Gideon Levy) En Israël, lorsqu’un policier tue un manifestant il ne s’agit que d’une histoire marginale… lorsque la victime est Arabe. Imaginons que le manifestant qui a été abattu d’un coup de fusil par un garde de sécurité ait été un Juif. Imaginons qu’il ait été un utraorthodoxe (Haredi) ou quelqu’un d’origine éthiopienne, voire – tentons de l’imaginer – un colon. Cela est difficile à concevoir car de telles choses sont extrêmement rares, mais le degré d’indignation provoquée resterait étroitement dépendant du rang ethno-politique de la victime: si la victime était Ethiopienne, l’indignation aurait été moindre; s’il s’agissait d’un Haredi elle le serait davantage; mais si un colon avait été abattu par les forces de sécurité cela aurait provoqué un soulèvement armé.

Mais Mohammed Taha [qui a été tué dans la soirée du lundi 5 juin à l’entrée du poste de police de Kafr Qassem et dont les funérailles ont lieu le 6 juin en présence de milliers de personnes] avait la malchance de n’être né ni colon, ni Haredi, ni même juif éthiopien. Il était est né Arabe. La malédiction d’être né Arabe l’a marqué aussi bien dans sa vie que dans sa mort. C’est parce qu’il est né Arabe que sa mort a été gommée par les médias israéliens et que son assassinat n’a pas été considéré comme une tragédie. Mardi 6 juin, la presse a estimé que l’enseignant qui étreignait ses élèves de manière inappropriée dans une école de Tel-Aviv constituait une histoire plus intéressante puisque cela concernait nos précieux et tendres enfants [une polémique a été répercutée dans la presse à propos du comportement inadéquat d’un enseignant de Rishon Letzion, ville se situant au sud de Tel-Aviv, qui aurait embrassé de manière «paternelle» ou non une élève de 12 ans]. Les citoyens arabes nous sont bien moins précieux. C’est la raison pour laquelle l’assassinat d’un manifestant arabe a été marginalisé. Il est difficile de le croire. Mais qu’un policier tue un manifestant palestinien est considéré comme une histoire négligeable simplement parce que la personne tuée était Arabe.

C’est vraiment une coïncidence incroyable – une concomitance aussi incroyable que «l’assassinat [le 4 novembre 1995 par un jeune juif orthodoxe] de Yitzhak Rabin se serait produit sur la place Rabin» [en réalité il s’agissait de la place des Rois d’Israël rebaptisée place Rabin] – que les manifestants abattus en Israël soient presque toujours des Arabes. Les treize victimes en octobre 2000 étaient des Arabes [1]. Yakoub Abou-al-Kiyan, tué en janvier à Umm al-Hiram dans le Négev, était un Bédouin arabe [voir l’article publié sur ce site en date du 31 janvier 2017]. Mohammed Taha était lui aussi Arabe. C’est sans doute par un pur hasard si, d’après les chiffres du centre Mossawa Advocacy pour les citoyens arabes d’Israël, 55 citoyens arabes ont été tués par les forces de sécurité et des civils israéliens depuis octobre 2000. Nouf Iqab Enfeat, l’adolescente de quinze ans tuée près de Mevo Dotan [colonie en Cisjordanie] par des soldats la semaine dernière alors qu’elle fuyait, était également Arabe, comme toutes les filles armées de ciseaux et des garçons armés de couteaux que les forces de sécurité ont abattus sans raison.

C’est sans doute une coïncidence malheureuse que ce soit à chaque fois des Arabes qui aient été tués. Mais en réalité aucun garde de sécurité israélien ne tirerait sur un manifestant juif devant un poste de sécurité simplement parce qu’il «avait un regard de tueur». Les Israéliens ont une tendance innée à percevoir des criminels chaque fois qu’ils voient des Arabes. C’est la raison pour laquelle ils tirent et les tuent. Les Arabes abattus ont tous été tués non pas parce qu’ils manifestaient, jetaient des pierres, incendiaient des voitures de police ou tentaient de poignarder un soldat : ils ont surtout été tués parce qu’ils étaient Arabes. Sinon ils n’auraient pas été tués avec cette facilité si consternante.

Ce n’est pas non plus une coïncidence si ces tueurs subissent si rarement les conséquences de leur crime ; certains deviennent même les héros du moment. « Nous n’abandonnerons pas le tireur », déclarait la police ce mercredi 7 juin. Le tireur est déjà transformé en une victime qui ne doit pas être abandonnée, même avant l’enquête qui ne sera jamais lancée. Mais il ne s’agit pas uniquement du destin de l’homme abattu ni du terrible mépris pour les vies arabes, qui sont les moins chères en Israël. Ce qui est choquant dans toute cette affaire est qu’à cause de ce racisme personne ne voit le danger que court la démocratie. A cause de notre racisme, personne n’imagine que des officiers de police et des gardes de sécurité qui abattent un manifestant arabe pourraient un jour agir de la même manière avec un manifestant juif. Ou peut-être le racisme est-il si profondément ancré que cela pourrait ne jamais arriver, et que la démocratie restera réservée aux seuls Juifs dans un Etat non démocratique.

La police israélienne aurait dû prendre des précautions particulières à Kafr Qasem [où a été tué Mohammed Taha]. L’Etat d’Israël devrait baisser la tête de honte et de culpabilité lorsqu’il est question de cette ville. En effet, il y a soixante ans, 46 résidents, dont 9 femmes et 17 enfants et adolescents, ont été massacrés par cette même force de police ; depuis longtemps l’Etat aurait dû demander pardon, et la police aurait dû se soucier encore plus pour la sécurité des résidents que dans d’autres villes.

Au lieu de cela, il y a eu un mini-massacre à Kafr Qasem, cette fois une seule personne a été tuée. Admettons au moins que cela n’aurait jamais pu arriver à un Juif. Ce seul constat en dit suffisamment. (Article publié dans le quotidien Haaretz, le 7 juin 2017 ; traduction A l’Encontre)

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[1] En septembre 2000, Ariel Sharon se rend sur l’esplanade des Mosquées. Une provocation méditée. Les Palestiniens vont multiplier les manifestations de protestation. Les forces de répression israéliennes vont les réprimer, en faisant des centaines de blessés et en tuant 15 manifestants. Le symbole de cette terrible répression fut l’assassinat d’un enfant âgé de 12 ans que son père tentait de protéger. Son nom : Mohammed al-Durah. Dans ce contexte qui marque le début de la seconde Intifada, les dites forces de sécurité israéliennes n’ont pas hésité à assassiner 13 Arabes israéliens. (Réd. A l’Encontre)

Photo: Funérailles le 6 juin à Kafr Qasem de Mohammed Taha

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10 juin 1967 – 10 juin 2017: cinquante ans d’occupation israélienne

(Daniel Barenboim) La politique internationale est actuellement dominée par des sujets tels que la crise de l’euro et des réfugiés, le repli sur soi des Etats-Unis de Trump, la guerre en Syrie et le combat contre le fanatisme islamiste. Un sujet pourtant quasi omniprésent jusqu’à la moitié de la première décennie du nouveau siècle s’est toujours plus éloigné des journaux télévisés et ainsi de la conscience de la population : le conflit au Proche-Orient. Depuis des décennies, le conflit entre les Israéliens et les Palestiniens fut un sujet durable et sa résolution une priorité de la politique américaine et européenne. Après de nombreux échecs lors des dernières tentatives de solution, une sorte de statu quo s’est installée. Le conflit est considéré comme bloqué, avec un certain malaise, mais aussi de la perplexité et une forme de désillusion.

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Daniel Barenboim avec l’orchestre Divan occidental-oriental

Daniel Barenboim avec l’orchestre Divan occidental-oriental

Ceci est d’autant plus tragique que les fronts continuent de s’endurcir, la situation des Palestiniens continue de se détériorer fortement, et même le meilleur des optimistes suppose que le gouvernement américain actuel ne s’impliquera pas dans le conflit de la façon la plus pertinente. Ce qui est particulièrement tragique, c’est que nous commémorons cette année et l’année prochaine deux dates tristes, spécialement pour les Palestiniens. En 2018, ce sera les 70 ans de « Al-Nakba », ce que les Palestiniens appellent la « Catastrophe », c’est-à-dire l’expulsion de plus de 700’000 Palestiniens du territoire placé sous l’ancien mandat britannique, la Palestine, en conséquence directe du plan de partage de la Palestine et de la création de l’Etat d’Israël, le 14 mai 1948. Al-Nakba dure, car plus de 5 millions de descendants directs des expulsés palestiniens vivent encore en exil forcé.

Et cette année, le 10 juin 2017, nous commémorons 50 ans d’occupation israélienne durable du territoire palestinien, un état de fait moral insupportable. Même ceux qui pensaient que la guerre des Six Jours se terminant à cette date fut nécessaire pour la défense d’Israël ne peuvent pas nier que l’occupation et ses conséquences représentent une catastrophe absolue. Non seulement pour les Palestiniens, mais également pour les Israéliens, d’un point de vue stratégique et éthique.

Un demi-siècle est ainsi passé et jamais la solution n’a paru si éloignée. Personne ne peut s’attendre à ce qu’un jeune Palestinien et un jeune Israélien se tendent la main. Et bien que le sujet, comme dit précédemment, ne soit pas très « populaire » : important, oui, il reste existentiel. Pour le peuple de la Palestine et pour Israël, pour l’ensemble du Proche-Orient, pour le monde entier.

C’est pourquoi j’appelle aujourd’hui, pour les 50 ans de l’occupation, l’Allemagne et l’Europe à remettre la priorité sur la solution à ce conflit. Un conflit qui n’est pas politique, mais la conviction profonde de deux peuples d’avoir un droit sur le même petit morceau de terre. Si l’Europe s’exprime en disant qu’il faut plus de force et d’indépendance, alors cette force et cette indépendance appartiennent à la revendication explicite à la fin de l’occupation et la reconnaissance de l’Etat palestinien.

En tant que juif vivant depuis plus de vingt-cinq ans à Berlin, je dispose d’une perspective particulière sur la responsabilité historique de l’Allemagne dans ce conflit. J’ai la liberté et le bonheur de pouvoir vivre en Allemagne, parce que les Allemands ont interrogé leur passé et l’ont travaillé. Bien sûr, il y a aussi dans l’Allemagne actuelle des tendances inquiétantes à l’extrême droite que nous devons combattre. Mais dans l’ensemble, la société allemande depuis 1945 s’est transformée en une société tolérante, libre et consciente de sa responsabilité humanitaire.

L’Allemagne et Israël ont évidemment établi des relations stables ; l’Allemagne s’est toujours ressentie, avec raison, comme une obligée envers Israël. Mais je dois aller plus loin : car l’Allemagne a également une obligation particulière envers les Palestiniens. Sans l’Holocauste, il n’y aurait jamais eu de partage de la Palestine, ni la Nakba [1948], ni la guerre de 1967, ni l’occupation. Dans les faits, il ne s’agit pas seulement d’une responsabilité allemande, mais européenne, car l’antisémitisme était un phénomène présent dans toute l’Europe, et les Palestiniens souffrent directement aujourd’hui des conséquences directes de cet antisémitisme, bien qu’en aucune mesure ils en soient eux-mêmes les responsables.

Il est absolument nécessaire que l’Allemagne et l’Europe assument leur responsabilité envers le peuple palestinien. Cela ne signifie pas que des mesures doivent être prises contre Israël, mais à l’inverse des mesures doivent être prises pour les Palestiniens. L’occupation en cours [1] est inacceptable à la fois moralement et stratégiquement, et elle doit s’arrêter. Jusqu’à présent, le monde n’a rien fait de significatif dans ce but, mais l’Allemagne et l’Europe doivent exiger la fin de l’occupation et le respect des frontières antérieure à 1967. Il faut favoriser la solution à deux Etats afin que la Palestine soit enfin reconnue comme un Etat indépendant. Une solution juste doit être trouvée sur la question des réfugiés. Le droit au retour des Palestiniens doit être reconnu, leur installation concrétisée en concertation avec Israël. La juste répartition des ressources et la garantie de droits humains fondamentaux et des droits civils des Palestiniens doivent devenir réalité. C’est la mission de l’Europe, en particulier dans un ordre mondial en mutation.

Cinquante ans après le 10 juin 1967, nous sommes peut-être loin d’une solution au conflit israélo-palestinien. Mais si l’Allemagne et l’Europe commencent aujourd’hui à accepter leurs responsabilités historiques et à prendre des mesures en faveur des Palestiniens, alors peut-être pourrons-nous empêcher que n’arrive le 100e «anniversaire» de l’occupation israélienne des Territoires palestiniens, 50 ans après juin 2017, avec une situation qui n’aurait en rien changé. (Texte original publié sur le site de Daniel Barenboim en anglais pour le 10 juin 2017, traduit par El Pais du 12 juin, par Libération, texte édité par Rédaction A l’Encontre)

Daniel Barenboim, né en 1942 à Buenos Aires dans une famille juive d’origine russe. Il a étudié le piano avec son père et a commencé sa carrière de pianiste à Buenos Aires, puis à Vienne. Sa famille s’est établie en Israël en 1950. Il a très jeune «travaillé» avec Igor Markevich et à l’âge de 11 ans il joua dans l’orchestre philharmonique de Berlin. Depuis lors, sa carrière s’est affirmée à l’échelle internationale, aussi bien comme pianiste que comme chef d’orchestre, ou directeur de master classes. En 1999, il a donné un récital à l’Université de Birzeit à Ramallah. Dans la foulée, il a mis sur pied l’orchestre du Divan occidental-oriental réunissant des musiciens israéliens, arabes et palestiniens. (Réd. A l’Encontre)

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[1] L’AFP, le 13 juin 2017, indique que le gouvernement israélien a avalisé le plus grand nombre de projets de colonisation dans les Territoires palestiniens depuis 1992. Le ministre de la Défense du gouvernement Netanyahou, Avidgor Lieberman, n’a pas manqué de s’en féliciter. Les chiffres dévoilés par le ministre de la Défense sont similaires à ceux publiés la semaine dernière par l’ONG israélienne anticolonisation La Paix maintenant. Celle-ci avait affirmé que 7.721 unités de colonisation ont progressé d’une manière ou d’une autre cette année, soit le triple de ce qui avait été enregistré en 2016. La semaine passée, 3000 plans de constructions ont reçu une «acceptation intermédiaire», autrement dit sont en voie de pouvoir être réalisées. Pour rappel, plus de 600’000 Israéliens sont installés dans les Territoires occupés. Netanyahou a annoncé, à l’occasion de la venue en Israël de la représentante des Etats-Unis à l’ONU, Nikki Haley, qu’il fallait dissoudre l’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East – Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient). Comme l’indique l’AFP : «Cet organisme gère des centaines d’écoles accueillant des enfants palestiniens dans la bande de Gaza, en Cisjordanie occupée et à Jérusalem-Est annexée ainsi qu’au Liban, en Jordanie et en Syrie. L’UNRWA distribue de l’aide et a ouvert des centres de formation d’enseignants, des dispensaires et offre des services sociaux.» La politique du «Grand Israël» reste un axe du gouvernement Netanyahou et est promue pratiquement. Un secteur actif des colons, représentés au sein du gouvernement, prône la réalisation de projet messianico-religieux intégriste. Or, au sein de l’armée israélienne, une génération d’officiers est issue de cette population coloniale spécifique post-1967. (Rédaction A l’Encontre)

source:http://alencontre.org/moyenorient/palestine/israel-un-bon-arabe-est-un-arabe-mort-et-50-ans-apres-loccupation.html