La bombe d’Avner Cohen arrive en France
1 juin 2020
Publié le 28/05/2020
La bombe d’Avner Cohen arrive en France
par Maria Poumier
Avec la traduction française de son livre de 1998 Israël et la bombe, par les éditions Demi-Lune, Avner Cohen entreprend une nouvelle offensive tout-à-fait d’actualité, car les méthodes israéliennes n’ont pas changé, ni les enjeux. En effet, l’histoire de l’armement nucléaire israélien, c’est une histoire de trahison de citoyens français, depuis 1953 et malgré les efforts de De Gaulle pour y mettre un terme: Guy Mollet, mais pas seulement, Bourgès-Maunoury, et apparemment tout ce que la haute administration, la technologie nucléaire, et de grands patrons du BTP compte de citoyens français juifs, se sont mis au service d’un État étranger, dans le dos des Français, parfois dans l’illégalité la plus complète, pour d’énormes cadeaux ne faisant jamais l’objet d’un vote au Parlement, de reconnaissance par l’exécutif, ni de dévoilement dans la presse. « La France a été le premier fournisseur d’Israël en matière de technologie nucléaire. Sans cette assistance (notamment pour ce qui concerne la construction de l’infrastructure du réacteur et de l’usine de retraitement de Dimona), Israël n’aurait pas pu mener son propre programme ». Chaque avancée du nucléaire français est immédiatement dupliquée à Dimona, énorme installation secrète où travaillent des centaines de Français, et construite clandestinement par des entreprises françaises: « Les décisions prises dans les années 1950 auraient difficilement pu l’être par la suite. L’assistance technique française fut une opportunité unique: nulle part ailleurs Israël n’aurait pu acquérir un tel réacteur, sans contrôles, ni la technologie de retraitement nécessaire. Israël n’aurait pu se doter seul, surtout dans un délai aussi court, d’une infrastructure nucléaire capable de produire du plutonium. » (p. 449). Dans les décennies suivantes, ce sont les États-Unis qui prendront le relais de la France, et certains présidents, comme De Gaulle en son temps, tenteront sans succès de limiter l’essor du nucléaire israélien. En 2018, le magazine GEO reprenait l’essentiel des découvertes d’Avner Cohen sur la part française dans la croissance nucléaire israélienne.
L’auteur s’est basé sur des sources « open », officielles ou semi-officielles israéliennes; les services secrets israéliens n’ont jamais pu prendre l’auteur en défaut, ou réfuter la moindre de ses affirmations. Tout ce qu’il dit est mesuré, prudent, confirmé et véridique: son seul tort, c’est qu’il aurait dû se soumettre aux menaces, accepter en silence l’omerta, ne jamais mener à bien son enquête, et encore moins la publication de son livre, d’abord en anglais, puis en hébreu, et maintenant en français. Et il l’a déjà payé cher.
La postface, rédigée pour l’édition française, retr
ace le parcours du combattant de l’auteur: persécuté comme aucun autre chercheur universitaire dans son pays par deux organes militaires, Censora et MALMAB, il a plusieurs fois craint de se retrouver emprisonné comme Mordechai Vanunu, ou pire. Il a bien acquis, à l’opposé de son projet initial de loyal citoyen israélien, en choisissant de braver les obstacles l’un après l’autre, la stature d’un lanceur d’alerte comme Edward Snowden, Chelsea Manning, Julian Assange ou Mordechai Vanunu, sans parler des Français comme Thierry Meyssan ou Didier Raoult, qui n’ont pas encore dit leur dernier mot, chacun dans son domaine; comme c’est toujours le cas avec la censure, ce dont on l’accuse est flou, incohérent, changeant; il avait accepté de soumettre ses premiers travaux sur le sujet aux autorités israéliennes, puis les moutures successives de son livre; fort judicieusement, il s’est entouré d’avocats depuis 1993; mais depuis 1998, date de la parution de son livre aux US, en anglais, les menaces ont redoublé d’intensité; en 2004, paraissait la version en hébreu. La relative démocratie régnante permit au journal Haaretz de faire connaître le livre, avec des commentaires favorables. En fait, ce qu’on lui reprochait, c’était de mettre sur la table et sous les projecteurs les mots magiques résumant les règles en ce qui concerne l’armement nucléaire israélien: opacité, omerta, tabou, qu’il résume en termes de « schizophrénie » bénie par l’impunité. Chacun sait que ce sont les mêmes règles, assorties de dénégations hystériques régulièrement mises en scène, qui régissent toute la créativité civile et militaire israélienne, et le livre est comme un miroir concentrant des pratiques diffuses dans d’autres domaines. Il n’a pas menti, il n’a pas diffamé, il n’a pas violé de secrets d’Etat, il n’a pas fait d’espionnage au profit d’une puissance étrangère: il a simplement proclamé noir sur blanc que c’est une histoire mafieuse, dont Ben Gourion, le patron de gang, a été le général en chef. L’argument fallacieux pour justifier l’accumulation d’armement nucléaire et de mensonges de la part d’Israël reste le suivant: «Pour éviter un nouvel Auschwitz, Israël doit avoir les moyens d’infliger un nouvel Hiroshima», ainsi Avner Cohen résume-t-il la pensée de Ben Gourion (dans le documentaire de Dirk Pohlmann Israël et le tabou de la bombe, 2012).
L’auteur admet qu’aucun État n’a développé son armement nucléaire dans la transparence, et que cela n’aurait pas été possible. Il n’en demeure pas moins qu’Israël aurait pu rechercher l’amitié et le respect de ses voisins ou de ses protecteurs, au lieu de pratiquer constamment la terreur et le chantage. Tout cela n’a d’efficacité que provisoire, compromettant à terme sa prétention d’être un État normal.
Bien que le livre ait été réactualisé, l’auteur réitère jusqu’au bout son vœu pieux, présenté comme un article de foi : que la démocratie, la justice et la paix progressent dans les relations d’Israël avec ses citoyens, et avec ses voisins. Avec les cadeaux de Trump à Netanyahou et l’enterrement de tout processus de paix ou de simulacre de négociation, nul doute que l’industrie nucléaire israélienne ait encore fait ces dernières années des pas de géant, dans son habillage d’invisibilité coutumier, Israël n’ayant jamais signé l’Accord de non prolifération nucléaire.
On aurait aimé que le livre enquête aussi sur les menées israéliennes à l’étranger pour empêcher d’autres pays d’avancer dans la recherche et le commerce liées au nucléaire: Iran, Argentine; ou bien sur sa coopération avec l’Afrique du Sud d’abord, et maintenant avec l’Arabie saoudite. Mais on comprend mieux, avec une ambition aussi illimitée que dissuasive, l’acharnement israélien contre l’Argentine, pour empêcher ses ventes d’uranium à l’Iran, pour empêcher ces deux pays de développer simplement une industrie nucléaire civile, pour pulvériser l’Irak, et pour coloniser militairement la Patagonie, le tout dans l’opacité qui est en fait le concept clé pour toutes les dimensions de la créativité israélienne. L’édition française ne comporte pas d’index, mais des notes actualisées et une chronologie jusqu’en janvier 2019, un outil inestimable. Et la traduction française, minutieuse, a moins de lourdeur que l’original.
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