Lorànt Deutsch gomme deux siècles d’esclavage et de racisme anti-noir
10 août 2020
Lorànt Deutsch gomme deux siècles d’esclavage et de racisme anti-noir
- 9 août 2020
- Par KARFA SIRA DIALLO
- Blog : Le blog de KARFA SIRA DIALLO
Malgré une allure juvénile savamment entretenue, Lorant Deutch ressemble, de plus en plus, à un vieil adepte d’un « roman national » qu’il enrobe dans le rythme physique et historique effréné qu’il nous inflige depuis une décennie. Surdoué précoce sur les planches, avouant un penchant pour l’histoire et « les grands criminels », l’acteur a une proximité idéologique avec nombre de personnalités aux tendances monarchistes, révisionnistes et extrémistes à la droite de la droite française.Le quarantenaire grandit à Sablé sur Sarthe et avant de devenir le comédien, écrivain et vulgarisateur historique réputé qu’il est devenu, cherche sa voie entre la philosophie et l’histoire tout en échouant au concours de la police dont il avouera plus tard « J’étais vraiment déçu : je voulais travailler dans la police scientifique, chercher les grands criminels… »
Des « grands criminels » qu’il ne trouve pas à La Rochelle ou qu’il tait et passe par pertes et profits. Malgré les études historiques attestant le rôle de la Rochelle dans le commerce, l’esclavage et le racisme antiNoir et les lois votées dans notre pays reconnaissant cette activité fondatrice de la mondialisation comme crime contre l’humanité.
« A toute berzingue », dernier né de la propension historique irrépressible du comédien, est défini par celui-ci comme « un moyen simple et rapide de découvrir en 5 minutes chrono, les villes de France (et d’ailleurs !) » . Après Orléans, Nice, Genève ou Saïgon, le comédien s’est penché, au rythme effréné d’une course et d’un débit oral épuisant, sur l’histoire de La Rochelle dont nous savons, maintenant et depuis les travaux de Jean-Michel Deveau (cf. notamment La traite rochelaise, Paris, Karthala, 1990), la part importante que prit son port dans l’activité négrière.
Dès 1594-1595, une expédition en partit, celle du navire L’Espérance (!), à destination du Brésil. Vers le milieu du XVIIe siècle, La Rochelle était le port le plus actif dans ce trafic.
Mais de cela notre comédien n’en a cure. Pour lui « les richesses de la mer » sont exclusivement apportées à La Rochelle par « ce petit ruisseau de Lafont, cordon ombilical » qui, au moyen-âge, fait de la capitale charentaise « le port le plus important du royaume de France ». Et comme il faut aller vite et qu’on a promis de tout dire en « 5 minutes chrono », on saute sur la Renaissance et les terribles guerres de religions « cette guerre civile entre français-catholiques et français-protestants dont la Rochelle sera une des villes les plus cruellement frappées ».
Grandiloquent sur les conséquences de cette tuerie religieuse, « le sang appellera le sang, La Rochelle en payera le prix », Deutch rentre à vive allure dans l’époque moderne où cette Atlantique, l’océan par lequel se fait la prospérité de la ville et qui fait couler le sang des Améridiens et des Noirs d’Afrique pendant au moins trois siècles, est citée à peine une fois dans la vidéo trépidante et, il faut le dire à présent, choquante et scandaleuse d’un comédien dont la jeunesse et la culture auraient fait espérer, si ce n’est un respect de la mémoire de ce crime contre l’humanité, au moins un souci de vérité et de justice à l’endroit d’une humanité qui continue de subir les conséquences d’un racisme institutionnel, avatar de cette terrible histoire, bien enfoui dans les mentalités.
Des échanges commerciaux qui ont enrichi la ville, les plus significatives pour notre éternel aspirant policier sont les « produits locaux du sel, la vigne mais aussi des textiles et des tissus ».
A la trappe, les 130 000 jeunes femmes et hommes Noirs d’Afrique, rescapés de la terrible traversée de l’Atlantique, vendus pas certains de leurs chefs, aux capitaines Rochelais, dont l’un des plus intéressants, Joseph Crassous de Médeuil, a fait l’objet d’un ouvrage publié en 2004 par un professeur d’histoire charentais, Rodophe Damon (cf Joseph Crassous de Médeuil : marchand, officier de la marine royale et négrier, Karthala, 2004.)
Finissant ses « 5 minutes chrono » devant la « maison Renaissance de Jean Guitton, maire de la ville et armateur », Lorant Deutch clôture sa petite vidéo en chantant la devise de la ville « liberté et indépendance ».
Une omission coupable car forcément volontaire.
« Liberté » ?
Cette valeur de nos républiques que les armateurs rochelais ont déniée pendant des siècles aux Indiens d’Amériques et aux Noirs d’Afrique pourchassés, esclavagisés et massacrés pour le plus grand profit des notables charentais Belin, Rasteau, Fleuriau, Admirault, Giraudeau, Nairac, Carayon, Vivier, Suidre et Van Hoogwerff. Honorés par des rues et places à leurs noms dans les rues de la Rochelle.
« Indépendance » ?
Quand trône toujours au milieu de la place de Verdun, « le monument aux éléphants », érigé en 1937 à la gloire de trois Rochelais, les trois premiers français, qui accaparent le port de Grand-Bassam jadis capitale du « territoire de la Côte d’Ivoire » sous gouvernorat français. Symbole de la colonisation de la Côte d’Ivoire, cette statue, toujours présentée comme si ce pays n’avait pas connu une décolonisation et une indépendance politique depuis le 7 aout 1960, a dû échapper à la sagacité de notre comédien qui, il est vrai, avait prévenu de ses penchants monarchistes, de tendance « orléaniste » en 2011 lors d’une interview.
Il est vrai que ces dernières années, conscient du filon lépéniste sur lequel surfent beaucoup d’entrepreneurs médiatiques, Lorant Deutch a collaboré avec le politologue d’extrême droite Patrick Buisson et s’est lancé dans son fameux Métronome, « l’histoire de France au rythme du métro parisien », critiqué par plusieurs spécialistes qui reprochent de ne fournir qu’une vision caricaturale et linéaire d’une histoire de France bourrée d’erreurs factuelles présentes dans l’ouvrage.
« Je n’ai pas cette prétention. Ce qui m’amuse, c’est de raconter l’histoire et de donner envie aux gens de la découvrir. Je suis juste un passionné. Mais je m’appuie sur les grands auteurs et ce que j’écris est véridique ».
Peut-on rappeler à Lorant Deutch que « s’amuser » de l’histoire est un luxe que seuls des privilégiés comme lui peuvent se permettre ? Que son « amusement » peut se lire dans les yeux de Derek Chauvin, le policier qui pose son genou sur le cou de George Floyd et qui regarde narquoisement la caméra et la main dans la poche conscient de son impunité, de ses privilèges et de toute une histoire qui le protège ? Que l’histoire qu’il veut « donner envie aux gens de découvrir » est une histoire fausse et biaisée ? Que le « véridique » qu’on peut espérer d’un créatif de son âge est de se hisser à la dimension du « Tout-Monde » comme le prédisait Edouard Glissant. ?
Un processus qui amène à repousser la culture de l’exclusive des lieux et des appartenances pour se laisser pénétrer par la diversité des lieux, des imaginaires et proposer des façons de connaitre, de ressentir et de vibrer qui épousent notre commune humanité qui n’est universelle que par la dignité intrinsèque des personnes et de leurs mémoires à défendre de l’oubli et du mépris, les seconds linceuls sur les morts.
Karfa Sira DIALLO
Post scriptum : Deux visites-guidées, 14 et 15 aout 2020, pour mettre en perspective le rôle de la capitale rochelaise dans la traite et l’esclavage des noirs. En savoir plus : http://memoiresetpartages.com/la-rochelle-retrouver-les-traces-de-lesclavage-et-de-la-traite-des-noirs-14-15-aout/