13/09/2017 – 07h30 Damas (Breizh-Info.com) – Tandis que l’armée syrienne progresse rapidement contre l’Etat Islamique, les équilibres de la géopolitique régionale changent au Moyen-Orient. Nombre de pays revoient leurs positions et commencent à constituer leur politique sans s’orienter sur les Etats-Unis. Parmi eux : la Turquie. Elle se rapproche peu à peu de l’Iran, sous les bons auspices de la Russie. Deux faits ont participé à la convaincre, outre sa participation au règlement de la situation en Syrie sous l’égide de la coalition Russie – Iran : la crise du Qatar et le problème kurde.
Mi-août 2018, une délégation militaire de l’Iran est venue en Turquie. Des hauts responsables d’un pays de « l’Axe du Mal » qui viennent dans un pays de l’OTAN, voilà qui est intéressant. D’autant que dans la délégation il y avait le chef de l’état-major iranien Mohammed Bakri, le vice-commandant du Corps des gardiens de la révolution islamique (Pasdarans), le vice-ministre des Affaires Etrangères, le commandant des forces de défense douanières et d’autres hauts responsables iraniens.
La question kurde centrale pour l’Iran et la Turquie
Le blogueur russe Colonel Cassad, spécialisé dans la couverture des conflits dans le Moyen-Orient et l’Est de l’Europe, a résumé les pourparlers (ru). Les représentants turcs et iraniens ont convenu de ne pas reconnaître le référendum d’indépendance du Kurdistan irakien, de mettre en place des actions communes (visites de navires militaires, échanges d’étudiants des écoles militaires, présence d’observateurs lors des manœuvres militaires, manœuvres militaires communes), de prévoir la visite du chef d’état major turc Hulusi Akar à Téhéran à court terme, et de collaborer ensemble contre la montée en puissance de Hayat Tahrir al Sham (dit Front al Nusra, filiale syrienne d’Al-Quaida) dans la province d’Idlib – les rebelles islamistes soutenus par la Turquie et groupés autour d’Ahrar al Sham sont complètement dépassés.
Les deux parties ont aussi discuté des questions relatives aux zones de désescalade mises en place par la Russie en Syrie et les responsables turcs ont relevé au passage qu’ils sont contents d’être compris sur la question kurde par l’Iran et la Russie, alors que les Etats-Unis continuent à soutenir mordicus les YPG – le noyau dur des forces démocratiques syriennes qui luttent actuellement contre l’Etat Islamique à Raqqa – et à leur livrer des armes dont une partie alimente le conflit turco-kurde sur le territoire même de la Turquie.
Si la Russie connaît de forts irrédentismes, dans le Caucase musulman notamment, qui lui ont donné du fil à retordre dans les années 1990 et 2000, l’Iran et la Turquie ont d’importantes minorités kurdes dont les aspirations indépendantistes ont émergé depuis des décennies et restent vives. « La question kurde va pousser Ankara et Téhéran à une coopération plus étroite », relève Colonel Cassad. D’autant que « la Russie préfère voir les forces turques et iraniennes en Syrie – dans des proportions raisonnables – plutôt que l’armée américaine ». Cette coopération se traduit par les accords d’Astana, le partage des zones d’influence et des intérêts.
La Turquie essaie de régler la question kurde et d’éviter que n’apparaissent à sa frontière sud deux états kurdes indépendants et armés, l’un en Syrie (Rojava), l’autre en Irak. L’Iran de son côté construit son Croissant chiite jusqu’à Beyrouth via l’Irak et la Syrie. Après l’élimination des poches HTS/Nusra et de l’EI dans l’Arsal, à la frontière Syrie/Liban, il ne reste plus que les abords de Deir-Ezzor, d’Abu Kamal et d’Anbar à purger pour y arriver. L’Iran dispose pour cela de l’aide substantielle apportée par diverses formations militaires aguerries dont les plus connues sont le Hezbollah libanais et les PMU (Unités de mobilisation populaires, Hashd Al-Sha’abi) en Irak.
La crise du Qatar a rapproché l’Iran et la Turquie
L’Arabie Saoudite et les autres pays du Golfe ont aussi bien peu aidé les Etats-Unis à isoler l’Iran. Avec leur ultimatum au Qatar et la tentative de blocus, ils ont poussé ce pays dans les bras de l’Iran et de la Turquie. Cette dernière a renforcé sa présence militaire dans l’Etat et y a livré près de 20 milliards de marchandises – payées rubis sur l’ongle – pour défier le blocus mis en place par les pays du Golfe. L’Iran a envoyé plus de 400 T de produits alimentaires par bateau et avion, et le Qatar a mis fin à sa brouille diplomatique avec le pays, en y renvoyant un ambassadeur.
La crise qatarie a eu deux conséquences plus intéressantes. La première, c’est l’agravation des relations entre la Turquie et certains pays du Golfe comme les Emirats. Il se trouve, relève le journal libéral russe Nezavisimaya Gazeta (ru), que les émiratis, qui ont été les premiers à livrer des chats aux forces kurdes, ont aussi soutenu essentiellement les mouvements qui tendaient à la sécularisation du Proche-Orient, alors qu’Erdogan finançait au contraire des islamistes , et même, l’Etat Islamique en lui achetant son pétrole (ru), jusqu’à ce que la Russie ruine le petit commerce en bombardant raffineries et camions-citernes de l’organisation terroriste.
La Turquie, qui subissait parallèlement les effets économiques de l’embargo russe sur ses produits, ses entreprises de BTP et ses installations touristiques, a fini par changer de camp et se ranger dans la coalition russe en Syrie. Ce qui lui a permis d’envoyer son armée aux côtés des islamistes qu’elle soutenait et prendre durablement position dans le triangle Jarabulus – Azaz – Al Bab, bloquant le dessein kurde d’unifier les cantons du nord de la Syrie depuis Afrin jusqu’à Hasakah.
Par ailleurs, il est évident qu’en échange de l’appui que lui offraient l’Iran et la Turquie – ainsi que, de façon plus voilée, la Russie, le Qatar a été forcé de faire des efforts en Syrie. Dans la mesure où il finançait certains groupes et pouvait les contrôler, il avait les moyens de se faire entendre. Les ressorts ont été nombreux : échanges de prisonniers, transferts de rebelles lors des capitulations de plusieurs poches dans les environs de Damas, trêves, mises en place des zones de désescalade sous l’égide de la Russie… et même coupure du financement des rebelles qui refusaient de se rendre à la raison.
Louis Benoît Greffe
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