Par Nicolas Sarkis (revue de presse : L’Orient-Le Jour – 5/1/18)*
Lettre ouverte au président de la République
Monsieur le Président,
N’était le rôle primordial que vous jouez depuis des décennies pour défendre nos grandes causes nationales, et n’était l’engagement que vous avez réaffirmé plus d’une fois de combattre la corruption qui gangrène la vie quotidienne des Libanais, je n’aurais pas songé à vous adresser cette lettre pour attirer votre attention sur les très graves dérives qui menacent la richesse pétrolière et gazière du pays.
Des dérives on ne peut plus inquiétantes que j’ai longuement analysées au cours des trois dernières années dans deux livres et une vingtaine de conférences et d’articles de presse. Il en a été de même des interrogations sur des points cruciaux soulevées dans une lettre ouverte collective adressée en février 2017 au ministre de l’Énergie par pas moins de trente anciens ministres, professeurs d’université, économistes, consultants et journalistes de renom. Des interrogations restées sans réponse, démenti ou commentaire, bien qu’on en soit arrivé au point où, le 14 décembre, le Conseil des ministres a donné son feu vert pour la signature des contrats avec le consortium mené par le français Total (opérateur, 40%) et composé de l’italien ENI (40%) et du russe Novatek (20%) . Le consortium, qui était le seul en lice, avait candidaté pour le bloc 4 (au centre) et le bloc 9 (au sud) de la Zone économique exclusive (ZEE) libanaise. Des contrats qui devraient être signés avant février 2018.
Ces dérives et ces inquiétudes peuvent être résumées dans les points suivants:
1) La falsification de la loi pétrolière 132/2017, via le décret d’application 43/2017 relatif au modèle de l’accord exploration/production. La manoeuvre a commencé quand ceux qui ont rédigé ce décret (dit pourtant « d’application ») ont fait abstraction du régime d’exploitation connu sous le nom de « partage de la production » prévu par cette loi, pour le remplacer par celui dit de « partage des profits », qui constitue en réalité un retour déguisé à l’ancien régime des concessions, de triste mémoire, abandonné depuis les années 1970 par tous les pays producteurs, et qui était du reste appelé à ses débuts « régime de partage des profits ».
2) La conséquence directe et gravissime de cette falsification a été la neutralisation de l’Etat et son exclusion complète de toute participation effective dans les opérations pétrolières et gazières. La manoeuvre s’est concrétisée dans l’article 5 du décret susmentionné, où on lit que « Nonobstant l’article 36 (2) (h), l’Etat n’aura pas une part de participation au premier round d’attribution des permis » ! Ainsi, en une dizaine de mots, certains se sont permis de chasser l’Etat et tout ce qu’il représente de toute participation dans les activités pétrolières, et de sa place centrale dans l’exploitation de ses richesses.
Non moins étonnant est ce que précise plus loin l’article 36, qui dispose que l’Etat pourrait prendre une participation au seul cas où l’un des trois « ayants droits », soit l’un des partenaires à un accord existant, aurait failli à ses obligations et aurait été déchu de ses droits, ce qui compromettrait la poursuite des opérations. Ceci revient, en cas de besoin, à réduire le rôle de l’Etat à celui d’un simple « roue de secours » !
En dehors de ce cas d’urgence, l’article 16 accorde au ministère de l’Energie et à l’Autorité du Pétrole un rôle humiliant à travers le « droit de désigner des observateurs » (sic) à certaines réunions du comité de direction des sociétés opératrices, avec pour mission de rédiger des rapports…Tout ceci n’empêche pas les responsables concernés de répéter qu’ils s’inspirent du « modèle norvégien », alors que la stratégie pétrolière de ce pays est fondée, depuis 1971, sur dix fameux « commandements », comprenant en tout premier lieu l’implication directe de l’Etat dans les opérations pétrolières, à travers la société nationale Statoil créée alors à cette fin.
Le vide laissé par l’exclusion ahurissante de l’Etat des activités opérationnelles, et le manque d’empressement à créer une société nationale, ont ouvert la porte à des dizaines de sociétés, dont certaines sont connues pour des malversations ayant conduit à des poursuites judiciaires dans plusieurs pays, tandis que d’autres sont des sociétés fantoches créées pour l’occasion avec un capital symbolique (1 300 dollars pour l’une), que l’Autorité du Pétrole a quand même, dans un premier temps, pré-qualifiées pour obtenir des droits d’exploration/production en mer. Leur raison d’être serait leur utilisation comme paravent à des intérêts privés, via leur imposition comme associées aux sociétés opératrices, dans le cadre de « sociétés commerciales non-intégrées » (article 6 du cahier des charges). Ainsi, et à travers ce montage quasi enfantin, la propriété d’une partie du pétrole/gaz découverts, d’une valeur pouvant atteindre des milliards, voire des dizaines de milliards de dollars, passerait de l’Etat à des intérêts privés. Il s’agit là d’un moyen de détournenent unique en son genre de la richesse pétrolière et gazière.
3) Pour parvenir au plus vite à des accords avec des partenaires étrangers, les responsanles de ce secteur n’ont pas lésiné sur des moyens fort coûteux, dont notamment la fusion des phases d’exploration et de production en un seul et unique accord valable pour près de 40 ans, l’absence totale de bonus de quelque nature que ce soit, ou le recours aux enchères (Bidding) pour déterminer le plafond de récupération des coûts en capital (Capex), voire la part de l’État dans les profits à partir des propositions des compagnies (articles 23 et 24), soit un procédé rejeté par les autres pays à cause des marchandages qu’il implique « en coulisse ».
Conclusions et recommandations
Vous êtes le seul, Monsieur le Président, à pouvoir encore imposer les mesures nécessaires pour redresser une situation littéralement désastreuse. Cela suppose tout simplement le retour à la loi pétrolière 132/2017 et le strict respect de ses dispositions, à commencer par une participation de l’État dans les activités pétrolières, par le biais d’une société nationale. Une participation qui serait d’au moins 40%, soit le minimum appliqué dans les centaines d’accords de partage de la production en vigueur dans le monde.
Une telle prise de participation ne coûtera pas un seul dollar à l’État en cas d’exploration infructueuse, car ce genre d’accord suppose, de par sa nature, que le partenaire étranger assume, seul, le coût et les risques de cette phase, et que l’État se réserve le droit de devenir partenaire au stade de la production en cas de découverte. Dans ce cas, la société nationale rembourse progressivement à l’associé étranger sa part des dépenses d’exploration (Carried interest), puis celle des coûts de production. Rien de plus facile puisqu’une part de 40% pour l’État dans les réserves découvertes représenterait un actif qui se chiffre en milliards de dollars.
Il reste évident que le droit pour l’Etat de prendre une participation doit être expressément précisé au départ dans l’accord, et non pas après la signature de ce denier, car le partenaire étranger a lui aussi besoin de connaître à l’avance ses droits et ses obligations.
Par ailleurs, et en l’état actuel des choses, c’est une grande chance pour le Liban que la société Total soit disposée à assumer le rôle d’opérateur, avec une part de 40%. Cette part pourrait même être augmentée jusqu’à 60% dans le cadre d’un partenariat impliquant éventuellement une autre (ou plus) société étrangère, contre 40% à la société nationale.
Au cas où vous auriez, Monsieur le Président, le moindre doute sur tel ou tel point, il serait plus qu’utile que vous exigiez un échange de vues avec des représentants du FMI, de l’OCDE, de l’OPEP ou d’autres organisations compétentes en matière de gouvernance et de lutte contre la corruption dans l’industrie pétrolière, ou avec des représentants de l’un des plus de 70 pays qui pratiquent le régime de partage de la production, ou de toute autre organisation indépendante qui mérite votre précieuse confiance.
Il y a en effet urgence à éviter d’embarquer le Liban dans des engagements catastrophiques de près de 40 ans, comparables à des traités internationaux, et à empêcher que les dérives commises dans ce domaine ne deviennent la risée du monde. Des engagements qui, en outre, constitueraient une véritable bombe à retardement qui ne tarderait pas à exploser et à compromettre la crédibilité du Liban et ses intérêts fondamentaux.
Votre présence, Monsieur le Président, au sommet du pouvoir politique est le meilleur garant contre les dangers qui menacent la richesse sur laquelle reposent tant d’espoirs des Libanais. Leur confiance est placée entre vos mains pour corriger les erreurs commises, avant qu’il ne soit trop tard. Ce sera là le plus grand service que vous puissiez rendre à ceux qui vous ont confié leur destinée, et qui vous fera entrer par la grande porte dans l’histoire de la lutte contre la corruption dans notre cher pays.
Du fond du cœur, je vous souhaite un plein succès dans l’exercice de vos lourdes responsabilités en vous priant, Monsieur le Président, de bien vouloir agréer, l’expression de mon plus grand respect.
Nicolas Sarkis est un économiste franco-libanais spécialisé dans les questions pétrolières et énergétiques. Il a dirigé le Centre arabe d’études pétrolières et la revue Pétrole et Gaz arabes.
*Source : L’Orient-Le Jour
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