Richard Labévière
Par Richard Labévière (revue de presse : Proche&Moyen-Orient.ch – 23/3/20)*
Inédite, cette pandémie n’est vraisemblablement pas la fin du monde, mais signe assurément la fin d’« un » monde : celui de la mondialisation libérale, néo-libérale et ultra-libérale ; en dernière instance, celui du village planétaire de Marshall McLuhan. En 1967, dans son ouvrage Le Médium est le message1, le sociologue canadien (1911 – 1980) affirmait que les médias de masse fonderaient l’ensemble des micro-sociétés en une seule et même « famille humaine », un « seul village » où « l’on vivrait dans un même temps, au même rythme et donc dans un même espace ».
On sait – au moins depuis le sommet de la terre de Rio de 1992 – qu’on va droit dans le mur si l’on continue à détruire la planète (exploitation exponentielle des ressources naturelles, rejets massifs des gaz à effet de serre et autres vecteurs de réchauffement climatique, extinction de la biodiversité), et on y va sûrement… mais à un rythme lent, étalé dans le temps. De la même inexorable manière, l’actuelle pandémie nous fait basculer dans l’inconnu, mais c’est tout de suite, brusquement, globalement – ici et maintenant -, sans que l’on sache très bien comment tout cela va se terminer et si cela va se terminer vraiment… dans la mesure où plus rien ne pourra être comme avant !
DARWINISME SOCIAL « COMPRESSE »
A Beyrouth, Walid Charara écrit dans le quotidien Al-Akhbar qu’on savait depuis longtemps que « les mécanismes du capitalisme libéral induisent un darwinisme social généralisé rendant les plus pauvres toujours plus pauvres, les plus faibles toujours plus faibles allant jusqu’à disparaître pour laisser place aux plus riches et aux plus forts. Cette implacable logique suivait le rythme lent des cycles économiques, alors qu’aujourd’hui la pandémie provoque un darwinisme social ‘compressé’, brutal et d’une violence décuplée ».
Le cas du prince Albert de Monaco ne doit pas cacher la forêt et il restera à dresser une sociologie précise des contaminés pour constater que le virus aura contribué à aggraver les inégalités sociales – les confinés sont tous égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres -, les confrontations et les crises internationales.
Derrière le réflexe immédiat de fermer les frontières, moult questions se posent et continueront à se poser à l’encontre de dirigeants redécouvrant subitement les bienfaits régaliens de l’Etat-nation, aux accents mélancoliques d’un Conseil national de la Résistance (CNR) dont il était de bon ton de proclamer – il n’y a pas si longtemps encore – que son programme n’était qu’une collection de vœux pieux à remiser au cabinet des curiosités historiques. On entendit même tout récemment Angela Merkel recommander la « nationalisation » – oui, la nationalisation ! – de plusieurs « secteurs sensibles » de l’économie allemande. Il se passe vraiment quelque chose d’inédit !
D’une soudaine grande sagesse, le président de notre République a remisé à plus tard sa grande réforme des retraites. Bravo ! Et l’on peut d’ores et déjà imaginer que son hypothétique remise en route ne pourra s’effectuer à l’identique de son dernier lancement… Transposée sur le plan international, cette soudaine clairvoyance devrait remettre aussi à plus tard toutes les expéditions militaires, les guerres asymétriques et toutes les sanctions économiques, quels que soient leurs fondements ! En effet, une trêve des confiseurs généralisée devrait être la règle sur l’ensemble de la planète.
Au lieu de cela, on assiste impuissant et dans l’incompréhension la plus totale à un durcissement, sinon à une accélération d’un darwinisme géopolitique aggravé.
DES CRISES INTERNATIONALES AGGRAVEES
Dans son « Bulletin quotidien Covid-19 », l’excellent général Dominique Delawarde – dont la veille est l’une des meilleures qui soient – nous indique que s’agissant de l’Iran, « il faut rappeler que ce pays est sous sanctions des gouvernances occidentales qui se soumettent aux pressions des lobbies pro-israéliens (Etats-Unis, Union européenne, OTAN). Ces sanctions affectent l’approvisionnement en médicaments et matériel médical et contraint le pays à se tourner toujours plus vers la Chine et la Russie. Cette prise en otage de la population iranienne pour des raisons politiques ne peut être que contre-productive pour le quatuor « Etats-Unis/Israël, UE, OTAN» pour deux raisons principales : 1) elle ne grandit pas l’image de cette « coalition occidentale » dont les gouvernances se targuent en permanence d’humanité, de « droits de l’homme », de devoir « d’ingérence humanitaire » et qui, au nom de ces principes à géométrie variable, sèment le chaos sur la planète depuis un quart de siècle. Le cynisme des gouvernances EU-UE dans cette affaire d’épidémie (embargo sur les médicaments) restera dans la mémoire des peuples. 2) favoriser consciemment, pour des raisons de basse politique, le maintien d’un foyer épidémique dans le monde, n’est bon pour personne. D’ailleurs, par une triste ironie du sort, ce sont, entre autres, des soldats américains déployés sur l’ensemble de la planète pour y assurer l’hégémonie américaine, qui ont été y contracter ce virus pour le ramener chez eux. Au rythme où vont les choses, les Etats-Unis pourraient bien être classés, in fine, devant l’Iran et, peut-être même devant la Chine et l’Italie au palmarès du nombre des victimes ».
Ce même constat affligeant peut être dressé pour la bande de Gaza, confinée puis des décennies par la soldatesque israélienne qui renforce actuellement l’isolement de ce territoire palestinien en y aggravant sciemment les conditions d’approvisionnement et d’assistance sanitaire. Les partisans et soutiens de la prétendue unique « démocratie » du Proche-Orient devraient s’interroger aussi sur les conséquences de l’instauration de « l’Etat juif » de Benjamin Netanyahou, imposition d’un véritable apartheid qui n’a fait que s’accentuer depuis la généralisation de la pandémie. Là, plus qu’ailleurs, les confinés sont égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres…
Quant au Yémen, plusieurs sources militaires et diplomatiques de prochetmoyen-orient.ch confirment – qu’avec le développement de la pandémie – les autorités saoudiennes ont intensifié les bombardements des infrastructures civiles et sanitaires du sud de cette péninsule arabique, abritant les populations les plus pauvres de la planète. Hallucinant !
Plutôt que de réorienter ses capacités militaires contre l’extension du virus (comme cela se fait dans la plupart des pays), la dictature wahhabite – avec la bénédiction d’Allah et de la Maison Blanche – renforce, au contraire, ses offensives meurtrières à l’encontre des populations civiles du Yémen. Pionniers en la matière, les mêmes responsables s’étaient réjouis d’une pandémie de choléra qui ravage ce même pays depuis un an et demi, s’efforçant de « canaliser » le mal vers les « régions ennemies ».
On pourrait tout aussi bien insister sur les effets contaminants du maintien des sanctions et de l’embargo à destination de Cuba (qui ne menace plus personne depuis longtemps) et d’un Venezuela exsangue qu’il faudrait aider aussi, plutôt que punir pour faire main basse sur son pétrole!
GOUVERNANCE MONDIALE
OU COOPERATION INTERNATIONALE ?
Face à ces effets aggravants de la pandémie sur les crises internationales en cours, que faire ou plutôt comment imaginer l’après ? Vaste point d’interrogation… Une fois de plus l’Union européenne aura démontré son incapacité à peser sur le réel et ses défis les plus urgents. D’autres organisations régionales comme l’Union africaine ou la Ligue arabe n’ont guère été plus brillantes, restant aux abonnés absents.
Reste l’Organisation des nations unies, cette bonne vieille ONU et ses agences spécialisées (OMS, HCR, PNUD, etc.) sans lesquelles le monde actuel serait encore plus mal en point qu’il n’est aujourd’hui.
Sachant d’ores et déjà que plus rien ne sera comme avant, c’est-à-dire qu’une fois sorti de cette pandémie du Covid-19, pourraient survenir d’autres menaces de Covid-20, 21, 22, 23 jusqu’à l’infini – les spécialistes estimant qu’on doit s’attendre à une pandémie de type viral tous les cinq ans -comment envisager la défense, sinon la riposte, en tout cas l’organisation, voire la régulation du nouveau monde ?
(1) Marshall McLuhan : The Medium is the Massage : An Inventory of Effects, Bantam Books, New York, 1967.
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