Russie politics Ligne directe avec V. Poutine : décryptage
10 juin 2018
Karine Bechet-Golovko
Jeudi 7 juin 2018
Hier 7 juin s’est tenu la nouvelle édition de la Ligne directe du Président russe avec les habitants du pays. Plus acte de communication, qu’acte de pouvoir, c’est un exercice de transparence destiné à montrer la manière dont fonctionne la gouvernance, tout en permettant d’expliciter les nouvelles lignes politiques et de résoudre des cas particuliers. Retour sur l’évènement.
A l’heure de l’ouverture et de la transparence, chacun remplie les exigences du moment comme il peut. En Allemagne, la Cour constitutionnelle est en verre, tout comme le bâtiment central de la police en Géorgie à Tbilissi. La transparence doit être physique, visible. La Russie a décidé d’une autre mise en scène, la Ligne directe.
Les deux écueils de cet exercice, qui lui ont été largement reproché, sont le renforcement de la personnalisation d’un pouvoir déjà largement personnalisé et la transformation de l’échange en étalage sur la place publique d’un cahier de doléances national. Afin de remédier à ces dérives, la formule a, cette année, été corrigée.
A côté du Président, le Gouvernement au complet et les Gouverneurs étaient prêts à répondre aux questions des citoyens et ils furent mis à contribution. L’on notera ici une rupture dans l’attitude des gouverneurs « de l’ancienne génération » et la nouvelle génération, plus manageriale. L’on a vu ainsi le Président rappeler à l’un d’entre eux le nom de la personne qui ne pouvait obtenir des terres en Extrême-Orient, alors qu’elle remplissait les conditions et élevaient seule trois enfants. Celui-ci disait « elle ». De même un autre gouverneur déniant les problèmes du délabrement et de la fermeture de l’hôpital pour un groupe d’environ 30 000 habitants, fut sommé de mettre les installations en l’état. D’autres en revanche, s’adressaient directement aux personnes concernées et tentaient de trouver une solution. Dans tous les cas, il est dommage de devoir attendre un signal présidentiel pour les voir agir, mais au moins qu’ils le fassent sans morgue est déjà une avancée. Peut-être un jour y aura-t-il des dirigeants régionaux qui considéreront que leur travail consiste à répondre aux besoins de la population et pas uniquement à plaire au Président ou à attendre ses injonctions. Ce jour aura une chance d’exister lorsqu’ils tireront leur réelle légitimité du « bas », c’est-à-dire de l’élection, et non du « haut », c’est-à-dire d’une nomination finalement confirmée par un vote.
L’on a vu le Président donner la parole aux ministres pour les questions de politique intérieure relevant de leur compétence, alors que lui-même est intervenu dans les domaines ressortant de sa compétence propre de Chef de l’Etat, dans la politique étrangère et la défense, se conduisant en arbitre dans les autres domaines. Il est important de ne pas confondre l’image du pouvoir avec son exercice. Les mécanismes d’information existent en dehors de cette ligne directe, il existe quand même des députés, chacun peut s’adresser directement à l’administration présidentielle par l’intermédiaire du site, etc. C’est ici à la fois une sorte de « reality show » et un moyen de correction ponctuelle. Si l’exercice est envisagé comme un moyen de gestion systémique, certains ayant émis l’idée de lui donner un caractère permanent, ce sera alors un échec: la gouvernance n’est pas un show.
Afin de parer au deuxième danger de la Ligne directe, à savoir la transformer en cahier de doléances géant, cette année, les questions furent triées et certaines, plus représentatives de problèmes systémiques, ont été mises en avant. Nous n’étions pas face au grand déballage intime, qui avait eu pour effet de diffuser une très mauvaise image, mais le Président a pu mettre en avant certaines positions du nouveau Gouvernement. Par exemple, sur le fait que les salaires doivent continuer à augmenter et pas seulement les trois mois avant l’élection (comme ce fut le cas dans le secteur public), les grands travaux, comme la construction du pont de Crimée, sont des évènements qui nécessitent une grande préparation et la prise en compte de différents facteurs pour estimer leur possibilité (comme avec le pont de l’île Sakhaline qui, pour des raisons techniques est difficilement réalisable), il n’y aura pas d’amnistie en raison des élections présidentielles – ce n’est pas en Russie une tradition, etc.
Deux moments sont à souligner. Tout d’abord, le Président n’a pas répondu à deux questions, qu’il a évacué « à la décision du Gouvernement » qui devrait bientôt tomber. Il s’agit des deux domaines particulièrement sensibles que sont l’augmentation de l’âge de la retraite et de la hausse des impôts. Il fut en revanche précisé que ces réformes doivent avoir pour but de lutter contre la pauvreté et la précarité, non pas l’aggraver.
Par ailleurs, trois domaines qui inquiètent les habitants montrent l’échec de la politique globaliste et néolibérale de l’ancien Gouvernement, dont les vices Premier ministres ont d’ailleurs été remplacés.
Il s’agit tout d’abord de la hausse des prix du pétrole à la pompe qui finalement résulte de la politique des taxes, mises en place à l’époque par l’ancien vice Premier ministre Dvarkovitch, qui favorise l’exportation de brut et pénalise la transformation du produit en vue de sa vente à la pompe dans le pays. Pour compenser les pertes, les entreprises pétrolières ont augmenté les prix. Le nouveau vice Premier ministre en charge du dossier, Kozak, a expliqué qu’une négociation a été lancée avec ces entreprises pour qu’elles bloquent les prix, le Service contre les ententes a ouvert une enquête et un projet de loi a été déposé autorisant directement le Gouvernement à augmenter significativement les taxes à l’export pour réguler les prix en cas d’abus sur l’augmentation des prix à l’intérieur. C’est une menace qui devrait être efficace. Il est vrai que le parti-pris idéologique de l’ancien vice Premier ministre était radical.
Il s’agit ensuite de la réforme de la médecine qui a conduit à une désertification des services publics dans les zones peu peuplées, particulièrement répandues en Russie. Comme le Président l’avait déjà annoncé dans son discours au Parlement, des mesures sont en cours pour revenir sur ces erreurs. Mais l’on se trouve confronté à un écueil idéologique: pour couvrir le territoire, permettre le dépistage et la prise en charge des cancers comme cela est annoncé, il faut des postes, il faut des spécialistes, il faut des infrastructures. Or, les « doc-mobiles » et la télémédecine, mises en avant avec le culte du tout numérique, ne permettront jamais une prise en charge de qualité des patients, ce ne sont que des moyens supplémentaires. Il faut donc choisir entre l’idéologie propagée en Russie par Koudrine et ses amis visant à la réduction mécanique de 10% de tous les services d’Etat et la prise en charge du territoire. Sans écoles (ce qui a été également soulevé) et sans hôpitaux, les campagnes se désertifient. Ce qui provoque un risque majeur de sécurité nationale.
Enfin, l’on revient chaque année sur le cas des personnes qui ont investi dans les programmes de constructions immobilières neuves toutes leurs économies et se retrouvent sans rien. Un Fond a été mis en place, des mécanismes législatifs commencent à encadrer plus sérieusement le domaine. Mais ici aussi, le problème a été en quelque sorte créé artificiellement pour des raisons idéologiques: il faut réduire le pouvoir de contrôle de l’Etat sur le business, et donc les pouvoir de la Procuratura, qui a priori abuse de ses pouvoirs qui ne servent à rien. Donc, le contrôle préventif a été très largement affaibli et maintenant il faut s’occuper des conséquences. Finalement, le contrôle servait bien à quelque chose. Mais qui osera aujourd’hui le dire?
Sur les questions internationales, le Président en a profité pour préciser la position de la Russie. En ce qui concerne la Syrie, la Russie sera présente tant que cela sera nécessaire. Car elle permet ainsi d’éviter que ces terroristes ne viennent sur le territoire national, tout en garantissant une cetaine stabilité régionale.
Ce qui a été particulièrement discuté, fut la question ukrainienne. L’écrivain Prilépine, conseiller du dirigeant de DNR, a demandé ce que le Président pensait de ces rumeurs selon lesquelles l’Ukraine allait utiliser le Mondial pour lancer une grande offensive dans le Donbass:
Si l’Ukraine lance une offensive, cela aura des conséquences désastreuses pour l’Etat ukrainien dans son ensemble. Le message est passé: le Mondial ne servira pas d’écran de fumée.
L’Ukraine est également revenue avec la question des difficultés administratives auxquelles sont confrontées les habitants du Donbass et de l’Ukraine en général venus se réfugier en Russie et les plus grandes difficultés qu’ils rencontrent pour obtenir un titre de séjour ou la nationalité. Le Président a souligné que ce sont des difficultés administratives et non politiques, mais qui résultent, pourrait-on ajouter, des dysfonctionnements évidements et systémiques du Service des migrations. Si la Russie pouvait régler ce problème, beaucoup d’étrangers vivant dans le pays lui seraient vivement reconnaissants, et pas uniquement les ressortissants ukrainiens. Comme l’a souligné V. Poutine, l’obtention de la nationalité peut également être un instrument de stimulation de l’économie, il serait en effet bienvenu qu’il soit utilisé.
La question de l’échange entre Sentsov interpellé en Russie pour terrorisme, avec un groupe d’intervention et le matériel nécessaire, et Vychinsky, arrêté en Ukraine en raison de ses articles de presse a été soulevée. La position présidentielle n’a pas changé: on n’échange pas un terroriste contre un prisonnier politique et la Russie espère que la communauté internationale, les ONG et les organismes internationaux feront entendre raison à l’Ukraine et obtiendront la libération du journaliste.
Pour terminer ces quelques propos sur les 4 heures et demi d’antennes et les 2 millions et demi de questions posées, je voudrais ouvrir une parenthèse sur la présence inédite de « blogueurs », qui ont été gentillement regroupés à la City pour couvrir l’évènement et poser leurs questions au Président. Le niveau d’inconsistance de ces individus qui regroupent un auditoire de plusieurs millions de personnes fait peur. Et leur auditoire aussi. Ils sont totalement hors-sol, reprennent absolument tous les slogans de notre société globalisée, sont absolument interchangeables, absolument manipulables: bitcoin, voiture écologique électrique, professionnalisation des blogueurs, liberté absolue d’internet. Sur la professionnalisation, V. Poutine a répondu que la jeune personne concernée vit manifestement des publicités et a l’air d’en vivre plutôt bien, ce qui est l’essentiel. Il aurait pu demander aussi si elle paie ses impôts? Ce qui lui permettrait d’avoir la pension de retraite qu’elle demande … Quant à la voiture électrique, Poutine a rappelé que la production en masse d’électricité se fait essentiellement à partir de charbon, ce qui finalement n’est pas très écologique, mais qu’ils travaillent sur le projet d’une voiture écologique au gaz. Enfin, la question de la liberté d’internet et le « scandale » de la fermeture de Telegram qui refuse de collaborer avec les autorités russes, le Président a rappelé que sa priorité est la sécurité publique. Or, lors des attentats de Saint-Pétersbourg, la police n’a pu tracer les terroristes, car ils utilisaient les messageries virtuelles qui cryptaient les messages. En entendant ces grands infantiles, l’on avait l’impression d’un choc de deux mondes: le monde virtuel, léger, intrigant, et qui s’effondre d’incompétence sous le poids des slogans face à la réalité du monde.
A la fin de la Ligne directe, le Président a rappelé justement une vérité première … et salutaire:
C’est la force intérieure d’un Etat qui garantit le mieux sa souveraineté.
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Source : Russie Politics
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