Désinfection de la chapelle d’une maison de repos de la Fondation Anni Sereni, à Treviglio (Italie), le 7 avril 2020. Photo: TASS / EPA / STEFANO CAVICCHI
Par Boris Iounanov (revue de presse : Le Courrier de Russie – 10/4/20)*
Un des journaux italiens de référence, La Stampa, accuse la Russie d’avoir dépêché en Italie une aide médicale et sanitaire inefficace, servant essentiellement à couvrir une opération d’espionnage.
À la fin de mars, neuf avions militaires russes atterrissent près de Rome avec une centaine de médecins et du matériel médical à leur bord. Une semaine plus tard, La Stampa cite dans ses colonnes une source italienne haut placée affirmant que 80 % de l’aide russe est inadaptée, et que l’opération sert essentiellement la communication politique du Kremlin. Dans un autre article, le journal affirme que les prétendus médecins militaires auraient pris le prétexte de l’épidémie pour pénétrer en Italie et y récolter des renseignements sensibles.
Échange d’amabilités
La réponse du ministère russe de la Défense ne tarde pas. Son porte-parole, le général Igor Konachenkov, accuse le journal de diffuser « des fake news russophobes de la pire espèce, tout droit sorties des bons vieux manuels de propagande antisoviétique ». Pour lui, La Stampa manipule l’opinion publique « sous couvert de liberté d’expression » et met en avant l’« opinion » de hauts fonctionnaires anonymes ainsi que ses propres phantasmes dans le seul but de salir un pays venu en aide au sien à un moment critique. Et le général de conclure par un proverbe latin : Qui fodit foveam, incidet in eam (Qui creuse la fosse y tombera).
« Nous sommes à la fois peinés et étonnés que l’usage que nous faisons de la liberté d’information suscite l’irritation du ministère russe de la Défense », réplique à son tour La Stampa, qui interprète la citation latine comme une menace : « Cette tentative d’intimidation montre une nouvelle fois par quels moyens la Russie cherche à contrôler l’information, lit-on dans un éditorial. En l’occurrence, il est intolérable qu’elle le fasse hors de ses frontières, dans notre pays, en Europe. » Et le journal d’en appeler aux autorités italiennes afin qu’elles exigent des explications et des excuses de leurs homologues russes.
« Cette opération sans précédent devrait faire passer à un niveau supérieur la confiance entre la Russie et l’Italie – et l’OTAN en général. »
D’une certaine manière, la tirade du général Konachenkov – dont la référence aux « manuels de propagande antisoviétique », trente ans après la disparition de l’URSS, sent passablement la naphtaline – est assez anecdotique. La séquence révèle avant tout le décalage entre la perception que la presse italienne a de l’aide russe et le contexte dans lequel elle a été envoyée, ainsi qu’une méconnaissance flagrante des mœurs actuelles du Kremlin en matière de politique internationale.
Opération « désinfection »
Le convoi humanitaire russe est le fruit de l’entretien téléphonique du 21 mars entre Vladimir Poutine et le Premier ministre italien, Giuseppe Conte. Le lendemain, les ministres de la Défense des deux pays, Sergueï Choïgou et Lorenzo Guerini, s’accordent sur ses modalités. Dans ces conditions, l’hypothèse d’une aide « inadaptée » semble peu probable.
En ce qui concerne le caractère « militaire » de l’opération, il convient de relever deux choses. D’une part, la mobilisation de spécialistes militaires est toujours plus rapide que celle de civils, et la situation nécessitait d’agir dans l’urgence, au moment où les victimes quotidiennes se comptaient par centaines en Italie.
D’autre part, la désinfection rapide et efficace de grandes étendues est une des spécialités des médecins militaires russes, qui ont fait leurs preuves, ces dernières années, lors d’épidémies de fièvre charbonneuse, de virus Ebola et de peste porcine africaine. « En trois semaines, pendant l’été 2016, sur la péninsule de Iamal, les agents de la protection radiologique, chimique et biologique des forces armées russes ont réussi à détecter et à incinérer 2 572 cadavres d’animaux contaminés par la fièvre charbonneuse. Les prélèvements effectués par la suite ont confirmé l’efficacité de l’opération de décontamination des sols », rappelle l’analyste militaire Mikhaïl Khodarionok sur le site Gazeta.ru. Dès leur arrivée sur le territoire italien, les spécialistes russes ont d’ailleurs été chargés de décontaminer des maisons de retraite dans la région de Bergame.
Aussi banales que soient les accusations d’espionnage lancées par La Stampa contre la Russie, il convient d’admettre qu’elles sous-estiment largement les capacités de l’armée italienne (et de l’OTAN) à protéger son territoire. Le convoi russe, en effet, a été autorisé à atterrir sur la base aérienne de Pratica di Mare, à 600 kilomètres de sa destination finale, et non directement à Bergame. La raison en est simple : selon diverses sources, c’est là que serait déployée la brigade de détection électronique chargée de « scanner » les camions et le matériel envoyés afin de détecter une éventuelle présence d’équipements suspects. Ces précautions d’usage n’ont d’ailleurs pas fait réagir Moscou : « Qu’ils fouillent, l’essentiel est ailleurs ! Cette opération sans précédent devrait, nous l’espérons, faire passer à un niveau supérieur la confiance entre la Russie et l’Italie – et l’OTAN en général », confie, sous couvert d’anonymat, une source à l’État-major russe.
Les garanties de Poutine
Au demeurant, les médecins russes disposent bien d’une feuille de route « parallèle » et collectent effectivement des renseignements. D’ailleurs, ils ne s’en cachent pas : ils sont également venus en Italie pour tirer les leçons des erreurs commises dans la lutte contre le virus, afin de ne pas les reproduire en Russie.
La Russie n’a pas hésité à secourir l’Italie et les États-Unis, qui cherchent pourtant à l’étouffer sous les sanctions depuis six ans.
En outre, il y a tout lieu de douter de l’existence d’une quelconque opération d’espionnage. On l’a dit, la mission humanitaire a été décidée par Vladimir Poutine en personne. Il a, bien évidemment, assuré l’exécutif italien de l’absolue transparence dans laquelle elle se déroulerait. Il n’est pas nécessaire d’avoir ses entrées au Kremlin pour comprendre qu’aucun service de renseignement russe n’oserait détourner une telle initiative politique à ses propres fins. Les conséquences seraient trop lourdes. On raconte ainsi que la tentative d’assassinat de l’ancien agent double Sergueï Skripal, survenue en mars 2018 dans la ville anglaise de Salisbury et attribuée à deux agents du renseignement militaire russe (GRU), aurait fait entrer le président de Russie dans une colère noire. En plus d’incriminer le mode opératoire et la déplorable réalisation, Vladimir Poutine aurait trouvé le moment particulièrement mal choisi, quelques mois après une visite de Boris Johnson (alors ministre des Affaires étrangères) à Moscou et alors que les relations russo-britanniques se remettaient à peine de l’affaire de l’empoisonnement, à Londres, de l’ancien agent russe Alexandre Litvinienko.
Altruisme pragmatique
Il reste que l’initiative présidentielle ne laisse pas d’interroger : quel but Vladimir Poutine poursuit-il ? Quelle est la part de calcul, d’intérêt, dans cette opération, considérant qu’il n’existe aucune aide humanitaire – quel que soit le pays qui la dispense – qui ne possède son volet politique ?
Cela en étonnera certains, mais le président russe, en dépit d’un caractère particulièrement dur et parfois cynique, est loin d’être indifférent au malheur d’autrui : Vladimir Poutine compatit incontestablement avec les Italiens (et avec les Français, les Allemands…). De plus, sa démarche prouve qu’il croit à l’amitié et au partenariat (au sens fort) en politique.
Le 30 mars dernier, il a à nouveau proposé son aide à Donald Trump. D’après les détails ayant fuité dans la presse, ce dernier se serait d’abord étonné : « Pour quoi faire ? Les États-Unis s’en tirent très bien tout seuls ! » Vladimir Poutine lui aurait répondu en substance : « Eh bien, comme ça, lorsque nous aurons besoin de vous, vous ne nous laisserez pas tomber. » Finalement, le président américain a communiqué sur « le beau geste » de son homologue, tandis que son administration s’empressait de préciser que Washington avait acheté l’aide médicale russe.
Au fond, ces précautions oratoires n’ont que peu d’importance face au symbole : la Russie n’a pas hésité à secourir l’Italie et les États-Unis, qui cherchent pourtant à l’étouffer sous les sanctions depuis six ans. « L’Union européenne ne voit aucun problème à ce que les sanctions contre la Russie soient maintenues pendant l’épidémie », a ainsi déclaré le haut représentant de l’UE pour les affaires extérieures par la voix de son porte-parole, Peter Stano. Il répondait à la proposition du secrétaire général des Nations unies, António Guterres, en faveur d’une levée des sanctions pesant sur un certain nombre de pays. Et M. Stano d’ajouter : « Les sanctions n’empêchent en rien la Russie de lutter contre le coronavirus. » Ni, semble-t-il, de porter secours aux membres de l’UE livrés à eux-mêmes.
*Source : Le Courrier de Russie