RENÉ NABA — Ce texte est publié en partenariat avec www.madaniya.info.
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Note de la rédaction: Il y a plus d’un demi-siècle (51 ans exactement) éclatait la révolte étudiante en France connue sous le nom de «Mai 1968». Mais si cette révolte a eu un retentissement mondiale c’est en raison du fait qu’elle s’est déroulée à Paris, une des grandes capitales occidentales et qu’elle avait sérieusement ébranlé le régime de la V me République instauré dix ans plus tôt, par le Général Charles de Gaulle, libérateur de la France.
Pour la vérité historique, Mai 68 n’a pas été l’unique mouvement de contestation de la jeunesse, ni la première. L’étincelle s’est produite à Dakar, la vitrine de l’Université française en Afrique noire, en 1988, conduisant les autorités académiques à ordonner la fermeture de l’Université de Dakar et la dispersion des étudiants contestataires dans les Universités du sud de la France (Aix Marseille, Bordeaux, Montpellier, Toulouse). La révolte de Dakar a trouvé son prolongement à Tunis, la même année en 1966, à laquelle le signataire de ce texte a pris une part active, dont il nous relate le récit. Fin de la note.
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Ci joint le récit d’Aziz Krichen
Je dois traiter des événements de 1968 à l’échelle internationale, ainsi que de leurs suites et de leurs conséquences, qui ont été considérables. Il me faut cependant vous avertir : je suis incapable de vous dire comment j’ai vécu ce moment si particulier où la jeunesse s’est lancée à l’assaut du ciel, presque simultanément et dans un aussi grand nombre de pays. Quand il s’est produit, j’étais en effet isolé, coupé de l’extérieur, ignorant complètement ce qu’il se passait dans le reste du monde.
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PROLOGUE
Laissez-moi vous expliquer. Plus d’un an auparavant, en décembre 1966, un mouvement de contestation s’était déclaré à l’Université, où j’avais joué un certain rôle.
Nous avions organisé une marche pour réclamer la démocratie et les libertés syndicales. Il s’agissait de la première démonstration estudiantine d’envergure depuis l’indépendance. L’UGET était alors entièrement inféodée au parti unique au pouvoir, le PSD (parti socialiste destourien), qui avait imposé au pays une dictature étouffante. En compagnie d’autres étudiants, j’avais été emprisonné, condamné à une peine de prison avec sursis et enrôlé d’autorité dans l’armée. J’avais 19 ans, j’étais en deuxième année d’économie, membre du Comité directeur du Groupe Perspectives – mouvement clandestin d’extrême-gauche –, et responsable de la section jeunesse.
De retour à la vie civile, à la fin du mois de février 1968, les camarades m’apprirent qu’il avait été décidé de lancer des journées de lutte dans les facultés (c’était notre vocabulaire à l’époque), pour réclamer la libération de Mohamed Ben Janet, militant perspectiviste arrêté au lendemain des manifestations anti-impérialistes et antisionistes du 5 juin 1967 et condamné à 20 ans de travaux forcés. La date du déclenchement de l’action était fixée au 15 mars.
Les choses se précipitent très vite à partir de là. Je n’avais que deux petites semaines pour retrouver mes marques et mobiliser les étudiants de la faculté de droit et d’économie, mon domaine d’implantation. La première AG inter-facultés se tient comme prévu le matin du 15 mars, dans une atmosphère survoltée, avec un degré de participation impressionnant. Une grève générale de trois jours est votée, avec établissement d’un cahier de revendications. Comme il fallait s’y attendre, la répression s’abat sans tarder, marquée par une brutalité inédite.
Après quelques jours d’affrontements violents, la reprise en main est pratiquement achevée autour du 20 mars. Le Groupe Perspectives est démantelé (le coup de filet englobera plus tard le PCT et les baathistes).
La grande majorité des militants se retrouve dans les geôles du ministère de l’Intérieur. Pour ma part, après avoir subi avec Ahmed Ben Othman un passage à tabac en règle au siège du comité de coordination du PSD à La Kasbah – situé juste au-dessus du Sabbat el-dhlem de sinistre réputation –, je parviens à m’enfuir et à échapper aux policiers venus nous arrêter. La cavale dure deux ou trois semaines, je ne sais plus, puis je suis pris à mon tour, suite à une dénonciation.
Dès lors, je traversais une nuit noire de plusieurs mois, dont ma mémoire ne garde plus que des bribes : les interrogatoires à répétition, les séances de torture, la cellule séparée dans l’aile des condamnés à mort de la prison civile de Tunis, et ainsi de suite.
Dans de telles conditions, vous comprendrez aisément que j’étais dans l’impossibilité matérielle de savoir ce qu’il se passait à l’extérieur de nos frontières. J’étais, nous étions, très loin de cela, très loin de nous douter que la fièvre qui nous agitait s’était emparée du reste du monde.
Ce n’est que plus tard – au milieu de l’été 1968, à la fin de la période d’instruction et avant le procès – que nous avons commencé à recevoir quelques informations. Ces informations se rapportaient d’ailleurs surtout au Mai français, et je dois vous avouer en passant que nous avons eu tendance, après ce qui nous était arrivé, à considérer ce mouvement avec un peu de condescendance. Nous étions jeunes et l’arrogance faisait partie de notre charme.
En vérité, pour ce qui me concerne, la connaissance des faits dans leur dimension internationale n’est intervenue que des années plus tard, après 1972 et mon premier exil en France, où la documentation était largement disponible. Je vais relater les principaux d’entre eux, en style télégraphique pour ne pas prendre trop de temps, et en suivant l’ordre chronologique.
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1968 DANS LE MONDE
Janvier 1968
Pologne. Manifestation d’étudiants à Varsovie, protestant contre l’interdiction d’une pièce de théâtre pour cause d’allusions antisoviétiques. Une cinquantaine d’arrestations. L’agitation se poursuit et culmine en mars avec une grève qui touche l’ensemble des universités et s’accompagne de violentes échauffourées avec la police.
Février 1968
Italie. Occupation de l’université de Rome, qui débouche sur une grève générale des étudiants et des travailleurs, donnant naissance à ce que l’on a appelé le « mai rampant » italien qui se prolongera jusqu’en 1969.
Tchécoslovaquie. Manifestations d’étudiants dans la capitale qui suit l’arrivée au pouvoir de Dubcek. En avril, celui-ci inaugure la politique du « socialisme à visage humain ». Forte mobilisation des milieux intellectuels. C’est le début du « Printemps de Prague ». Les chars soviétiques mettent fin à l’expérience en août.
Egypte. Les manifestations commencent fin février et se prolongent jusqu’en mai, avec pour épicentres Alexandrie et Le Caire. Les étudiants exigent des réformes et la fin de la répression. Ils réclament également la condamnation des chefs militaires responsables de la défaite de juin 1967.
Etats-Unis. Manifestations d’étudiants pour les droits civiques et l’égalité raciale en Caroline du Sud. Trois étudiants noirs sont assassinés. Après le 4 avril et l’assassinat de Martin Luther King, manifestations d’étudiants dans les grandes villes américaines. Emeutes et occupation de plusieurs campus universitaires. Affrontements à Chicago en août lors de la convention du parti démocrate. Les étudiants dénoncent la guerre au Vietnam et le mode de vie américain (l’American way of life).
A la rentrée, en automne, à l’appel des Radical Women, imposantes manifestations dans plusieurs Etats contre l’élection de Miss Amérique.
Allemagne (RFA). Congrès international à Berlin-ouest contre la guerre au Vietnam, à l’appel du syndicat des étudiants socialistes allemands dirigé par Rudi Dutschke. Attentat contre ce dernier le 11 avril (deux balles l’atteignent à la tête). Manifestations d’étudiants dans les villes universitaires contre la presse de droite et la présence militaire américaine dans le pays. Ce sont les « Emeutes de Pâques », qui se soldent par la mort de deux étudiants à Munich.
Algérie. Après une série de manifestations, l’université d’Alger est fermée durant un mois, pour éviter l’extension du mouvement de contestation démocratique.
Mars 1968
Tunisie. Je mentionne notre pays seulement pour rappeler que les événements de mars ont été précédés par des manifestations antiaméricaines en janvier (visites officielles de Tran Van-Do, ministre des Affaires étrangères du gouvernement du Sud-Vietnam et de Humphrey, vice-président des Etats-Unis).
Royaume-Uni. A Londres, le 17 du mois, 25.000 étudiants se dirigent vers l’ambassade américaine en scandant : « Ho Ho Ho, Ho Chi Minh ! ». Ils sont dispersés à coup de matraques par la police. Leur leader : un certain Tariq Ali. Les manifestations de prolongent jusqu’à la fin de l’été, avec deux facteurs aggravant, la question raciale et la question irlandaise.
Mai 1968
Espagne. Les défilés du 1er mai sont le point culminant de manifestations d’étudiants qui vont accélérer la décomposition du régime franquiste, survenue en 1975.
France. Tout débute le 22 mars, à Nanterre, suite à l’arrestation de 6 étudiants du Comité Vietnam. Après des semaines de troubles, la faculté est fermée le 2 mai. L’agitation se déplace alors au cœur de Paris, à la Sorbonne, qui est fermée à son tour.
Les affrontements avec la police sont violents et spectaculaires : les manifestants dressent des barricades dont le démantèlement par la police provoque de véritables batailles rangées. Le mouvement culmine le 13 mai, puis piétine. La fête s’achève le 30 mai, lorsqu’un million de partisans de De Gaule descendent en masse les Champs-Elysées.
Sénégal. Manifestation d’étudiants à Dakar réclamant la démocratie. Senghor fait donner l’armée. Bilan : un mort et des dizaines de blessés.
Japon. Début à Tokyo d’un mouvement étudiant contre la présence militaire américaine dans l’archipel qui se poursuit durant deux ans.
Juin 1968
Uruguay. Manifestations d’étudiants à Montevideo, qui dégénèrent en émeutes suite à la répression. Le gouvernement instaure l’état de siège et suspend les libertés publiques.
Brésil. Manifestations d’étudiants à Rio de Janeiro. Occupation du parlement à Brasilia. La répression est exécutée par l’armée : six morts, un millier d’arrestations.
Yougoslavie. Occupation de l’université de Belgrade. Principal slogan : « Mort à la bourgeoisie rouge ! ». Ordonnée directement par Tito, la répression fait plus de 100 blessés.
Canada. A Montréal, les étudiants détournent le défilé traditionnel de la Saint-Jean en lançant des mots d’ordre indépendantistes. L’intervention policière est brutale. C’est le « Lundi de la matraque ». Plusieurs centaines d’arrestations.
Suisse. Oui, même la Suisse ! A Zurich, des étudiants manifestent pour réclamer un local autonome. La répression est très violente et fait plusieurs dizaines de blessés. La presse donne à l’épisode le nom d’«Emeute du Globus».
Octobre 1968
Mexique. Le 2 octobre, une dizaine de jours avant l’ouverture des Jeux Olympiques de Mexico, imposante manifestation d’étudiants sur la place des Trois Cultures, au centre de la capitale. La police ouvre délibérément le feu. Plus de 200 morts et plus de 2000 arrestations.
Proche-Orient. Manifestations monstres d’étudiants au Liban et en Jordanie pour dénoncer les Etats-Unis et Israël et soutenir la résistance palestinienne.
Voilà. Arrêtons le rappel des événements de cette année fatidique. Le tableau esquissé n’est pas exhaustif, mais il donne une image d’ensemble conforme à la réalité de ce qui s’est produit.
1968 est bien l’année où les jeunes du monde entier sont entrés en rébellion, l’année de leur soulèvement, de leur insurrection, de leur dissidence à l’égard de l’ordre existant.
Qu’est-il advenu de cette « révolution-monde de la jeunesse » (l’expression est d’Immanuel Wallerstein) ? Comment interpréter, comment analyser, comment rendre intelligible l’héritage qu’elle a laissé ? Depuis 50 ans, on ne compte plus les ouvrages savants – ou se voulant tels – qui ont tenté de répondre à la question. Mais je ne vais pas revenir sur les différentes théories élaborées à ce propos. Mon ambition est autre, à la fois plus grande et plus limité.
Comme militant politique, j’ai toujours estimé de mon devoir d’essayer de comprendre les transformations qui pouvaient se produire sur la scène internationale et dans la région maghrébine et arabe, parce que cela se répercutait immanquablement sur la Tunisie. De ce point de vue, celui des processus de transformation, il ne fait pas de doute que tout a changé depuis 1968. Cette date représente une rupture, un tournant ; il y a un avant et un après 1968, et cela est valable partout sur la planète.
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LE MONDE D’AVANT
Pour être concret, voyons ce qui a changé. Afin de préciser les termes de la comparaison, considérons un instant le monde d’avant 1968. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, il était organisé autour de trois blocs distincts, dotés de systèmes économiques et idéologiques différents et concurrents : le capitalisme libéral à l’Ouest, le collectivisme communiste à l’Est et le développementalisme socialisant au Sud.
On a vu que le soulèvement de la jeunesse voici 50 ans s’était propagé partout, de Prague à Varsovie, de Berlin à Paris, de Chicago à Mexico, de Brasilia à Montevideo, de Tunis à Dakar, franchissant allègrement les frontières séparant les pays et les systèmes. La conclusion logique que l’on peut tirer d’une telle transversalité de la contestation, c’est que les trois camps – Ouest, Est et Sud – possédaient un fond commun, malgré leurs différences apparentes.
Sur un plan culturel général, je crois que ce fond commun provenait du fait que les trois blocs étaient les dérivations d’une matrice originelle commune, que j’appellerai par commodité la philosophie des Lumières. L’Ouest capitaliste se réclamait de cette philosophie. Elle était née en son sein et justifiait, à ses yeux, son autorité et sa prééminence.
A l’Est aussi, on se réclamait d’elle, mais en lui faisant subir une sorte de radicalisation sociale : les bienfaits que les Lumières avaient apporté à travers la révolution bourgeoise devaient être équitablement partagés et bénéficier à l’ensemble des classes populaires, grâce à la suppression du régime des classes. Au Sud, enfin, pour les régimes développementalistes, les Lumières constituaient également une référence centrale, en subissant cette fois une opération d’extension géographique : les bienfaits ne devaient pas rester l’apanage des pays développés du Nord, ils devaient profiter aussi aux pays sous-développés du Sud. Les trois blocs formant l’ancien système mondial paraissaient de cette façon apparentés, aussi bien subjectivement qu’objectivement. Ils avaient un ancêtre commun, même s’ils en appréciaient diversement le message.
Avant 1968, cette espèce de communauté d’appartenance – revendiquée ou implicite selon les circonstances –, se matérialisait sur le terrain de multiples manières.
Dans les trois camps, les idéologies dominantes se voulaient rationalistes et séculières. Les pays adoptant un référentiel religieux semblaient alors anachroniques et condamnés à disparaître à brève échéance.
Les Etats jouaient un rôle primordial en matière de cohésion sociale. Même à l’Ouest, ils intervenaient activement dans la vie économique et géraient un important volume d’entreprises et de services publics, tout en régulant étroitement l’activité économique et financière privée.
Les inégalités de revenus existaient partout, plus ou moins prononcées, mais les Etats, y compris ceux de l’Ouest capitaliste, s’efforçaient et parvenaient à les maintenir dans des limites supportables.
Dans la majorité des cas, les intérêts de l’argent et ceux de la politique restaient encore relativement séparés les uns des autres.
Enfin, et j’arrête l’énumération, dans les trois blocs, la rhétorique officielle des pouvoirs accordait une place éminente à la notion de progrès. Chaque nouvelle génération devoir pouvoir vivre mieux que la précédente, matériellement et culturellement.
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LE MONDE D’APRÈS
Si l’on compare point par point ce monde de l’avant 1968 avec celui qui l’a rapidement remplacé après cette date, on est forcé de constater que tout a changé. En pire.
Les idéologies dominantes ne sont plus rationalistes et séculières, mais religieuses. Cette évolution ne concerne pas uniquement le monde arabe ni le monde musulman, sur lesquels se concentrent les feux de l’actualité. Elle concerne aussi Israël, par exemple, où la droite religieuse fait et défait les gouvernements depuis 40 ans. Elle concerne encore l’ex-Europe de l’Est, où la droite religieuse est majoritaire dans plusieurs pays depuis 15 ou 20 ans. Et elle concerne plus gravement les Etats-Unis, où la droite protestante (et crypto-sioniste) ne cesse de monter en puissance depuis les années 1990.
L’Etat ne joue plus son rôle de régulateur dans un grand nombre de pays. Quant à son éventuelle intervention dans l’économie, la chose est aujourd’hui perçue, dans les cercles dominants, comme une hérésie, voire comme une obscénité.
Les inégalités sociales ont explosé dans la plupart des pays. Autrefois, lorsque j’étais étudiant en économie, lorsqu’ils nous expliquaient comment étaient hiérarchisées les échelles de revenus dans chaque Etat, nos professeurs parlaient des 10% les plus riches. C’était le fameux décile. Vingt ans plus tard, dans les facultés et les écoles de commerce du monde entier, on est passé de 10% à 1%. Le centile avait remplacé le décile, pour rester au plus près du creusement des inégalités intervenu entretemps. Aujourd’hui, on fait encore mieux, puisque l’on ne considère plus que les 0,1% les plus riches.
La confusion entre l’argent et la politique a pratiquement recouvert la surface de la terre. Dans beaucoup de pays, les groupes au pouvoir ne sont plus seulement au service des plus grosses fortunes, ils sont souvent eux-mêmes formés d’oligarques, comme pour confirmer l’adage que l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même.
La notion de progrès, enfin. Le mot a disparu de la bouche des dirigeants politiques. L’idée est devenue proprement désuète, ringarde, même dans les milieux académiques, où il est de bon temps de moquer les rêveurs qui parlent encore de progrès et de sens de l’histoire.
Le monde qui se dressait devant nous en 1968, qui nous bouchait la vue et l’avenir, que l’on trouvait trop autoritaire et trop oppressif, que l’on voulait transformer, corriger, rendre plus juste et plus beau, ce monde a effectivement changé après la formidable secousse que nous lui avons imprimé. Mais il a changé dans une direction totalement contraire à nos désirs et à nos espérances.
Utilisant un raccourci, je dirai que le monde d’avant était fondamentalement de type centriste, et cela sur tous les plans, politique, idéologique ou économique. En 1968, nous avons mis notre énergie à tenter de le faire pencher à gauche. Mais le seul résultat obtenu a été de le voir brutalement basculer vers le versant opposé. Est-ce à dire que nous avons été les dindons de la farce ? Est-ce que notre génération, dans l’inconscience et l’immaturité de sa jeunesse, n’aurait finalement servi qu’à provoquer une irréparable droitisation du monde ? Je ne le pense pas, et mon appréciation s’appuie sur des données objectives incontestables.
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LA MARCHE CONTRADICTOIRE DE L’HISTOIRE
Je veux d’abord vous rappeler la phrase de Raymond Aron commentant Le 18 Brumaire de Marx : « Ce sont les hommes qui font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font. » En 1968, il est certain que les étudiants du monde entier ont fait l’histoire, et il est également certain qu’ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils faisaient. Mais l’histoire n’est jamais linéaire, elle n’est jamais univoque, elle ne va jamais dans un seul sens. Hegel exprime cette idée dans une formule lapidaire d’une grande intelligence dialectique : « L’histoire avance toujours par son mauvais côté. » Elle avance, c’est l’aspect positif progressif de la contradiction ; mais par son mauvais côté, c’est l’aspect négatif régressif de la même contradiction.
Si l’on observe attentivement l’évolution de la situation internationale depuis 50 ans, on peut repérer sans peine comment les deux mouvements sont allés de pair. Regardons d’abord l’aspect négatif régressif. On a dit du monde d’avant qu’il était structuré en trois pôles distincts. Ceux-ci étaient reliés par un rapport de force bien précis. L’Ouest (et surtout les Etats-Unis) était placé au sommet de la pyramide de la puissance ; l’Est (dirigé par l’URSS) occupait une position médiane ; le Sud (mené par les leaders des Non-alignés) était relégué en bas de l’échelle.
C’est ce système mondial particulier qui a disparu après 1968. Comme la solidité d’une chaîne dépend de son maillon le plus faible, c’est le bloc Tiers-monde qui a été disloqué en premier. Pour l’essentiel, le processus a commencé et s’est achevé dans les années 1970. Dans ce court laps de temps, les principales expériences développementalistes ont été abandonnées ou détruites, notamment dans la région arabe, en Afrique et en Amérique latine. Tous les moyens ont été mis en œuvre pour atteindre cet objectif : la guerre financière, la guerre idéologique et aussi la guerre tout court et les coups d’Etats. Le deuxième maillon qui devait ensuite sauter est le bloc soviétique. La dislocation a été encore plus rapide et s’est réalisée en à peine deux ans, borné par la chute du Mur de Berlin en novembre 1989 et le démantèlement de l’URSS en décembre 1991.
Dès lors, le champ était libre. Privée de concurrents, l’instauration d’une hégémonie exclusive de l’Ouest – et spécialement du géant américain – paraissait appelée à se rétablir et à se maintenir de façon définitive, quelque chose comme un nouveau Reich de mille ans. Les propagandistes de l’Empire se sentirent pousser des ailes. Souvenez-vous de Francis Fukuyama et de son livre La fin de l’Histoire. Pour lui, l’aventure humaine était parvenue à son apogée et l’on allait enfin connaître notre âge d’or, sous la tutelle bienveillante de l’Oncle Sam. Dorénavant, le monde serait un, unifié, global, globalisé, littéralement mondialisé.
C’est pourtant à ce moment que les choses se sont mises à mal tourner pour l’Oncle Sam, précisément à travers la globalisation et la mondialisation. Nous passons ici au deuxième aspect de la relation dialectique, à son côté positif et progressif. En même temps que semblait s’installer une suprématie sans partage des Etats-Unis et de l’Occident, les articulations de base de l’économie ont commencé à se modifier dans un sens directement opposé à cette suprématie.
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LA FIN DE L’HÉGÉMONIE AMÉRICAINE
Le mouvement est resté souterrain au départ, et comme invisible pour le grand public. Il s’est directement appuyé sur les opportunités involontairement offertes par la mondialisation, notamment par les politiques de délocalisations et de transfert de technologies, ainsi que par la financiarisation accélérée des pays capitalistes du Nord. Tout cela peut paraître trop technique, mais les conséquences en ont été considérables.
Pour résumer, je dirai ceci : depuis les années 1990, on assiste à un gigantesque déplacement de l’activité productive, du Nord vers le Sud. Ce processus de délocalisation, que les pays riches pensaient pouvoir limiter aux produits à faible valeur technologique (et à faible valeur ajoutée), en gardant pour eux la fabrication des biens à forte valeur technologique (et à forte valeur ajoutée), ce processus a progressivement échappé à leur contrôle. En Chine, en Inde, ailleurs en Asie ; au Brésil, au Mexique, ailleurs en Amérique latine ; en Afrique du Sud et encore ailleurs – bref, là où il y avait de vrais Etats –, les délocalisations ont été détournées de leur visée première et orientées dans le sens de l’intérêt national des pays d’accueil. Ceux-ci se sont en quelque sorte appropriés l’opération, à l’aide des politiques dites de remontée des filières, en en faisant un développement soutenu par les entreprises locales et non pas seulement par des filiales d’entreprises étrangères. Depuis, la tendance n’a cessé de se confirmer.
Dorénavant, la même spirale qui industrialise le Sud désindustrialise le Nord. La puissance économique – à la source de toutes les autres formes de puissance – a commencé à changer de camp, à partir d’une espèce de transfert de substance : ici on génère de la richesse, là on la détruit ; ici on crée des emplois, là on en détruit ; ici on exporte, là on importe ; ici on produit, là on consomme.
Ce transfert de substance a été aggravé par la financiarisation toujours plus poussée des pays occidentaux. La financiarisation, c’est le placement des capitaux non plus dans l’économie réelle, mais dans l’économie virtuelle, c’est-à-dire dans la spéculation. Cette évolution accélère en retour le déclin de l’activité productive.
Le renversement du rapport de force entre le Nord et le reste du monde s’est fait par paliers, mais la pente est restée ascendante. Les statistiques relatives à l’activité économique internationale ne laissent pas d’hésitation à cet égard.
Année après année, l’écart a été comblé en matière de maîtrise scientifique et technique, de production industrielle, d’exportations de biens et de services et même en matière d’exportation de capitaux. Sur ces différents plans, depuis le milieu des années 2000, le Nord n’occupe plus la première place. Il a été rattrapé et souvent dépassé. L’aspect le plus décisif dans ce processus de rattrapage et de dépassement, c’est son caractère massif : il implique des dizaines de pays du Sud, répartis sur tous les continents.
Répétons-le : ce mouvement contradictoire de montée des uns et de déclin des autres s’est effectué dans le cadre de la globalisation ou de la mondialisation, qui devait garantir la prépondérance permanente des Occidentaux en général et des Américains en particulier. Il a abouti au résultat inverse. Il s’agit là d’un accomplissement de portée historique majeure. Je ne dis pas cela par anti-occidentalisme ou antiaméricanisme primaire, mais parce qu’il n’est jamais bon que le monde soit dominé par un seul pays ou un petit groupe de pays. Evidemment, les Etats-Unis disposent encore d’une relative avance dans divers secteurs, notamment dans l’armement et la finance, mais on peut dire avec certitude aujourd’hui que leur avenir en tant qu’hyperpuissance hégémonique est derrière eux.
Voilà un demi-siècle, les étudiants du monde entier portèrent un rêve commun : faire plier l’impérialisme américain. Désormais, l’objectif n’est plus utopique. A certains égards, il est même d’ores et déjà atteint. Certes, l’affaire a suivi une trajectoire inattendue. Et elle a pris plus de temps que prévu. Et nos cheveux ont blanchi. Mais l’objectif est atteint ou en passe de l’être. La génération 68 de tous les pays peut légitimement en tirer quelque satisfaction. Parce que nous ne nous sommes pas dérobés. Et parce que nous avons fait notre part de travail, en offrant les seuls biens que nous possédions : notre jeunesse et notre courage.