Libye : l’incident naval franco-turc va-t-il faire imploser l’OTAN ?
18 juillet 2020
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Le Spetsai se retira et surveilla le Cirkin à distance. Peu de temps après, le cargo coupa son transpondeur.
Une frégate française, le Courbet, opérant dans le cadre de l’opération Sea Guardian, une opération de sécurité maritime de l’OTAN, a alors été informée par l’OTAN que le Cirkin transportait peut-être des armes en violation de l’embargo de l’ONU.
Le Cirkin ne s’étant pas identifié auprès du Courbet et ayant refusé de divulguer sa destination finale, le Courbet a cherché à faire monter une équipe d’inspection à bord du navire. À ce stade, l’une des frégates turques a éclairé le Courbet à trois reprises avec son radar de contrôle de tir, une indication claire qu’elle avait l’intention d’engager ses systèmes d’armes.
Le Courbet se retira et le lendemain, le Cirkin arriva à Misrata, où il déchargea sa cargaison.
J’accuse
La France a condamné les actions turques et déposé une plainte officielle auprès de l’OTAN ; une enquête ultérieure de l’OTAN a été jugée « non concluante », même si ses détails restent confidentiels. De son côté, la Turquie a exigé des excuses de la France. En réponse, la France a retiré ses forces de l’opération Sea Guardian et a exigé que l’OTAN prenne au sérieux la tâche de faire respecter l’embargo de l’ONU sur le transfert d’armes en Libye [risible de la part du gouvernement qui arme les terroristes en Syrie depuis 9 ans], un acte qui la mettrait en conflit avec la Turquie, membre de l’OTAN.
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C’est là que l’incident devient trouble : il semble que l’opération Sea Guardian n’avait aucun mandat de l’OTAN pour intervenir en appui de l’opération Irini, et que la décision d’interdire le Cirkin a été prise unilatéralement par la France, sans aucune autorité de l’OTAN.
Dans les jours qui ont suivi l’incident du 10 juin, l’Union européenne a demandé à l’OTAN d’autoriser les navires affectés à l’opération Sea Guardian d’opérer en soutien direct de la mission d’application de l’embargo en Libye de l’opération Irini. Cependant, une telle autorisation nécessiterait le consentement unanime de tous les membres de l’OTAN, ce qui rendrait une telle autorisation impossible étant donné le veto inévitable de la Turquie.
Dysfonctionements et divisions profondes
Les circonstances qui ont conduit à la confrontation entre deux alliés apparents de l’OTAN dans les eaux au large de la Libye indiquent un niveau de dysfonctionnement dans l’alliance de l’OTAN qui souligne la réalité suivante : l’organisation de 71 ans a survécu plus longtemps que sa période d’utilité. Et que sa recherche actuelle de pertinence en dehors du cadre transatlantique d’après-1945 fondé sur les règles de l’ordre libéral qu’elle a été créée pour défendre a placé l’alliance sur une voie d’autodestruction où elle est de plus en plus en conflit avec elle-même.
Le plus souvent, le coupable au centre de ces différends est la Turquie, ce qui soulève la question de la viabilité continue de la Turquie en tant que membre de l’OTAN, ainsi que de la viabilité de l’alliance elle-même.
Depuis que la Turquie a rejoint l’OTAN en février 1952, elle a fait bande à part. Son importance militaire pour l’alliance était immense —en amenant la Turquie à bord, l’OTAN a non seulement sécurisé son flanc sud avec l’Union soviétique, mais a également assuré que la Turquie ne pourrait jamais s’aligner sur Moscou plus tard.
En échange, cependant, l’OTAN a dû négliger de nombreuses questions qui, dans tout autre environnement, se sont avérées préjudiciables à l’adhésion de la Turquie à l’OTAN. L’aspect purement militaire de la relation Turquie-OTAN était, à sa fondation, solide comme un roc : en effet, en 1950, Ankara avait dépêché une brigade de troupes turques pour combattre aux côtés des États-Unis et de l’ONU contre la Corée du Nord.
Coups d’État militaires et achats d’armes russes
Mais l’armée turque était une arme à double tranchant ; en 1960, elle a orchestré un coup d’État contre le Premier ministre démocratiquement élu Adnan Menderes, qui a ensuite été exécuté par un tribunal militaire en 1961. Alors que l’armée turque a rétabli le régime civil en 1965, elle est intervenue à nouveau en 1971 pour évincer le gouvernement de Suleiman Demirel, et à nouveau en 1980, renversant un autre gouvernement dirigé par Demirel.
En 1998, l’armée turque a entrepris ce qu’on a appelé un coup d’État « postmoderne », exigeant la démission du gouvernement de Necmettin Erbakan sans recourir à la suspension effective de la Constitution.
La discorde civilo-militaire inhérente à cette série de coups d’État est représentative du conflit interne fondamental entre les forces laïques et les forces islamistes à l’intérieur de la Turquie, qui se poursuit depuis la fondation de la République moderne.
Les États-Unis et les autres alliés de l’OTAN ont fermé les yeux sur la propension de l’armée turque à renverser des gouvernements civils légitimement élus parce que le système que ces interventions ont préservé —des gouvernements laïques et pro-occidentaux— était considéré comme une meilleure alternative à l’arrivée au pouvoir de mouvements islamistes populistes qui ne partageaient pas les valeurs fondamentales de l’OTAN.
L’élection de Recep Tayyip Erdogan, adepte de l’évincé Erbakan, au poste de Premier ministre turc en 2003, a mis la Turquie sur une trajectoire de collision avec l’OTAN et l’Occident. Erdogan est un Frère musulman farouche dont la vision pan-ottomane du rôle de la Turquie dans le monde se heurte au scénario transatlantique traditionnel suivi par l’OTAN. [Sa démesure l’ont également confronté à la Russie, dont il a traîtreusement abattu un avion en Syrie en 2015].
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En juillet 2016, lorsque l’armée turque a entrepris un effort infructueux pour évincer Erdogan, de nombreux instigateurs étaient des officiers aux tendances pro-OTAN qui s’opposaient au programme islamiste d’Erdogan. Depuis le coup d’État raté, Erdogan a remodelé l’armée turque afin que ses dirigeants s’alignent idéologiquement sur sa vision de la place de la Turquie dans le monde, une vision qui opère souvent en opposition aux objectifs de l’OTAN.
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L’achat par la Turquie de missiles sol-air russes S-400 est peut-être la manifestation la plus visible de cette incompatibilité entre la Turquie et l’OTAN. Les États-Unis ont menacé la Turquie de sanctions à ce sujet et ont mis fin à la participation d’Ankara à la production du chasseur F-35.
Les autres zones de friction comprennent :
- l’invasion et l’occupation de la Turquie dans le nord de la Syrie et son conflit ultérieur avec les forces kurdes, soutenues par les États-Unis qui y opèrent ;
- l’opération militaire en cours de la Turquie dans le nord de l’Irak, sans l’autorisation du gouvernement irakien ;
- le soutien de la Turquie au Gouvernement d’union nationale (GNA) en Libye.
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C’est ce soutien au GNA, sous la forme de livraisons d’armes et de main-d’œuvre, qui a précipité l’incident naval avec la France, et place la Turquie dans une trajectoire de collision avec l’OTAN aujourd’hui.
L’alliance de l’OTAN se débat pour rester pertinente depuis la dissolution de l’Union soviétique en 1991. Les nombreuses fractures qui existent au sein de l’alliance —le nouveau « bloc de l’Est » contre la « vieille Europe », les partisans de l’Etat de droit contre les gouvernements autocratiques, les originalistes transatlantiques contre les partisans de l’expansion mondiale— ont été écrasés par l’organisation fondée sur le consensus dans le but de projeter une image d’unité. Mais l’incompatibilité inhérente du pan-ottomanisme d’Erdogan (le moteur de l’intervention libyenne de la Turquie) avec « l’ordre libéral », fondé sur des règles que l’OTAN prétend épouser, n’est pas si facilement balayée sous le tapis.
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L’incident entre la France et la Turquie révèle la faiblesse structurelle de l’OTAN, une organisation désespérément en quête de pertinence. La réalité est que la Turquie est le maillon le plus faible de cette alliance, et sa présence continue représente une pilule toxique qui s’avérera en fin de compte causer la mort de celle-ci. La seule question est dans combien de temps ?
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