« Au Venezuela, le pouvoir par tous les moyens »
Loin de l’image de jeunes pacifistes réprimés, le Venezuela affronte un mouvement organisé et violent de déstabilisation, témoigne notre reporter. Mais la réplique de l’Etat peine à ramener la concorde. Reportage.
Ce 13 mai, tandis que des pneus crament sur la chaussée, une foule d’opposants au président Nicolás Maduro stationne sur la place Francia du quartier bourgeois d’Altamira (est de Caracas). «J’ai 57 ans, j’ai connu diverses présidences et, bien qu’il y ait toujours eu de la pauvreté et de l’insécurité, il y avait une bonne qualité de vie, nous explique une femme élégante. Hélas, depuis [Hugo] Chávez, la situation a bien changé…» Perplexe, elle fixe l’épais nuage de fumée qui s’élève à proximité: «Des jeunes ont monté une barricade, la Garde nationale est arrivée et il y a eu une grande confusion.
Un autobus a été incendié, mais cela n’a pas été provoqué par les manifestants, il a brûlé (elle cherche ses mots)… spontanément.» Autour d’elle, la paranoïa rôde, instillée depuis des lustres par les médias: «Ce sont des colectivos infiltrés qui ont fait ça.» Les supposés paramilitaires du «régime», systématiquement accusés de tous les maux. Notre interlocutrice, elle, nous fixe avec gentillesse: «Vous êtes seul? Faites attention, il y a des délinquants qui pourraient vous voler vos appareils photos.»
Casqués, cagoulés, agressifs, ceux qu’elle évoque à demi-mot s’activent autour de la carcasse métallique du bus calciné qu’ils dépècent pour le transformer en nouvelles barricades. Recueilli par la police municipale du quartier de Chacao, le chauffeur du véhicule exposera les faits: ce sont bien six voyous qui, au nom de la lutte contre le «chavisme», ont incendié son outil de travail après l’avoir séquestré et détourné de son trajet.
Trois ans d’émeutes
A la mort de Chávez, dans le but de neutraliser définitivement la révolution bolivarienne, les radicaux de la Table d’opposition démocratique (MUD) ont entrepris d’empêcher Maduro, élu démocratiquement, de consolider son pouvoir. Jouissant d’un fort appui international – un décret de Barack Obama faisant du Venezuela «une menace pour la sécurité nationale des Etats-Unis» et l’arrivée à la tête de l’Organisation des Etats américains (OEA) d’un inconditionnel de Washington, l’Uruguayen Luis Almagro –, ils ont lancé une offensive de guérilla urbaine en 2014 sous le nom explicite de la Salida (la sortie) et, en l’absence de résultat tangible (hormis 43 morts et plus de 800 blessés!), accentué une «guerre économique» destinée à déstabiliser le pays. Cette fois avec un succès certain. Durement affectée par les pénuries sciemment organisées d’aliments, de médicaments et de produits de première nécessité, une partie des électeurs du «chavisme» a sanctionné le pouvoir, rendu responsable du chaos, en permettant, plus par abstention que par adhésion, une victoire de l’opposition lors des législatives de décembre 2015.
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Lors de son installation à l’Assemblée, le 5 janvier 2016, la MUD, désormais majoritaire, n’annonce qu’un seul et unique objectif, fort peu respectueux de la Constitution: renverser Maduro en six mois! Et se met immédiatement dans l’illégalité (qui perdure aujourd’hui) en incorporant trois députés dont l’élection a été entachée de fraudes dans l’Etat d’Amazonas. Ce qui a amené le Tribunal suprême de justice (TSJ) à invalider toutes ses décisions et même, fin mars 2017, à prétendre assumer les fonctions législatives, avant de faire machine arrière pour mettre un terme aux accusations d’«auto-coup d’Etat». Bref, depuis maintenant trois ans, pouvoir et opposition se rendent coup pour coup.De sorte que, en torpillant le 6 décembre 2016 un éphémère dialogue entamé sous les auspices de l’Union des nations sud-américaines (Unasur) et du Vatican, l’opposition a réaffirmé sa volonté d’éjecter le chef de l’Etat, soit en imposant, sans aucune base légale, des élections présidentielles anticipées, soit en le renversant purement et simplement à travers d’incessantes «manifestations pacifiques». Qui, depuis le 4 avril 2017, ont fait entre soixante-cinq et quatre-vingts morts. Dues à une «répression féroce» si l’on en croit la plupart des médias.
L’arrivée des combattants
Chaque jour ou presque, dans l’est de Caracas, de quelques centaines de personnes à plusieurs dizaines de milliers de manifestants, selon les cas, prennent la rue. Selon un scénario immuable, de 10h à 14h, ils défilent en ordre en scandant «liberté!» et en traitant Maduro d’«assassin». Aucune force de l’ordre gouvernementale ne s’oppose à leur progression.
En début d’après-midi, le ton change. Des dizaines d’«encapuchados» (individus masqués) équipés de casques, de masques à gaz, de boucliers décorés de motifs rappelant les croisades, de gants de chantier, de cocktails Molotov et d’armes improvisées, hérissent les carrefours de barricades, de camions confisqués à leur conducteur sous la menace, brûlent des pneus et des détritus, puis prennent la tête du cortège en direction d’un endroit non autorisé – Ministère de l’intérieur, Conseil national électoral (CNE), TSJ, etc.
Entourés de caméras, les leaders surgissent, María Corina Machado, bras et index impératifs tendus vers l’ouest – «la fin de ce gouvernement corrompu approche grâce à l’héroïsme du peuple vénézuélien qui, quoi qu’il en coûte, ne doit pas se laisser arrêter!» –, Henrique Capriles Radonski, les yeux hallucinés (il ne s’agit pas d’une image), lesquels chauffent les troupes avant, prudemment, de se retirer. La production de «victimes de la répression» bat dès lors son plein.
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C’est alors que commencent les affrontements et que, systématiquement, les meneurs entraînent une partie de la «manif» sur l’autopista Francisco Fajardo – l’autoroute à six voies qui, d’est en ouest, traverse la capitale. Les «pacifiques» restant en retrait tout en poussant des hurlements et en applaudissant, les «combattants» provoquent les gardes nationaux (GN), lesquels finissent par intervenir pour dégager la voie, à coups de grenades lacrymogènes et de canons à eau. Tout comme les fonctionnaires de la Police nationale bolivarienne (PNB), et sur ordre du chef de l’Etat, lors des opérations de maintien de l’ordre, ils n’ont pas le droit de porter d’armes à feu.Tandis que, pestant contre «la dictature», le gros de la foule reflue entre yeux larmoyants et quintes de toux, des groupes stratégiquement coordonnés s’éparpillent dans les rues avoisinantes qu’ils transforment en terrain de guérilla. La production de «victimes de la répression» bat dès lors son plein.
Morts dans les deux camps
Le 31 mai, un rapport du «défenseur du peuple» Tarek William Saab a révélé que, sur soixante-cinq victimes, cinquante-deux sont mortes dans le contexte des manifestations et treize lors de pillages et autres actes de vandalisme. Trois décès mettent en cause des effectifs de la GN, deux la PNB, cinq les polices des Etats de Carabobo, du Táchira, du Bolivar, et un la police municipale de Sucre (quartier de Caracas dirigé par l’opposition). Pour ces faits, dans le cadre de l’Etat de droit, trente-cinq membres des forces de l’ordre ont été mis en examen ou sont recherchés.
Mais qui a tué un garde national et deux policiers de l’Etat de Carabobo? Les cinq personnes qui se sont fracassées contre une barricade et les deux autres assassinées en tentant de franchir les obstacles érigés par des manifestants? Le juge Nelson Moncada Gómez, exécuté de plusieurs balles alors qu’il tentait d’éviter un barrage? Les victimes des «chopos», armes artisanales utilisant des billes de métal ou de verre comme munitions? La vingtaine de personnes qui se trouvaient malencontreusement «à proximité» des manifestations? Les trois «chavistes» pris pour cible depuis un immeuble? Qui a blessé par armes à feu et explosifs six policiers et vingt-deux gardes nationaux?
Tirs «amis»
Plus de 1100 blessés (dont 340 membres des forces de l’ordre)… Avec, certes, une part d’accidents et de ce qu’on appellerait en termes militaires de «tirs amis». Le 31 mai, lors de l’attaque extrêmement violente de la base militaire de La Carlota (Caracas), que nous suivons «en première ligne», il nous est donné d’observer: un excité enflammer ses vêtements et se brûler grièvement avec son propre cocktail Molotov; un individu ramasser une grenade lacrymogène et la relancer maladroitement… sur ses amis; le servant d’un bazooka improvisé se faire huer et insulter pour avoir expédié son projectile quasiment sur les opposants; l’utilisateur d’un lance-pierres propulser ses billes métalliques d’une distance telle qu’il a autant de chance d’atteindre les gardes nationaux que les enragés en train de les affronter…
Mais l’explication d’un tel bilan va bien au-delà. Dans le recrutement criminel de bandes de délinquants équipés et rétribués pour semer le chaos. Des bandes armées qui pillent et saccagent. Qui rançonnent les habitants des quartiers «occupés» sous prétexte qu’ils «luttent pour la liberté». Qui, le 22 mai, jour de la «marche pour la santé», incendient des dépôts de médicaments et des centres médicaux! Qui, le 20 mai, à Altamira, l’accusant d’être «chaviste», lynchent le jeune Orlando Figuera, le lardent de coups de couteaux, l’arrosent d’essence et y mettent le feu (il mourra le 3 juin).
La Colombie jouant désormais le rôle de la Turquie dans le conflit syrien, francs-tireurs et paramilitaires colombiens (mais aussi vénézuéliens), bras armé de la restauration néolibérale, opèrent dans les Etats de Carabobo, Táchira et Mérida. A Barinas, durant un Premier mai de terreur, les bandes criminelles de l’«opposition démocratique» ont imposé un véritable état de siège, attaqué et mis à sac une centaine de commerces, une trentaine d’institutions publiques et laissé quatre morts sur le terrain.
L’issue par une Constituante?
Pour sortir de l’impasse, Maduro a annoncé la convocation d’une Assemblée nationale constituante (ANC, lire ci-dessous). Alors qu’elle réclamait des élections, la MUD ne veut pourtant pas en entendre parler. Dans tout le Venezuela, y compris au sein du «chavisme critique», dont émerge depuis peu la figure de la procureure générale de la République Luisa Ortega, le débat fait rage. Ex-ministre de l’Economie, le chercheur Luis Salas réfléchit à haute voix: «Le gouvernement a une proposition, qui est discutable, qui ne recueille pas le consensus de tous les Vénézuéliens, mais il a une proposition. Quelle est celle de la droite?» Les faits parlent d’eux-mêmes: déchaîner la violence pour renverser Maduro.
«L’opposition n’est pas intéressée par le dialogue»
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L’ambassadeur vénézuélien César Méndez a convié la presse jeudi à Berne pour tenter de corriger l’image d’Etat répressif que les affrontements entre policiers et émeutiers diffusent depuis deux mois (lire ci-dessus). A l’appui de sa version des faits, des images de manifestants munis de cocktails Molotov, de bazookas artisanaux voire d’armes à feu, s’en prenant parfois à de prétendus chavistes ou à des policiers, ont été diffusées devant un maigre parterre de journalistes. Plus que la version de Caracas sur les violences, c’est la procédure constitutionnelle qui a retenu l’attention.Pourquoi avoir convoqué cette constituante?
César Méndez: Le président Nicolas Maduro, qu’on essaie de présenter en dictateur, a décidé de redonner l’exercice de tous les pouvoirs au peuple. Il s’agit d’approfondir la démocratie pour sortir de la crise. L’opposition refuse toutes nos propositions de dialogue. A chaque fois, ils ont une excuse. Ils voulaient des médiateurs internationaux, ceux-ci sont venus: Jose Luis Zapatero, Leonel Fernandez, etc. Ils ont voulu l’Unasur, l’Unasur a envoyé un représentant. Ils ont voulu le Pape, son envoyé est venu! Et à chaque fois, l’opposition se retire. Son plan n’est pas de résoudre les problèmes mais de les aggraver pour justifier le renversement de Nicolas Maduro. C’est une vieille pratique. Le putsch éphémère de 2002 et le sabotage pétrolier de 2003 sont les prémisses du golpe blando (coup doux) actuel, où l’oligarchie provoque les pénuries et paie des mercenaires pour créer le chaos.
Pour la première fois, une élection sera partiellement réalisée par secteurs sociaux. Pourquoi changer les règles alors que le climat de confrontation sociale est à son comble?
Les règles ne changent pas, le vote sera conforme aux principes du suffrage universel direct et secret. Nous voulons une assemblée représentative de tous les secteurs de la société, une assemblée de citoyens pas des partis. Ensuite, le texte issu de la Constituante sera soumis aux urnes.
Il y a des craintes quant à la possibilité de chaque Vénézuélien de se présenter librement dans ce scrutin sectoriel.
Tout le monde peut voter et présenter une pré-candidature dans son secteur. Seul prérequis: obtenir le soutien de 3% de son corps électoral. Nous avons déjà plus de 50000 pré-candidats!
Pensez-vous que l’opposition va participer?
C’est dans son intérêt. Le problème est qu’une partie n’a pas pour but de remporter des élections mais de faire chuter le gouvernement de façon extra-constitutionnelle. Elle aurait ainsi les mains libres pour casser les contrats pétroliers en vigueur et donner nos richesses à ceux qui l’ont financée. Ce dont je suis sûr, c’est que la participation des Vénézuéliens sera massive.
Propos recueillis par BENITO PEREZ
Une Assemblée constituante pour sortir de la crise?
Le projet d’Assemblée constitutionnelle (AC) prend forme. Annoncé le 1er Mai par le président Nicolas Maduro, le scrutin se tiendra le 30 juillet. Il doit désigner 545 constituants, dont 364 choisis au sein de circonscriptions territoriales (huit pour les territoires indigènes, sept pour la capitale, deux par chef-lieu provincial et un par commune). Originalité du scrutin: le restant des constituants – 181 personnes – sera élu au sein de «huit secteurs de la société»: travailleurs, paysans et pêcheurs, étudiants, personnes vivant avec un handicap, peuples indigènes, retraités, employeurs, conseils communaux. Un processus qui respectera le «vote universel, direct et secret», assure la Commission nationale électorale (CNE).
L’opposition ne reconnaît toutefois pas ce processus qu’elle juge anticonstitutionnel. Dès le 31 mai, les citoyens à l’exception des personnes exerçant une charge publique ont été invités à faire acte de candidature sur Internet. Une démarche qui implique de récolter d’ici au 10 juin le soutien de 3 % de son corps électoral.
«Le choix est clair, entre la Constituante ou la guarimba (émeute); le vote ou les balles», a prévenu M. Maduro. Le président souhaite que l’AC, plénipotentiaire, s’installe 72 heures après la proclamation des résultats dans l’enceinte du parlement, unique pouvoir contrôlé par l’opposition actuellement bloqué par la Justice, qu’elle remplacerait de fait.
«Assemblée frauduleuse»
Le gouvernement estime que la représentativité de la nouvelle AC est assurée. Chaque élu sectoriel doit s’appuyer sur un socle minimal de 83 000 électeurs, le nombre d’élus dépendant du total de personnes inscrites dans chaque cercle électoral, qui peut être subdivisé en sous-secteurs. Le groupe des travailleurs, le plus important en nombre, comprendra 79 élus de neufs branches (banque et commerce, pétrole, social, etc.). Le président a, en outre, assuré que le texte produit par la Constituante serait soumis à référendum.
Du côté de l’opposition, on assure que cette opération a pour seul but d’éviter des élections anticipées classiques où les sondages annonceraient une lourde défaite du parti au pouvoir. Les responsables de la Mesa de Unidad Democratica (MUD) n’entendent donc pas postuler à cette «assemblée frauduleuse». Outre la contestation du droit de M. Maduro à convoquer une Constituante – qui divise les juristes –, ils critiquent des circonscriptions faisant la part trop belle aux zones rurales, dominées par le chavisme. Surtout, ils estiment que la création des huit «secteurs sociaux» permettra aux autorités électorales, jugées progouvernementales, de trafiquer le corps électoral ou de bloquer des candidatures1.
Risque d’explosion
Moins radical, un troisième secteur issu de la gauche se montre également critique avec le projet de M. Maduro. Incarnée notamment par le professeur de sociologie Edgardo Lander, la Plateforme citoyenne en défense de la Constitution exige, qu’avant de les réformer, l’on applique d’abord les normes existantes. Cette initiative qui rassemble plusieurs anciens ministres d’Hugo Chávez dénonce en particulier le report d’un an des élections régionales, prévues en décembre dernier, et accuse le pouvoir d’avoir empêché la tenue d’un référendum révocatoire en 2016, qui aurait pu ouvrir la voie à une nouvelle élection présidentielle.
Inquiète face aux dérapages répétés des forces de l’ordre, la Plateforme admet que la faute en revient aussi aux secteurs radicaux de l’opposition et aux ingérences étrangères. Cela dit, ce secteur du «chavisme critique» invite le gouvernement à faire son auto-critique quant aux causes du réel mécontentement populaire, qu’on ne peut réduire à des manipulations politiques.
Or, selon M. Lander, le processus risque surtout de jeter de l’huile sur le feu. «Grâce à une ingénierie électorale, on va tenter de transformer la minorité actuelle qui soutient le gouvernement en majorité constituante», accuse le sociologue, qui pointe en particulier le découpage électoral. Une manœuvre qui pourrait interdire toute sortie institutionnelle à la crise, renforçant le risque d’un embrasement généralisé. BPZ
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Maurice Lemoine
Ce dossier aurait dû être complété par une interview de Julio Borges, le leader de l’opposition au parlement. Malgré les engagements pris et répétés depuis une semaine, cet entretien n’a malheureusement pas pu avoir lieu pour une raison indépendante de notre volonté.
Photo: L’émeute se propage dans les quartiers avoisinants, ici Los Rosales.PHOTOS MAURICE LEMOINE
source: https://www.lecourrier.ch/150129/au_venezuela_le_pouvoir_par_tous_les_moyens