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23 décembre 2024

L’ouragan Harvey n’est pas sorti de nulle part : c’est le bon moment pour débattre du changement climatique.


Source : The Intercept, Naomi Klein, 28-08-2017

Photo: David J. Phillip/AP

C’est désormais le bon moment pour discuter du changement climatique, et de toutes les autres injustices systémiques — du profilage racial à l’austérité économique — qui font de désastres comme Harvey des catastrophes humaines.

Suivez la couverture médiatique de l’ouragan Harvey et les inondations de Houston et vous entendrez de nombreux commentaires disant que de telles pluies sont sans précédent. Que personne ne pouvait les prévoir, et que donc personne ne pouvait s’y préparer correctement.

Ce que vous ne risquez guère d’apprendre, c’est pourquoi de tels phénomènes météorologiques records, sans précédent, interviennent avec une telle régularité que le mot « record » est devenu un cliché météorologique. Autrement dit, vous n’entendrez rien, ou pas grand-chose, à propos du changement climatique.

Tout ceci, nous dit-on, est dû au désir de ne pas « politiser » une tragédie humaine encore en cours, ce qui est un réflexe compréhensible. Mais justement : à chaque fois que nous réagissons comme si un phénomène météo sans précédent nous avait touchés sans prévenir, comme une sorte d’événement surnaturel que personne n’avait su prévoir, nous autres journalistes prenons une décision hautement politique. C’est une décision qui consiste à épargner la sensibilité du public et à éviter la polémique aux dépens de la vérité, quelque difficile qu’elle soit. Car la vérité est que de tels événements ont été annoncés depuis longtemps par les experts météorologues. Des océans plus chauds créent des tempêtes beaucoup plus puissantes. Des niveaux de la mer plus élevés font que de telles tempêtes déferlent sur des sites jamais atteints auparavant. Des températures plus élevées mènent à des systèmes de précipitations extrêmes : de longues périodes de sécheresse interrompues par des chutes de pluie ou de neige massives, plutôt qu’à ces schémas plus réguliers et prévisibles que la plupart d’entre nous avons connus dans notre jeunesse.

Les records — qu’il s’agisse de sécheresse, de tempêtes et d’inondations, d’incendies ou simplement de chaleur — sont battus année après année car la planète est de façon significative plus chaude qu’elle ne l’a jamais été depuis que l’on enregistre ce genre de données. Parler de phénomènes comme Harvey tout en ignorant de tels faits, ne pas offrir de tribune aux experts en météorologie qui peuvent les analyser clairement, tout ceci sans jamais mentionner la décision du président Donald Trump de se retirer des accords de Paris sur le climat, relève de la faute professionnelle la plus élémentaire en journalisme : l’incapacité à fournir des faits importants dans le contexte approprié. Cela laisse le public avec la fausse impression que de tels désastres n’ont pas de causes profondes, en laissant croire que rien ne pouvait être fait pour les prévenir (et que rien ne peut être fait aujourd’hui pour les empêcher de devenir bien pires à l’avenir).

Il vaut aussi la peine de noter que la couverture médiatique concernant Harvey a été fortement politisée bien avant que la tempête n’atteigne les côtes. Il y a eu des débats sans fin pour savoir si Trump prenait suffisamment au sérieux la tempête, des spéculations interminables pour savoir si cet ouragan allait être son « Katrina » (NdT : ouragan ayant dévasté la Louisiane en 2005 sous Bush) et un grand nombre de points marqués (en toute légitimité) contre le nombre de Républicains ayant refusé de voter les mesures d’aide sociale après Sandy (ouragan de 2012 sous Obama) mais qui quémandent aujourd’hui les mêmes mesures pour le Texas. C’est le genre de politique qu’on fabrique à partir d’un désastre — exactement le type de politique partisane qui met tout à fait à l’aise les médias conventionnels, de la politique qui élude opportunément la réalité, laquelle a consisté à placer les intérêts des sociétés liées aux carburants fossiles avant la nécessité d’un contrôle ferme de la pollution, politique pratiquée systématiquement par les deux partis du pays.

Dans un monde idéal, nous serions tous capables de mettre de côté la politique jusqu’à ce que l’urgence immédiate soit passée. Puis, quand tout le monde aurait été en sécurité, nous aurions un long débat public, informé, argumenté, au sujet des implications politiques de la crise dont nous venons d’être témoins. Quelle signification faut-il lui donner vu le type d’infrastructures que nous construisons ? Qu’est-ce que cela devrait signifier pour le type d’énergie dont nous sommes dépendants ? (Une question avec des implications dérangeantes pour l’industrie dominante dans la région la plus durement touchée : le pétrole et le gaz.) Et que nous dit l’hyper-vulnérabilité à la tempête des pauvres, des malades et des personnes âgées, sur le type de filets de sécurité qu’il nous faut mettre en place, étant donné l’avenir tourmenté auquel nous sommes déjà confrontés ?

Des personnes se reposent en attendant de prendre un bus à destination de San Antonio, dans un centre d’évacuation de Corpus Christi, Texas, le vendredi 25 août 2017. Photo : Nick Wagner/Austin American Statesman/AP

Avec des milliers de personnes déplacées de leurs foyers, nous pourrions même discuter des liens indéniables entre désordre climatique et émigration — du Sahel au Mexique — et profiter de l’occasion pour débattre de la nécessité d’une politique d’immigration qui partirait du postulat que les États-Unis partagent une grande part de la responsabilité des causes clés qui poussent des millions de gens à émigrer.

Mais nous ne vivons pas dans un monde qui permet ce genre de débat, sérieux, mesuré. Nous vivons dans un monde où les pouvoirs en place ne se montrent tous que trop disposés à exploiter la diversion d’une crise majeure et le fait même que tant de gens sont concentrés sur des problèmes de survie, pour imposer leurs politiques les plus régressives, politiques qui nous poussent encore plus loin sur une voie qu’on peut légitimement qualifier « d’apartheid climatique ». Nous l’avons bien vu après l’ouragan Katrina, quand les Républicains n’avaient pas perdu de temps pour tenter d’imposer un système scolaire entièrement privatisé, de fragiliser les lois en matière d’emploi et de fiscalité, tout en augmentant l’extraction et le raffinage du pétrole et du gaz, et en ouvrant grand la porte à des sociétés de mercenaires comme Blackwater. Mike Pence a été un architecte clé de ce projet hautement cynique — et nous ne pouvons guère espérer mieux dans le sillage de Harvey, maintenant que lui et Trump sont aux commandes.

Nous voyons déjà Trump profiter de la couverture médiatique de l’ouragan Harvey pour faire passer la grâce très controversée qu’il veut accorder à Joe Arpaio, tout comme la militarisation accrue des forces de police américaines. Ce sont là des évolutions particulièrement inquiétantes compte tenu des informations sur les points de contrôle de l’immigration qui restent opérationnels là où les autoroutes ne sont pas inondées (ce qui n’encourage guère les migrants à évacuer), compte tenu aussi de ces responsables municipaux au discours musclé, demandant des peines maximales pour tous les « pillards » (il est bon de rappeler qu’après Katrina, plusieurs résidents afro-américains de La Nouvelle-Orléans avaient été abattus par la police dans le contexte de cette rhétorique).

Bref, la droite ne perdra pas de temps pour exploiter Harvey, et tout autre désastre similaire, en fourguant de fausses solutions ruineuses, comme une police militarisée, plus d’infrastructures pour le pétrole et le gaz, et des services privatisés. Ce qui signifie que ce doit être un impératif moral pour les gens informés et concernés, que de désigner les causes profondes réelles de cette crise — montrer le lien qui existe entre la pollution climatique, le racisme systémique, le sous-financement des services sociaux et le sur-financement de la police. Il nous faut également saisir le moment pour mettre en place des solutions intersectorielles, de celles qui abaisseraient fortement les émissions [polluantes] tout en combattant toutes les formes d’inégalité et d’injustice (ce que nous avons tenté d’exposer à The Leap et dont des groupes, comme le Climate Justice Alliance, font depuis longtemps la promotion).

Et il faut que cela se fasse immédiatement — à ce moment précis où les énormes coûts humains et économiques de l’inaction apparaissent en pleine lumière. Si nous échouons, si nous hésitons en raison de fausses idées sur ce qui est ou n’est pas approprié en temps de crise, nous laisserons le champ libre à des acteurs sans pitié ni scrupules qui exploiteront ce désastre avec des objectifs prévisibles et néfastes.

C’est aussi la dure vérité que le créneau où placer ce genre de débat est de plus en plus étroit. Il n’y aura pas de débat public sur les politiques de ce type après la gestion de la présente urgence, les médias reviendront à leur couverture obsessive des tweets de Trump et autres intrigues de palais. Ainsi, alors que cela peut paraître inapproprié de discuter des causes profondes au moment où il y a des gens encore bloqués chez eux par les eaux, soyons réalistes : c’est le seul moment où les médias font preuve d’un intérêt plus ou moins soutenu pour parler de changement climatique. Cela vaut la peine de rappeler que la décision de Trump de se retirer des accords de Paris sur le climat — une décision qui aura des répercussions mondiales pour les décennies à venir — n’a connu qu’environ deux jours de couverture médiatique digne de ce nom. Puis ce fut le retour au dossier Russie 24h sur 24.

Il y a un peu plus d’un an, Fort McMurray, ville de l’Alberta au cœur du boom du pétrole des sables bitumeux, fut pratiquement rasée par le feu. Pendant un temps, le monde fut sidéré par les images de véhicules alignés sur une route à deux voies, avec un mur de flammes de chaque côté. A cette époque, on nous avait dit que c’était faire preuve d’insensibilité et blâmer les victimes que de parler du changement climatique comme catalyseur de tels incendies. Il était particulièrement tabou de mettre en relation le réchauffement climatique et l’industrie qui alimente Fort McMurray et employait la majorité des évacués, à savoir l’exploitation d’une forme de pétrole particulièrement élevée en carbone. Ce n’était pas le moment, c’était l’heure de la compassion, de l’entraide et non pas des questions embarrassantes.

Mais évidemment, quand on finit par juger opportun d’aborder de tels sujets, les projecteurs des médias étaient braqués ailleurs depuis longtemps. Et aujourd’hui, tandis que l’Alberta hâte la réalisation d’au moins trois nouveaux oléoducs pour accompagner ses projets d’augmenter considérablement la production de pétrole de sables bitumeux, cet horrible incendie et les leçons qu’on aurait pu en tirer n’ont jamais été évoqués.

Il y a là une leçon pour Houston. Le créneau dont nous disposons pour fournir un contexte significatif et tirer des conclusions substantielles est étroit. Nous ne pouvons nous permettre de le rater.

Parler honnêtement de ce qui alimente notre époque en désastres à répétition — même pendant que ces derniers se déroulent en temps réel — n’est pas irrespectueux envers les populations qui se trouvent en première ligne. En fait, c’est la seule façon de rendre réellement hommage à tout ce qu’ils ont perdu, et notre dernier espoir de prévenir un avenir jonché de victimes infiniment plus nombreuses.

Photo d’ouverture : des évacués pataugent dans une portion inondée de l’Interstate 610, tandis que la montée des eaux due à la tempête tropicale Harvey se poursuit à Houston, le dimanche 27 août 2017.

Source : The Intercept, Naomi Klein, 28-08-2017

Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.

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