection et indépendance étant particulièrement complexe, toute présentation univoque ne peut être que mystificatrice.
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Autres épisodes de la série :
Cuba, une révolution africaine : la Havane-Brazzaville #1
Les voix africaines de la géopolitique castriste #2
Africains et révolution Atlantique #3
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