Il y a cent ans, la conférence de San Remo rassembla les représentants britanniques, français, italiens, grecs, japonais et belges, afin de fixer le sort des provinces arabes de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, et de préparer les conditions du traité de paix avec la Turquie (Wikipédia)
Par Adlene Mohammedi (revue de presse : Middle East Eye – 19/4/20)*
À l’été 2014, les combattants du groupe État islamique se mettent en scène dans une vidéo fièrement intitulée The End of Sykes-Picot, en référence aux accords Sykes-Picot du 16 mai 1916. Dans cette vidéo, il est question de la destruction d’un poste-frontière irakien et d’une volonté d’en finir avec la frontière syro-irakienne.
Au-delà du caractère à la fois tragique (le massacre de militaires irakiens) et ironique (l’ingérence de combattants souvent venus de très loin qui blâment une autre ingérence) de la scène, elle est surtout mal renseignée puisque ces fameux accords plaçaient Mossoul du côté français et n’expliquent donc pas l’actuelle frontière syro-irakienne.
Toujours est-il que les accords Sykes-Picot, qui s’apparentent à un complot franco-britannique par leur caractère informel et qui n’ont pas été appliqués tels quels, sont régulièrement brandis pour critiquer les frontières « artificielles » qui se sont imposées au Proche-Orient. Il faut croire que le mystère et l’imprécision séduisent.
Quatre ans après le partage secret de Sykes-Picot, la conférence de San Remo lui apporte quelques amendements et lui donne une consistance formelle. Les représentants français, britanniques, italiens et japonais peuvent alors décider ensemble du sort des territoires arabes de l’Empire ottoman, grand perdant de la guerre.
La conférence de San Remo est l’occasion d’une distribution des mandats de la Société des nations (ancêtre de l’Organisation des Nations unies) dans cette région du monde. Il s’agit de mettre d’anciens territoires ottomans sous la tutelle de la France et de la Grande-Bretagne en attendant leur indépendance.
Une exception de taille mérite d’être signalée. Durant cette même semaine, le 23 avril 1920, la Grande assemblée nationale de Turquie est constituée à la suite d’élections organisées par Mustafa Kemal. Ce dernier fait un pas important vers la création d’une république turque indépendante.
Le 25 avril 1920, les alliés aboutissent à une résolution : la Grande-Bretagne obtient la Mésopotamie et la Palestine, tandis que la France est la puissance mandataire pour la Syrie. C’est dans le cadre de ce mandat qu’un État libanais voit le jour.
Le rêve d’un État arabe indépendant et unifié, exprimé dans la révolte arabe contre les Ottomans (1916-1918) menée par les Hachémites, est brisé. Les Hachémites devront se contenter de l’Irak (jusqu’en 1958) et de la Jordanie. Malgré la promesse d’indépendance contenue dans les mandats, les peuples concernés passent en réalité d’un empire à l’autre et doivent lutter jusqu’à la guerre mondiale suivante pour se débarrasser – jusqu’à un certain point – des puissances tutélaires.
Le 31 août dernier, le président libanais Michel Aoun a tenu un discours résolument anti-ottoman, allant jusqu’à parler de « terrorisme d’État ». Quelques jours plus tard, des dizaines de Libanais ont réagi à Tripoli en manifestant et en brandissant des drapeaux turcs et des portraits du président Recep Tayyip Erdoğan. Cet épisode montre à quel point l’histoire de la chute de l’Empire ottoman est une histoire mal digérée et comment cohabitent des représentations opposées dans les territoires post-ottomans.
Les nouveaux termes de la question palestinienne
La conférence de San Remo est, à bien des égards, un premier consensus international en faveur de la création d’un futur État israélien (même s’il n’est pas encore question d’utiliser ces deux mots). Tout comme elle officialise (en en transformant les termes) les accords Sykes-Picot, la conférence de San Remo multilatéralise une déclaration unilatérale : la déclaration Balfour (1917), promettant un « foyer national » pour le peuple juif en Palestine.
Nous passons ainsi d’un acte politique (la déclaration d’un ministre britannique) à une résolution internationale, en dépit de quelques objections françaises révélées par le verbatim de la réunion relative à la Palestine (24 avril) et exprimées par le diplomate Philippe Berthelot. Malgré le scepticisme de ce dernier, l’idée d’un foyer national juif en Palestine se retrouve dans un document international dès 1920. Dans les années 1940, les rôles se retrouvent quelque peu inversés : tandis que Londres doit faire face au terrorisme sioniste (considéré comme tel par les Britanniques), Paris le soutient.
Le flou concernant les frontières de ce foyer national juif dans cette résolution de 1920 (contrairement au plan de partage de 1947) est une aubaine pour une partie de la droite israélienne, nourrie par les travaux du juriste Howard Grief. Pour ce dernier, la résolution de San Remo est la véritable base légale de l’État d’Israël. Une position relayée par Danny Danon, qui n’est autre que l’actuel représentant permanent d’Israël aux Nations unies. San Remo est l’un des outils de la manipulation par Israël de la langue du droit international.
La conférence de San Remo décrit un Proche-Orient arabe sous tutelle. Elle décrit un consensus international qui s’impose aux populations de la région. Le plan Trump nous a rappelé cette tendance à vouloir décider du sort des Palestiniens sans leur demander leur avis, déjà perceptible en 1917 comme en 1920.
Si les États arabes issus de l’Empire ottoman peuvent se targuer de certaines réalisations au XXe siècle, voire du statut éphémère de puissance régionale (nous pensons à l’Irak et à la Syrie), ils sont aujourd’hui dans une situation analogue à celle de 1920 : leur sort se décide souvent ailleurs.
Certes, la France et la Grande-Bretagne jouent désormais un rôle marginal au Proche-Orient. Les Américains, après une destruction méthodique de l’Irak, sont en train de devenir une puissance secondaire. Mais de nouvelles (pas si nouvelles) puissances tutélaires prennent le dessus.
Cent ans après San Remo et l’établissement du mandat français en Syrie, le sort de cette dernière se retrouve entre les mains de puissances extérieures. Qu’il s’agisse de l’Iran, de la Turquie ou de la Russie, le Proche-Orient arabe demeure dominé par des acteurs non arabes.
Adlene Mohammedi est docteur en géographie politique et spécialiste de la politique arabe de la Russie et des équilibres géopolitiques dans le monde arabe. Il dirige Araprism, site et association consacrés au monde arabe. Il travaille, par ailleurs, sur la notion de souveraineté et sur les usages actuels du droit international ;
*Source : Middle East Eye (en français)