Libye: en violation de l’embargo de l’ONU, les alliés des deux camps alimentent la guerre
22 décembre 2019
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Alors que l’offensive des forces rebelles du général Haftar piétine, Tripoli vient de conclure un accord militaire avec la Turquie. Un rapport destiné au Conseil de sécurité de l’ONU – obtenu par Mediapart – révèle les livraisons clandestines d’armes aux belligérants et la présence sur le terrain de combattants étrangers. Une escalade susceptible de déstabiliser un peu plus la région.
Après avoir largement contribué, depuis 2011, à armer les groupes djihadistes qui déstabilisent le Sahel, l’interminable guerre civile libyenne peut-elle maintenant menacer l’équilibre stratégique de la Méditerranée orientale ? Le risque d’une évolution aussi inquiétante est plus sérieux que jamais depuis la signature, le 27 novembre, entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et le chef du gouvernement d’union nationale libyen (GNA), reconnu par l’ONU, Faiez Sarraj, d’un accord qui provoque la colère de la Grèce et agite toute la région, de Chypre à l’Égypte, en passant par Israël.
Car cet accord sur la délimitation maritime, qui donne à Ankara l’accès à de vastes zones riches en hydrocarbures revendiquées par ses voisins, comporte aussi un volet de coopération sécuritaire qui autorise l’envoi en Libye d’une éventuelle aide militaire turque. Or le GNA, basé à Tripoli, est actuellement confronté à une offensive de l’autre pôle de pouvoir libyen, l’Armée nationale libyenne (ANL), du maréchal autoproclamé Khalifa Haftar, maître de la Cyrénaïque, à l’est du pays. Et Haftar est politiquement et militairement soutenu par l’Égypte, les Émirats arabes unis, la Jordanie, tous rivaux régionaux d’Ankara.
En fait, à travers l’affrontement entre leurs partenaires libyens, c’est à une véritable guerre de basse intensité par procuration que se livrent d’une part la Turquie et le Qatar, alliés du GNA, et d’autre part l’Égypte, les Émirats et la Jordanie, alliés du « maréchal » de Benghazi. Une guerre qu’ils entretiennent, depuis des années, par leurs livraisons d’armes, leurs envois de « conseillers », leur aide financière, leur appui diplomatique et parfois l’intervention directe de leur aviation. Le tout en violation, jusqu’à ce jour impunie, de l’embargo sur les livraisons d’armes décidé par les Nations unies en février 2011.C’est ce que dévoile un rapport remis le 9 décembre au Conseil de sécurité (y accéder ici) par un groupe d’experts chargés d’observer le développement du conflit sur le terrain, en particulier depuis le lancement de l’offensive de Haftar contre Tripoli, le 4 avril 2019. Composé de deux spécialistes des armes, deux spécialistes des groupes armés, un expert en transports, notamment maritimes, et un expert dans le domaine financier, ce groupe a livré un document de 376 pages, dont Mediapart a obtenu une copie, qui contient une analyse détaillée du conflit en cours et une enquête tout aussi précise sur les très nombreuses violations de l’embargo sur les armes et sur les responsables – États, entreprises, personnes – de ces violations.
Enseignement majeur de ce rapport : les deux pôles de pouvoir en Libye – le gouvernement de Tripoli, adoubé par la communauté internationale, comme les forces de Haftar, à Benghazi, en rébellion ouverte contre le premier – ont reçu, au moins jusqu’à l’été dernier, des livraisons clandestines d’armes, de munitions et de matériels militaires, et ont, aujourd’hui encore, recours au renfort de mercenaires étrangers, en violation de l’embargo de l’ONU. Le constat avait déjà été dressé, au fil des ans, par les médias, mais il est ici confirmé et documenté par les experts de l’ONU, qui s’appuient sur des témoignages directs et sur de nombreux documents comptables et photographiques.
Toutefois, le rapport ne mentionne pas l’aide apportée par certains États, l’Égypte, la Russie ou la France, à Haftar. Sous la forme d’envois d’éléments des Forces spéciales ou de la DGSE, Paris a activement contribué au renseignement tactique et à la formation des combattants de l’ANL. Cette aide, a priori contradictoire avec la reconnaissance officielle du GNA par Paris, s’explique, selon la DGSE et le Quai d’Orsay, par la nécessité de s’appuyer en Libye sur la force militaire la plus crédible pour lutter contre le djihadisme. C’est-à-dire l’armée du pouvoir de Benghazi.
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Deuxième enseignement du rapport : l’attitude du pouvoir de Tripoli et de celui de Benghazi face à l’embargo des Nations unies jette plus qu’un doute sur la sincérité de leur engagement en faveur de la paix, en réponse aux démarches engagées depuis des années pour rechercher une solution politique négociée au conflit par l’envoyé spécial de l’ONU, l’universitaire libanais Ghassan Salamé.Troisième enseignement d’importance : même si, selon le rapport, les « capacités militaires des deux camps ont été en apparence renforcées par l’apport de combattants étrangers, l’impact de ces renforts sur le déroulement du conflit a été limité. Les opérations ont été dominées par le recours à des munitions guidées de précision tirées par des avions sans pilotes, ce qui a, dans une certaine mesure, limité les dommages collatéraux que l’on peut redouter dans un tel conflit ». Dans ces conditions, relèvent également les experts de l’ONU, « les pertes parmi les combattants et les civils demeurent faibles. Le conflit continue de poser des menaces locales aux civils libyens, forcés à fuir par les combats ou victimes de l’utilisation comme armes ou de l’exploitation financière des institutions vitales de l’État, comme la distribution de l’eau, de l’électricité ou des carburants ».
Le rapport ne cite aucun bilan des pertes humaines depuis le début de l’offensive de Haftar contre l’ouest du pays mais d’autres sources de l’ONU évaluent à un millier de morts et plus de 140 000 déplacés le nombre des victimes, civiles et militaires, recensées depuis huit mois. On est loin, en effet, des massacres syriens ou yéménites.
Quatrième constat important des experts : les opérations militaires des forces du GNA et de l’armée de Haftar, ainsi que les frappes des forces du commandement américain antiterroriste en Afrique (AFRICOM), continuent à affaiblir les structures organisationnelles des groupes d’Al-Qaïda ou de ce qui reste de Daech, et réduisent au moins temporairement leurs capacités opérationnelles en Libye. Mais, selon le rapport, des cellules dormantes de Daech existent toujours à Tripoli, Misrata, et des groupes autonomes sont signalés à Sebha, Murzuk et Al Qatrum, au sud du pays, alors que le quartier général local de l’organisation semble toujours être dans la région de Bani Walid, à 150 km au sud-est de Tripoli.
Les experts relèvent que le 6 juillet 2019, la branche médias de Daech a diffusé une vidéo du chef de l’organisation en Libye, Mahmoud Massoud al-Barassi, également connu comme Abou Moussab Allibi, dans laquelle il affirmait que la Libye était devenue l’un des principaux axes des futures opérations, destinées à compenser la perte des territoires et de l’influence en Syrie. Selon le document, « Daech finance actuellement ses activités dans le pays par le vol, les enlèvements contre rançon, l’extorsion, la contrebande. La taxation des réseaux de trafic d’êtres humains demeure l’une des ressources majeures de l’organisation en Libye ».