En Libye, les habitants de Tripoli plongés dans une crise sans fin
17 juin 2019
Depuis l’offensive vers l’ouest lancée le 4 avril 2019 par l’Armée Nationale Libyenne (ANL), la Libye est plongée dans une guerre civile à l’issue incertaine. A Tripoli et aux alentours, le bilan humanitaire s’alourdit sans aucune perspective d’accalmie à l’horizon. Reportage.
Il est 14h30 en cette journée de Ramadan dans la ville de Tajoura, située à 14 km à l’est de Tripoli. Depuis le matin, une centaine de Libyens originaires de l’ouest envahissent la mairie, à la recherche d’une aide, quelle qu’elle soit. « Environ 10 000 personnes par jour viennent demander de l’aide. Nous avons aménagé quatre centres d’accueil, mais ils ne peuvent pas recevoir plus de 500 personnes. Les autres sont livrés à eux-mêmes », déplore Hussein Ben Attia, maire de Tajoura. La cinquantaine, la voix grave, le maire s’avoue totalement dépassé par la situation humanitaire. Alors qu’un enfant s’introduit dans son bureau, à la recherche d’un médecin pour soigner de nombreuses contusions, il ajoute :« Ces gens viennent de toute la région et sont souvent accueillis par des particuliers, qui n’ont eux-mêmes pas les moyens de subvenir aux besoins de plusieurs familles. La plupart des déplacés sont des paysans et des artisans qui ont perdu tous leurs biens ». C’est le cas de Mounir, 53 ans, originaire de Khallat al-Ferjan, située à une vingtaine de kilomètres du centre-ville de Tripoli. «Je suis parti de chez moi il y a trois jours pour une course personnelle et depuis, la route est bloquée et je ne peux plus y retourner.» Dès lors, assis par terre dans la cour de la mairie, il attend avec résignation quelques provisions et des tickets pour s’acheter des vêtements :« je n’ai pas de famille ici, je ne sais pas quoi faire ». Pour Hussein Ben Attia (photo ci-desssous), les cas les plus problématiques sont les veuves et les femmes divorcées :« ces femmes n’ont ni famille ni revenu, elles sont totalement démunies et vulnérables. »
Une crise humanitaire également soulignée par Youssef Idberi, maire de Gharyan, ville située à une centaine de kilomètres au sud de Tripoli et reprise par les forces du maréchal Khalifa Haftar. «Mes administrés demeurés sur place me font part de pénuries d’essence, de matières premières et surtout de problèmes croissants de santé. Ils n’ont plus accès à l’hôpital et redoutent de sortir de chez eux», expose le maire, désormais réfugié à Tripoli. Hostile à l’homme de l’Est, il caresse l’espoir d’une reconquête de la ville. Pour l’heure, il regrette que la crise humanitaire ne soit pas prise en charge par le Gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez Sarraj qui dirige Tripoli :« Nous avons plus de 500 familles déplacées aux alentours de Tripoli et le Conseil présidentiel n’a pas encore proposé de solutions. »
Le début d’une guerre longue et sanglante sur les rives de la Méditerranée
En attendant, dans les deux camps, la bataille sur les réseaux sociaux fait rage afin de faire paraître son adversaire comme sanguinaire et monstrueux. Ainsi, une coupure d’eau de 24h à Tripoli, le 20 mai 2019, a été attribuée par le GNA, à un sabotage mené par les troupes de l’Armée Nationale Libyenne. Il s’agissait d’un acte de représaille mené par une milice locale. Alors que l’Organisation des Nations Unies a mis en garde contre un possible « crime de guerre », le Représentant spécial du Secrétaire général pour la Libye, M. Ghassan Salamé, indiquait au mois de mai que « la violence aux abords de Tripoli n’est rien d’autre que le début d’une guerre longue et sanglante sur les rives sud de la Méditerranée ». Sur le terrain, Abdel Karim (photo ci-dessous), volontaire pour le Croissant rouge à Tripoli, tente avec l’aide d’une cinquantaine de bénévoles d’apporter les premiers secours sur la ligne de front.« Nous essayons de les amener le plus rapidement possible aux hôpitaux du front et d’aider les familles qui perdent des proches, mais nous sommes très rapidement débordés », explique l’humanitaire.
Au 09 juin, le bilan des Nations Unies était de 653 morts dont 41 civils et de 3547 blessés, dont 126 non-combattants. A la question sur les options politiques possibles, les représentants du GNA sont unanimes : Tripoli a été attaqué, il n’est donc plus possible de négocier. « Il n’y a aucune possibilité de dialogue, nous ne négocierons pas avec le maréchal Khalifa Haftar et nous exigeons qu’il se retire », précise le porte-parole du Parlement de Tripoli. Pour Jalal Schweidi, député de Benghazi et ancien conseiller de Khalifa Haftar, le processus de réconciliation était mené par les Nations Unies, mais le militaire a choisi de l’ignorer par ambition personnelle.
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« La guerre actuelle n’est pas une guerre entre l’Est et l’Ouest, ou contre une personne en particulier. C’est une guerre entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire », explique Mohamed Abdallah Abdel Ali, membre du conseil local de Misrata et soutien du GNA. Pour l’ensemble des membres du GNA, la responsabilité est tout d’abord à imputer aux soutiens étrangers du maréchal Haftar :« il a commencé à avoir des ambitions politiques suite à ses voyages au Caire, à Abou Dhabi ou encore à Paris », dénonce Jalal Schweidi. La rhétorique anti-française est partagée par les officiels du GNA :« nous ne comprenons pas le soutien de la France, pays des droits de l’homme, à l’action de l’ANL », accusent-ils.
L’ANL reçoit un soutien de l’étranger, il est normal que nous cherchions à nous défendre
Alors que les quinze membres du Conseil de Sécurité de l’ONU ont renouvelé pour un an à l’unanimité le 11 juin 2019, l’embargo sur les armes, les soutiens du GNA assument les livraisons turcs de véhicules blindés à Tripoli :« l’ANL reçoit un soutien de l’étranger, il est normal que nous cherchions à nous défendre », explique Jalal Schweidi. Si l’opposition au maréchal Haftar continue ardemment sur les réseaux sociaux soutenant le GNA, la population de Tripoli, éprouvée par la dégradation de la situation sécuritaire, ne sort plus. Le vendredi 24 mai, sur la place des Martyrs, censée accueillir une manifestation monstre anti-Haftar, seulement une trentaine de personnes était rassemblée.
Pour Anouar, ancien étudiant de Misrata désormais au chômage, cette situation s’explique par la lassitude de la population : « ils ne sont ni pour Fayez Sarraj, ni pour Khalifa Haftar. Pour eux, ce sont les mêmes. Ils ne vous le diront jamais, mais ils n’attendent plus grand chose. Notre pays est perdu. » Plus de deux mois après le déclenchement de l’offensive de l’ANL sur la Tripolitaine, aucun cessez-le-feu et aucune sortie de crise n’ont vu le jour.
Linda Lefebvre à Tripoli