Pense à celui qui ne dort jamais
27 août 2019
- 26 août 2019
- Par Mačko Dràgàn
La ilaha illa Allah, toi qui va dormir, pense à celui qui ne dort jamais, La ilaha illa Allah, O toi qui va dormir n’oublie pas celui qui ne dort jamais, la barque fend les vagues et j’aimerais fermer les yeux, j’ai peur et j’ai faim et froid et j’aimerais dormir pour intégrer la puanteur et la terreur et l’absurdité et l’horreur d’une autre sorte de cauchemar, loin de la puanteur et de la terreur et de l’absurdité de ce cauchemar où je me vois sans croire vraiment qu’il s’agisse de moi, de moi, où je me vois dans un esquif rouillé qui tangue et fend les vagues et je me vois accolé à des dizaines des centaines d’autres corps souillés par la peur et la pisse et accoudés au bastingage pour les plus chanceux, bien qu’il existe toujours le risque de tomber dans la mer aimante mais noire et avide et chargée de sel comme d’un poison, les autres debout au milieu du pont les bras serrés contre le corps, des enfants ou des ballots de vêtements dans les bras et les pieds baignant dans le vomi de ceux qui soudain se plient en deux avec un petit bruit mouillé et un haut-le-cœur et recrachent des repas qu’ils n’ont pas eu en gémissant à cause de leur gorge brûlée par la bile, qui vomissent et vomissent et gémissent et, au moins, ne voient plus le grand bateau rouillé qui auparavant était un rêve, quand ils l’imaginaient depuis la terre ferme, appuyés sur un mur en brique du ghetto en fumant des cigarettes achetées à l’unité à l’un de ces vendeurs qui restent toute la journée assis devant une boîte à chaussure sur laquelle ils posent les cigarettes et attendent le client, et réfléchissent ou ne pensent à rien mais probablement aussi parfois rêvent à ces bateaux vers un meilleur soleil, à ce bateau qui traverse la houle et nous rend malades et qui semble ne pas avoir de capitaine, ni de moteur, qui semble aller tout droit comme le bateau de ce Hollandais Volant d’un livre de mon enfance, dirigé par des marins-zombies verdâtres et sans paupières mais incapables de voir ces dizaines ou ces centaines de corps apeurés entassés sur le pont, car les marins verdâtres et les corps apeurés ne sont pas du même monde, il fait nuit et nous ne voyons personne, nous ne voyons rien, le bateau n’a pas enclenché ses lumières et la coque gémit, nous allons tout droit et je voudrais dormir en implorant celui qui ne dort jamais.
J’en jure par l’étoile qui se cache, votre compatriote n’a pas été égaré, il n’a pas été séduit, il ne parle pas de son propre mouvement… ce qu’il dit est une révélation qui lui a été faite… La ilaha illa Allah, toi qui va dormir, la ilaha illa Allah, O toi qui va dormir pense à celui qui ne dort jamais, dormir, dormir, j’ai froid et faim, les vagues se dressent et retombent en murs opaques de barbarie liquide et glacée étrangère à toute compassion, nous sommes là entassés et nous avons tous froid et faim, depuis combien de temps est-on parti, et dans combien d’heures arriverons-nous, et combien avons-nous payé, cela n’importe plus, inanités, l’exil se monnaye comme l’enfer, il se vend très cher et l’équipage-zombie ne nous a pas fait grâce de cette absolue vérité à nous clébards fourbus et tas de chiffons mouillés, j’ai froid et faim, une ombre remue puis se lève et va vomir dans l’eau et les paupières me brûlent de sommeil, dormir, dormir, oublier, ne pas rêver et quitter ce cauchemar, cet enfer flottant, ces remugles de fruits de mer ce filet d’urine qui me coule sur les chaussures et dans les narines, ces visages terrassés et cette odeur tenace et insoutenable de peur, ces cris de peur, ces gestes de peur, ces visages déformés par la peur, ses mains serrées entre elles pour tenter en vain de tordre son cou à la peur, ce rabaissement de toute notre carcasse à l’unique réalité de la peur, une vague gigantesque, puis une autre, le bateau grince et avance sans lumière, la police maritime ne verra rien, rien de rien, rien rien, nous avons payé assez cher et ils ont promis, nous avons payé pour ce cauchemar et maintenant nous avons tous peur.
Un cœur où l’amour et la passion ont fondu sous le feu de la peur, une tunique de peau usée de l’intérieur par un organisme sordide, des épaves, des agonies enveloppées dans des chemises crasseuses et des couvertures trempées. La ilaha illa Allah, n’oublie pas que le sommeil est notre seule richesse ici-bas et n’oublie pas celui qui ne dort jamais. J’ai sommeil, j’ai affreusement sommeil. Des étoiles lointaines, la mer qui bout. Louange à Dieu souverain de l’univers, le Clément, le Miséricordieux, souverain au jour de la rétribution, et toi qui va dormir pense à celui qui ne dort jamais, La ilaha illa Allah, pense à celui qui ne dort jamais, lorsque la terre tremblera d’un violent tremblement, qu’elle aura secoué les dépouilles dans leurs caveaux, l’homme demandera ce qu’elle a et alors elle racontera ce qu’elle sait qui est ce que le Miséricordieux lui inspirera. La crasse, le sel acide dans le creux des paupières. Et pas de sommeil, pas de sommeil, pas de rêve. Je serre la couverture contre moi. Une femme croque un morceau de poulet que son compagnon a sorti de sa veste. Une silhouette affalée donne l’impression d’être morte, étouffée et broyée dans cette barque que la houle étouffe et broie, avec son équipage-zombie et ses passagers-fantômes pâles et courbés et qui pataugent dans la merde la pisse et le vomi, nous avançons sur l’esquif sanglant dans la nuit profonde, nous ne voyons rien. La ilaha illa Allah, la ilaha illa Allah, dormir, oublier, O toi qui t’apprête à dormir pense à Celui qui ne dors jamais, mais qui te fera entendre ce qu’est le coup ? Qui ? Nous ne voyons rien, j’ai faim, j’ai froid. Les paupières me brulent et pleurent. Le jour où les hommes seront dispersés comme des papillons, où les montagnes voleront comme des flocons de laine teinte, celui dont les œuvres seront de poids dans la balance aura une vie pleine de plaisirs. Le froid, la faim, la peur, la honte. Celui dont les œuvres seront légères dans la balance aura pour demeure le fossé. Le froid, l’espoir, l’attente, la faim. Qui te dira ce qu’est le fossé ? C’est le feu ardent.
J’ai donné une enveloppe et me voilà sur ce bateau rouillé où j’ai froid et faim et sommeil et l’aube ne viendra jamais. Il n’y a même plus d’étoiles. La mer est en furie, elle rugit, de l’eau partout, le sel, les vagues, l’odeur d’algues pourries, de poisson crevé, la coque qui se soulève et retombe et qui grince et craque. Le sommeil ne vient pas et tout comme l’aube il ne viendra jamais. Pas de rêves possibles mais l’horreur, l’attente, le cauchemar, la soif au milieu de cet enfer liquide, la faim sur cet îlot bringuebalant de métal rouillé. La ilaha illa Allah, la ilaha illa Allah. Toi qui va dormir. O toi qui va dormir. O toi qui sait comment dormir et rêver pense à celui qui ne dort jamais et qui a faim et froid et qui attend et qui ne voit rien venir. Une vague, des torrents d’eau, l’écume. Ma couverture trempée, mon petit sac trempé. Je serre ma couverture contre mon visage. J’ai mal au cœur. La tête bourdonne et me fait mal. La mer profonde et noire ne rend jamais ce qu’elle avale. Le bateau tangue. La ilaha illa Allah. Je cherche une aide auprès de Dieu dès l’aube du jour. Contre la méchanceté des êtres qu’il a crées. Contre le malheur de la nuit ténébreuse quand elle nous surprend. Le bateau avance. Contre la méchanceté des sorcières qui soufflent sur les nœuds. Le bateau avance. Contre le malheur de l’envieux qui nous envie. Le bateau avance.
L’aube ne viendra jamais.
Macko Dràgàn
PS : comme le texte précédent, celui-ci est tiré d’un roman, Ni oubli ni pardon, disponible en pdf à l’adresse suivante : mackodragan@gmail.com