InterviewProf. Mario Caligiuri :
Mohsen AbdelmoumenMardi 31 mars 2020 Prof. Mario Caligiuri. DR. English version here Mohsen Abdelmoumen : Quelle est la situation de votre pays l’Italie dans le contexte de l’épidémie du virus Covid19 ? Prof. Mario Caligiuri : En ce moment, la situation italienne est la plus grave du monde, par le nombre de contaminés et de morts, supérieur même à la Chine. Les conditions sont extrêmement difficiles et en Lombardie elles sont même tragiques. Mais on ne dit pas la vérité sur les chiffres. Par exemple, en Chine, de février à décembre 2019, 21 millions de téléphones portables sont éteints. Je ne sais pas si cela signifie quelque chose. En Italie, selon l’Institut Supérieur de la Santé, le pourcentage de décès dus au seul coronavirus est d’environ 2%. En Russie, le nombre de personnes infectées est très faible et aucun décès n’a été signalé jusqu’à présent. Au Japon, le pays a été mis en quarantaine immédiatement après la nouvelle officielle du report des Jeux olympiques de Tokyo à l’année prochaine. Ce n’est que ces dernières semaines que des mesures strictes ont été prises contre la pandémie par les pays européens à l’exception de la Suède, et aux États-Unis, où le nombre d’infections détectées en a fait le premier pays au monde. Les chiffres sont certes indicatifs, mais ils doivent être interprétés et mis en contexte. Et les conclusions seront faites à la fin, dans plusieurs mois. Vous évoquez trois éléments très troubles, tels que le fait que 21 millions de portables ont été éteints en Chine, que seuls 2% d’Italiens sont décédés des suites du coronavirus et que la Russie connaît très peu de personnes infectées et aucun décès. Cela fait beaucoup d’éléments pour constituer un hasard. D’après vous, quelle est la vérité qui se cache derrière ce mystérieux virus Covid 19 ? Dans toutes les grandes tragédies, il y a ceux qui les subissent et ceux qui en profitent. La forme de confrontation la plus pertinente dont nous devrons bientôt prendre connaissance est la guerre de l’information, qui est sans limites. Derrière le mystérieux virus Covid 19, à mon avis, il n’y a pas de complot mais une manifestation de la nature qui nous a trouvés non préparés, surtout dans une phase historique où l’homme, par le biais du génie génétique et de l’intelligence artificielle, a pris l’apparence d’un Dieu qui accorde la vie et la mort. Ce qui se passe remet les pieds sur terre à tout le monde. Ne pensez-vous pas qu’il y a eu un énorme manque d’anticipation de la part des gouvernements européens en ce qui concerne la pandémie que nous connaissons actuellement ? La première réunion de la Commission européenne pour aborder le problème a eu lieu le 6 mars 2020. L’épidémie est connue avec certitude depuis au moins décembre 2019 et, dès la fin janvier 2020, l’Organisation mondiale de la santé a souligné le risque très sérieux que cette épidémie représentait. Il n’en faut pas plus pour comprendre la négligence et l’impréparation d’une grande partie de la classe dirigeant européenne. Pourquoi l’Europe a-t-elle abandonné l’Italie alors que la Chine essaie de l’aider ? Cela confirme que toute nation, au-delà des affirmations de principe purement gratuites, pense d’abord à elle-même. Plutôt qu’une Europe des peuples, l’Union européenne est basée sur l’économie. La Chine fait sa politique légitimement, comme elle le fait en Afrique : propagande et investissements à long terme. L’Europe n’a-t-elle pas montré ses limites avec la crise du coronavirus ? De manière irréversible, si elle n’est pas en condition de faire face à la terrible crise économique qui prévoit une réduction de 4.5 % du PIB pour 2020. Mais cela pourrait être encore pire. On a vu des scènes d’hystérie collective dans des supermarchés et des magasins grandes surfaces. Cette crise du coronavirus n’a-t-elle pas mis à l’épreuve le mode de consommation individualiste ? Selon le philosophe Slavoj Žižek, le capitalisme mondial pourrait subir une profonde transformation. Pour lui, un changement radical est nécessaire et le coronavirus représente « la mort du capitalisme et une opportunité de réinventer la société ». Tout le système social, de l’éducation aux médias, est basé sur la promotion de la consommation. Les algorithmes sont l’agent de changement politique le plus puissant de ce siècle et sont programmés dans la logique capitaliste de favoriser la consommation de biens. Le secteur de la santé a été abandonné. On voit la pénurie du matériel nécessaire tel que les masques, les respirateurs et le gel hydroalcoolique qui manquent cruellement et l’épuisement voire la souffrance du personnel soignant. Ne pensez-vous pas que le modèle néolibéral qui place le profit au-dessus de tout est à remettre en cause ? Peut-on gérer la santé comme on gère un secteur économique quelconque ? Il ne fait aucun doute que la santé ne peut être gérée comme un secteur économique. En Italie, elle est confiée aux régions, dont 70 % des budgets concernent les soins de santé. Dans notre pays, en 1997, il y avait 575 places de soins intensifs pour les cas aigus pour cent mille habitants. Aujourd’hui, il y en a 275 : moins de la moitié. La santé des régions du sud est souvent problématique, alors qu’au niveau national, le secteur privé est très fort. Tout ceci confirme une vérité banale : pour beaucoup, la santé est juste un moyen de faire de l’argent. Les nombreuses exceptions, que nous admirons avec gratitude en Italie ces jours-ci, ne font que confirmer la règle. Les peuples européens ne sont-ils pas en train de payer le prix de l’austérité, de la désindustrialisation et de la délocalisation ? Après la Seconde Guerre mondiale, l’idée de l’Europe a assuré 75 ans de paix, la plus longue période de l’histoire sans conflit sur notre continent. Pendant cette période, cependant, les logiques économiques et bureaucratiques ont prévalu, surtout après la chute du mur de Berlin. Les logiques de profit les plus agressives prévalaient encore plus, ce qui explique aussi la propagation planétaire des mafias. Pour faire face à la crise pandémique, les États-Unis devraient voir leur déficit budgétaire doubler, en Allemagne, plus de mille milliards sont injectés, en France 300 milliards et en Italie environ 50 milliards. Lorsqu’ils commenceront à tirer des conclusions, il y aura des gens en Europe qui souffriront plus et des gens qui souffriront moins. Et les résultats seront imprévisibles. Que pensez-vous du manque de compétence de certains politiciens qui gèrent cette crise à la petite semaine en mode bricolage ? Le coronavirus n’a-t-il pas mis à nu des gouvernements entiers ? La politique est impardonnable d’avoir affaibli la santé publique. Les classes dirigeantes des démocraties occidentales ont sous-estimé ce qui se passait. La Chine a utilisé la main de fer, la Corée du Sud les technologies. Les classes dirigeantes de ces pays ont prouvé qu’elles étaient plus efficaces. Il y a trois ans, Daniel Bell a publié le livre « Le modèle chinois », dans lequel il théorise que les démocraties sont inadéquates pour créer des élites publiques efficaces. Nous sommes en train de le vivre. Il faut espérer qu’il y aura bientôt un réveil, sinon les temps seront vraiment difficiles car chaque organisation privée et publique travaille principalement en fonction de qui la dirige et la représente. Ne pensez-vous pas qu’après cette crise plus rien ne devra désormais être comme avant ? Cela ne me semble pas évident. Nous devons voir comment le système politique sera réarticulé. En Italie, il n’y a pas d’alternative à cette classe politique homogène. Les nouveaux acteurs ne sont pas meilleurs que les anciens et n’ont pas réduit l’inefficacité, les injustices sociales et les privilèges indéfendables des politiciens. À titre d’exemple, je voudrais rappeler la position du mouvement Cinq Étoiles sur les vaccins dont ils estimaient qu’ils faisaient plus de mal que de bien. Si nous ne changeons pas tous les musiciens, la musique sera toujours la même. Mais nous ne voyons pas de nouveaux musiciens à l’horizon. On a remarqué que dans des pays comme la France, la Belgique, etc. la population ne respecte pas le confinement. Ne pensez-vous pas que la question des droits individuels, le manque de discipline, compliquent les solutions pour éradiquer le coronavirus ? Certainement, mais il faut considérer qu’il s’agit d’une situation inédite et que les réseaux sociaux, plutôt que d’aider à comprendre, alimentent l’anxiété et la confusion. La désinformation est le fait le plus marquant de cette époque. Il y a plusieurs années, j’ai théorisé la société de la désinformation, qui est obtenue par l’excès d’information d’une part et le faible niveau d’éducation d’autre part. Aujourd’hui, de nombreuses personnes le comprennent : à quoi bon inonder les gens d’informations, souvent inutiles et erronées, alors que ceux qui les reçoivent n’ont pas les outils critiques et culturels pour les interpréter ? Cela pourrait être considéré comme une forme de censure très efficace. C’est-à-dire la privation des informations nécessaires pour comprendre la réalité. Comment expliquez-vous le manque en matière de coopération internationale, excepté la Chine, Cuba, le Venezuela et la Russie qui envoient des médecins et/ou du matériel et des médicaments, dans le combat contre ce virus ? La coopération internationale fonctionne généralement lorsqu’il y a quelque chose à prendre plutôt que quelque chose à donner. Cuba est digne d’éloges car, grâce à Fidel Castro, elle a créé un système de santé publique de qualité au service du peuple. En Occident, les services de santé privés sont excellents, mais ils ne sont certainement pas pour tout le monde. Le système politique comme le système économique dont certains nous disaient qu’ils étaient infaillibles, ont montré leur vulnérabilité contre un virus. Quelle leçon pouvons-nous tirer de cela ? Plus particulièrement, les systèmes politiques démocratiques sont en grande crise en raison de la sélection insuffisante des élites. La démocratie n’est qu’une procédure entre les mains d’oligarchies étroites soutenues par les médias, qui rendent crédible un système qui ne parvient même pas à garantir les droits essentiels des citoyens, que ce soit de la sécurité à la santé, du travail à l’éducation. Le système économique lui-même a confirmé les limites d’un modèle de développement basé sur le capitalisme qui s’est maintenant imposé à la planète entière, à commencer par les anciens États communistes tels que la Russie et la Chine. Sur un tout autre chapitre, l’opération Rubicon est un scandale mondial. Comment expliquez-vous que la CIA aidée par le BND allemand espionne des États alliés ? Les moyens du renseignement ne sont-ils pas détournés ? Aldo Moro, l’homme d’État italien tué par les Brigades rouges en 1978, pendant son emprisonnement, avait déjà déclaré que les services secrets fédéraux allemands menaient des activités en Europe pour le compte des États-Unis. Rien de nouveau ni de choquant. Il y a des années, les révélations d’Edward Snowden, ainsi que celles de Julian Assange, avaient déjà anticipé ces événements. Notre président de la République, Francesco Cossiga, qui était un grand connaisseur du renseignement, soutenait qu’il était normal d’espionner parmi les pays alliés et amis. Il n’y a rien de choquant, car il s’agit d’activités normales de politique étrangère non conventionnelles. Vous êtes un grand spécialiste du renseignement. Quelle lecture donnez-vous de la connivence entre les narco-trafiquants ainsi que la grande criminalité et les djihadistes ? Comment évaluez-vous les coopérations en matière de renseignement entre les pays du nord et ceux du sud de la Méditerranée ? La convergence d’intérêts entre les trafiquants de drogue, la criminalité et les djihadistes est un scénario très dangereux, surtout en ce moment. Rares sont ceux qui considèrent que les États se concentrent à juste titre sur la lutte contre le coronavirus et par conséquent, la criminalité et le terrorisme ont une plus grande portée, en particulier au niveau informatique. De plus, une des conséquences de la crise économique dans les prochains mois sera l’augmentation de la détresse sociale. Avec les classes dirigeantes démocratiques désignées par élection ou par concours, nous serons certainement encore plus en difficulté avec les mafias et le terrorisme, qui choisissent leurs dirigeants en fonction de leur mérite et de leurs capacités individuelles. Le renseignement est l’État profond, la continuité de l’État, indépendamment des majorités politiques. Jamais jusqu’à présent le renseignement n’a eu pour tâche de stabiliser la démocratie et de donner une continuité aux institutions publiques. C’est précisément pour cette raison que la collaboration entre les services de renseignement des pays européens et africains représente une étape stratégique pour transformer la Méditerranée d’une mer de conflits et de malaises sociaux en une mer de rencontres et de changements, pour donner de nouveaux horizons à l’humanité au XXIe siècle. Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen Qui est le Professeur Mario Caligiuri ? Mario Caligiuri est professeur titulaire à l’université de Calabre, où il a fondé le premier master en renseignement, le premier cursus en renseignement et le premier centre d’étude de renseignement des universités italiennes. Il est considéré comme l’un des principaux experts scientifiques au niveau international en matière de renseignement. Ses écrits incluent le renseignement et les sciences humaines : Una disciplina accademica per il XXI secolo (2016), Cyber intelligence ; Tra libertà e sicurezza (2016), Intelligence e magistratura; Dalla diffidenza reciproca alla collaborazione necessaria (2017) et, avec Giangiuseppe Pili, Intelligence studies; Un’analisi comparata tra l’Italia e il mondo angloamericano” (2019). Pour le magazine d’intelligence italien « Gnosis », il a récemment écrit deux essais très importants : La légèreté insoutenable des élites démocratiques (2017) et de l’intelligence artificielle et du nouvel ordre mondial, et Un engagement prioritaire en matière de renseignement (2018). Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour publication Le sommaire de Mohsen Abdelmoumen
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