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18 novembre 2024

Une syrianisation cauchemardesque de la Libye


Médiapart suite et fin

Une syrianisation cauchemardesque de la Libye

Tenu avant-hier par Moscou – comme par Paris et Washington – pour un allié utile et fiable, capable de conquérir le « croissant pétrolier » et de s’opposer avec succès aux groupes armés djihadistes, grâce à ses moyens militaires et ses méthodes énergiques, Haftar a perdu de son intérêt avec l’affaiblissement ou la disparition de ces groupes. Et, surtout aux yeux des dirigeants russes, il a perdu une bonne partie de sa crédibilité à cause de sa conduite erratique, de l’échec de son offensive contre Tripoli et de ses erreurs stratégiques.

Ses alliés russes lui reprochent notamment la prise par l’ennemi de la base aérienne d’Al-Watiya, près de la frontière tunisienne. Et surtout d’avoir laissé détruire par les drones turcs ou capturer par les forces du GNA et leurs alliés une dizaine de batteries de missiles anti-aériens Pantsir, de fabrication russe, offertes par les Émirats.

Ils n’ont pas apprécié non plus d’avoir été contraints d’exfiltrer un millier de mercenaires du « groupe Wagner », une entreprise de guerre privée au service du Kremlin, contraints de fuir la zone de Tripoli par la contre-offensive du GNA. Partis en convoi, en direction de Bani Walid, à 150 km, au sud, où une rotation d’Antonov An-32 les a transportés vers la base de Joufra, à 350 km, en plein désert, les mercenaires ont été embarqués dans d’autres appareils de grande capacité et évacués en catastrophe.

C’est apparemment pour couvrir cette évacuation et consolider les positions de l’ANL dans l’est et le sud – et non pour soutenir l’offensive repoussée contre Tripoli – que les militaires russes ont envoyé en Libye, fin mai, des avions de combat dont la présence a été révélée quelques jours plus tard par Washington. En provenance de bases russes, les appareils – au moins 6 Mig-29 et 2 Sukhoï-24 – ont fait escale sur la base syrienne de Khmeimim, où leurs cocardes russes ont été remplacées par des cocardes libyennes, avant de rejoindre la Libye.

Parallèlement à ces mouvements militaires, destinés à réparer les erreurs ou les carences d’Haftar, Moscou a poursuivi une offensive politique entamée dès le mois d’avril pour tenter de réunir autour d’un projet commun les diverses forces qui constituent le pôle oriental de pouvoir en Libye : la chambre des représentants, le gouvernement intérimaire et l’armée sous le contrôle d’Haftar.

Selon un notable de Benghazi, engagé dans ces discussions, le président de la chambre des représentants, Aguila Salah, qui s’est encore entretenu au téléphone la semaine dernière avec Sergueï Lavrov, et qui accompagnait samedi Haftar au Caire, aurait déjà mis au point avec des conseillers russes une « feuille de route » prévoyant l’arrêt des hostilités, l’instauration d’un conseil présidentiel de trois membres, représentant les trois grandes régions de la Libye – Tripolitaine, Fezzan, Cyrénaïque – et un nouveau gouvernement d’union nationale.

Dans ce nouveau dispositif institutionnel, l’armée n’aurait aucun rôle politique et devrait se limiter à ses missions militaires. Salah, qui après avoir été l’allié d’Haftar, se prononce aujourd’hui en faveur d’une solution politique à la crise libyenne, aurait rencontré la semaine dernière quatre des chefs de milices intégrées à l’ANL, mais désormais en désaccord avec Haftar, pour leur présenter sa « feuille de route ».

À la suite de l’échec de l’offensive contre Tripoli, qui fut pendant une année entière l’objectif unique des forces réunies autour d’Haftar depuis 2014, le soutien au « maréchal » commencerait à fléchir parmi ses troupes. Et aussi parmi ses alliés. Inquiets à l’idée de mettre en péril leurs intérêts dans une future Libye réunifiée sous l’influence de Moscou et Ankara, les Émirats et l’Égypte chercheraient déjà un nouveau chef pour l’ANL. Ou pour le pôle politique de l’est.

Washington, qui connaît bien Haftar pour lui avoir offert l’asile pendant plus de vingt ans en Virginie, près du siège de la CIA, et qui ne l’avait pas dissuadé en avril 2019 de lancer son offensive contre Tripoli, semble tout à coup s’inquiéter de voir la situation sur le terrain se dégrader et Moscou baser en Libye des avions de combat, symboles de l’accroissement de son influence dans la région. Au point d’envisager l’envoi de troupes en Tunisie.

Alors que Trump, occupé par d’autres problèmes majeurs, n’a aucune intention de se lancer dans une intervention coûteuse en Libye, des voix au Département d’État suggèrent que la Maison Blanche utilise ses liens privilégiés avec Le Caire et Abou Dhabi pour obtenir que ces deux capitales cessent leur soutien à Haftar s’il persiste à refuser une solution négociée.

Et plusieurs parlementaires – onze démocrates et deux républicains –, membres de la Commission des affaires étrangères de la chambre des représentants, rappellent qu’ils avaient adressé le 6 juin 2019 au secrétaire d’État Mike Pompeo une lettre dans laquelle ils lui demandaient d’affirmer publiquement que « les États-Unis s’opposent à une solution militaire en Libye et condamnent tous les acteurs qui sapent la stabilité et perpétuent la violence ». C’est-à-dire de prendre ses distances avec Haftar.

Paris, qui a aidé Haftar à asseoir son pouvoir en lui fournissant des conseillers militaires de la DGSE, tout en reconnaissant le gouvernement de Tripoli, tente de préserver dans ce conflit un rôle d’intermédiaire jusqu’à présent pas très fructueux.

Dimanche 31 mai, le ministre français des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a indiqué au premier ministre du GNA, Fayez al-Sarraj, lors d’une conversation téléphonique, que Paris jugeait nécessaire « la reprise des négociations sur l’instauration d’un cessez-le-feu ». Le Quai d’Orsay n’a pas précisé si le ministre avait tenu le même langage à Haftar. On sait en revanche qu’il a été question du « maréchal » lors de l’échange téléphonique de la veille entre Emmanuel Macron et le président égyptien al-Sissi. Mais on ignore si Paris tient toujours Haftar pour un partenaire utile et fiable. Ou désormais pour un gêneur sur la voie d’une issue négociée.

Tout se passe en fait comme si Ankara, qui entend s’affirmer comme une puissance méditerranéenne, et Moscou, qui cherche à renforcer sa présence et son influence dans le monde arabe et en Afrique, étaient d’accord au moins sur un point : mettre un terme aux opérations militaires – coûteuses pour les deux capitales – et consolider leur contrôle sur les deux pôles de pouvoir libyens. De manière à disposer de leviers d’influence puissants le jour où une négociation générale sur le partage du pouvoir – ou sur la réunification du pays – s’engagera. Avec ou sans Haftar. Plutôt sans lui, selon Fayez al-Sarraj qui s’est prononcé jeudi, à Ankara, au côté du président turc Erdogan, pour une « solution politique en dépit des crimes de guerre d’Haftar ».

Il reste à vérifier si les autres acteurs ou figurants du conflit – États-Unis, Égypte, Émirats, France, Arabie saoudite, Qatar, Italie, Jordanie – accepteront cette nouvelle dynamique diplomatique et ce partage des tâches. Et quel sera le poids des enjeux géopolitiques globaux sur cette partie, a priori secondaire.

Car la Turquie est membre de l’Otan, créée à l’origine pour faire face aux ambitions de Moscou et du monde communiste. Et la Russie, qui n’est plus communiste, voit toujours dans l’Otan une organisation ennemie, vouée à sa perte. Cet antagonisme stratégique, qui a survécu à la chute du mur de Berlin, n’a pourtant pas empêché Ankara d’acheter, pour assurer la défense de son espace aérien, un système de missile S-400 fabriqué en Russie, plutôt que les Patriot américains dont la Turquie jugeait le prix politique trop élevé.

Comme son homologue russe Vladimir Poutine, le président turc Recep Tayyip Erdogan est à la fois nationaliste, autoritaire, cynique et pragmatique. Pour l’un comme pour l’autre, le destin du peuple libyen est d’un intérêt modeste. Rien, à vrai dire, n’empêche donc, aujourd’hui, une syrianisation cauchemardesque de la Libye. Et rien n’interdit non plus un nouvel accord de Skhirat du type de celui conclu par les libyens en 2015, sous l’égide de l’ONU. Mais qui déboucherait, cette fois, sur une réunification pacifique du pays.

Le respect ou non, dès lundi, de la trêve proposée par Le Caire et surtout le déroulement des négociations « 5 + 5 » sur l’instauration d’un cessez-le-feu durable, qui doivent réunir prochainement par vidéoconférence deux délégations de cinq militaires de chaque camp, sous la houlette de l’ONU, livreront probablement d’utiles enseignements sur les intentions profondes des belligérants et de leurs partenaires et protecteurs. La dernière trêve, conclue en février, avait été un échec. En moins de trois mois, l’ONU avait recensé 850 violations…

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