L’article qui suit n’a pas été traduit en tant que plaidoyer pour les USA, mais parce que son effondrement prédit par Emmanuel Todd en 2004, et qui semble aujourd’hui assuré, pourrait entraîner un effet domino désastreux pour nous. De fait, l’histoire n’a jamais connu de chute d’un empire aussi vaste et tentaculaire, avec des structures de pouvoir et financières aussi profondément imbriquées dans celles de ses vassaux et même de ses rivaux géopolitiques. Personne ne peut prédire quand – dans six mois, un an, dix ans – l’empire américain sortira de scène mais une chose est sûre, la question de « l’après » et de la reconfiguration mondiale qui s’ensuivra devrait déjà être à l’étude chez nos économistes, experts en diplomatie et politologues. Mieux vaut prévenir…
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Par Artyom Lukin (revue de presse: Entelekhia – 16/6/20)*
Ayant vécu l’effondrement de l’Union soviétique, je trouve que certaines images et certains récits provenant des États-Unis me sont étrangement familiers ces jours-ci. Mais est-ce que quelqu’un devrait se réjouir de la désintégration des États-Unis ?
Des émeutes, des démolitions de statues, des hauts fonctionnaires défiant ouvertement le chef de l’exécutif de la nation… À la fin des années 1980, l’URSS était une superpuissance en déclin avec un leadership inepte, déchirée par des contradictions internes croissantes et perdant abjectement la course avec une autre superpuissance beaucoup plus prospère. Il n’est pas étonnant que beaucoup de gens en Russie se demandent aujourd’hui si les États-Unis pourraient connaître le même sort que l’URSS.
Ce n’est plus un fantasme de cinglé
Pour mettre les choses au clair, je ne crois pas que la désintégration des États-Unis soit imminente ou probable. Au contraire, l’Amérique pourrait sortir de la crise actuelle sous la forme d’une nation réinventée et rajeunie. Néanmoins, le scénario de l’implosion des États-Unis a maintenant définitivement quitté le domaine de la lointaine hypothèse. En 2008, je m’étais moqué d’un politologue russe, ancien analyste du KGB, qui prophétisait une désintégration des États-Unis en six morceaux à la suite d’une guerre civile déclenchée par une immigration massive, un déclin économique et une dégradation morale. En 2016, lorsque Donald Trump a emménagé à la Maison Blanche, j’ai commencé à avoir des doutes. En 2020, l’idée d’un effondrement des États-Unis ne me semble plus inconcevable. Aujourd’hui, ce ne sont pas les spécialistes russes, mais plutôt les américains qui prédisent une montée du sécessionnisme aux États-Unis, car « la pandémie et les protestations ont mis en évidence les divisions régionales des États-Unis ». Certains vont même jusqu’à affirmer que le soutien au mouvement de sécession des États devrait aboutir à des « entités plus heureuses et moins corrompues », confédérées dans une version nord-américaine de l’UE.
L’idée que les États-Unis puissent se désintégrer n’est pas uniquement l’apanage d’agents cinglés de l’ancien KGB ou d’universitaires américains dissidents. En 2010, le célèbre professeur de Harvard Niall Fergusson avait publié une tribune dans Foreign Affairs, dans lequel il affirmait que les États-Unis pourraient connaître une fin abrupte en tant que régime unitaire. Selon Fergusson, « qu’il s’agisse d’une dictature ou d’une démocratie, toute unité politique de grande échelle est un système complexe » qui a « tendance à passer soudainement de la stabilité à l’instabilité ». Ceux qui ont vécu les derniers jours de l’Union soviétique peuvent en attester. En 1985, l’Union soviétique était une superpuissance monolithique, mais stagnante. Dans la seconde moitié des années 80, les réformes initiées par Mikhaïl Gorbatchev ont rapidement transformé l’Union soviétique, mais la plupart des Soviétiques – ainsi que les observateurs extérieurs – n’imaginaient pas un instant ce qui allait suivre. En 1991, l’URSS n’existait plus.
Si les États-Unis tombent, ce sera différent de tout ce que nous avons connu
Bien sûr, les États-Unis ne sont pas la même chose que l’Union soviétique. Si l’Amérique est condamnée à s’effondrer, elle le fera à sa manière plutôt que de rejouer le scénario soviétique. En 2010, Fergusson a considéré que les déséquilibres financiers et budgétaires constituaient le principal risque pour la survie des États-Unis. En 2020, ces déséquilibres se sont encore aggravés, mettant en péril le statut du dollar américain en tant que première monnaie de réserve mondiale. Toutefois, le déclin de la viabilité financière des États-Unis est aujourd’hui éclipsé par des problèmes encore plus graves, tels que la polarisation politique intérieure et la concurrence croissante de la Chine.
Appuyons sur le bouton avance rapide jusqu’en 2025. Après une nouvelle élection présidentielle profondément conflictuelle, les États-Unis sont en proie à des troubles massifs exacerbés par une épidémie de Covid-24, une nouvelle souche du coronavirus. La Chine, dont les relations avec les États-Unis sont désormais ouvertement glaciales, décide que c’est le bon moment pour frapper – Pékin met fin à l’utilisation du dollar américain en se débarrassant des actifs libellés en dollars et en arrêtant l’utilisation de la monnaie américaine, ce qui déclenche l’effondrement du système financier américain. (Comme le notait déjà un expert chinois en 2019, « bien qu’il semble inattaquable, le dollar peut être beaucoup plus vulnérable que beaucoup ne le soupçonnent… sa fin peut arriver plus tôt que prévu »). Quelques mois après, le Congrès proclame la dissolution des États-Unis pour les remplacer par un Commonwealth flexible d’États américains… Il s’agit, bien sûr, d’un scénario purement imaginaire. Mais il faut bien admettre que ses éléments constitutifs, à l’exception peut-être du dernier, ne sont plus pour l’instant tout à fait délirants.
La Russie ne devrait pas applaudir la chute des USA
Bon nombre de Russes (et pas seulement de Russes) regardent avec joie le chaos qui se déroule en Amérique, certains d’entre eux attendant avec impatience l’effondrement de l’empire américain. Pour ma part, je ne suis pas sûr que la désintégration des États-Unis, si elle se produit un jour, sera bonne pour la Russie.
D’une part, les États-Unis sont un mal connu. Nous n’avons aucune idée de qui ou de quoi le remplacera. Il pourrait bien s’avérer qu’un monde sans les États-Unis deviendrait un endroit plus malsain à long terme. Une fois encore, le cas soviétique est instructif à cet égard. Comme nous le savons maintenant, la disparition de l’URSS a conduit à un « moment unipolaire » triomphant, mais n’a finalement rien apporté aux États-Unis. L’Amérique est maintenant confrontée à un rival géopolitique sans doute encore plus redoutable que l’ancienne URSS. Je me demande s’il y a des gens à Washington qui pourraient secrètement souhaiter, avec le recul, que l’Union soviétique ait survécu. La survie d’une Union soviétique non agressive et orientée vers le maintien d’un statu quo aurait pu être un élément crucial dans un équilibre mondial des pouvoirs bénéfique aux États-Unis.
D’autre part, l’effondrement de la superpuissance prééminente, qui a longtemps agi comme le centre du système politico-économique mondial, pourrait avoir des effets hautement déstabilisateurs dans le monde entier. Il pourrait même s’avérer contagieux, déclenchant des processus de fragmentation dans d’autres super-États. La Russie, qui est elle-même un empire multiracial et multiconfessionnel, n’est pas à l’abri. C’est une entité plutôt fragile qui, au cours des cent dernières années, a connu au moins deux fois une désintégration causée par des troubles intérieurs.
Pour la Russie, le meilleur résultat serait que les États-Unis préservent leur unité, bien qu’avec plus d’humilité et moins d’arrogance. Malheureusement, une telle fin semble être la moins probable de toutes les possibilités.
Artyom Lukin est professeur associé de relations internationales à l’Université fédérale d’Extrême-Orient à Vladivostok, en Russie.
*Source : Entelekheia
Paru sur RT sous le titre America’s disintegration no longer sounds like a crazy prediction, but no one will like the consequences
Traduction et note d’introduction Entelekheia
Illustration Pete Linforth / Pixabay